Palestine

Penser l'avenir

par Edward W. Said (4 avril)

Quiconque a le moindre lien avec la Palestine se trouve aujourd'hui dans un état de stupéfaction, d'indignation, de choc. A certains égards, il s'agit d'une répétition de ce qui s'était passé en 1982. Mais aujourd'hui l'assaut colonialiste contre le peuple palestinien, avec l'appui grotesque et étonnamment ignorant de George Bush, est d'une violence sans précédent, beaucoup plus grave que lors des deux incursions massives entreprises par Sharon en 1971 et 1982 contre le peuple palestinien.

Le climat moral et politique est aujourd'hui bien plus dur et réducteur. Les médias jouent un rôle destructeur encore plus grand( en se spécialisant à souligner presque exclusivement les attentats suicide palestiniens, en les isolant du contexte de 35 ans d'occupation illégale des territoires palestiniens par Israël) en épousant le point de vue d'Israël. Le pouvoir des Etats-Unis est moins mis en question, la guerre contre le terrorisme ayant complètement accaparé l'agenda global. Enfin, dans le monde arabe, l'incohérence et la fragmentation sont plus grandes que jamais.

Cela a aiguisé les instincts homicides de Sharon (est-ce là le terme exact ?) et les a démultipliés par-dessus le marché. Ce contexte permet à Sharon de nuire en jouissant d'une plus grande impunité qu'avant. En même temps, il est plus profondément miné dans ses efforts et dans toute sa carrière par les échecs successifs qui découlent de son refus et de sa haine monomaniaques, qui ne permettent en fin de compte ni succès politique, ni même militaire. Des conflits entre les peuples, comme celui-ci, réunissent plus d'éléments que ne peuvent en éliminer les avions de chasse et les chars, et une guerre contre des civils désarmés ne peut jamais produire réellement le résultat politique durable que Sharon rêve pouvoir obtenir, malgré le nombre de fois qu'il répète lourdement ses stupides slogans contre le terrorisme.

Les Palestiniens ne vont pas disparaître, et il est presque certain que Sharon finira par être discrédité et rejeté par son propre peuple. Il n'a aucun projet, sinon détruire tout ce qui touche aux Palestiniens et à la Palestine. Même son obsession rageuse contre Arafat et le terrorisme, échoue à réussir grand-chose sinon à augmenter le prestige de cet homme, et à mettre en évidence l'aveugle monomanie de sa propre position.

En fin de compte, Sharon est le problème d'Israël. Pour nous, l'essentiel est moralement de faire tout ce qui est à notre portée pour que, malgré l'énorme souffrance et la destruction que nous impose cette guerre criminelle, nous continuions à aller de l'avant. Lorsqu'un politicien à la retraite aussi respecté et connu que Zbigniew Brzezinski déclare   à la télévision qu'Israël se comporte comme le régime blanc de l'apartheid en Afrique du Sud, on peut être certain qu'il n'est pas le seul de cet avis. Un nombre croissant d'Américains, et beaucoup d'autres, est de plus en plus déçu et de plus en plus dégoûtés par Israël, ce pupille des Etats-Unis énormément dispendieux, qui coûte si cher, qui accroît l'isolement des Etats Unis et qui est en train de nuire sérieusement à la réputation de ce pays, aussi bien auprès de ses alliés que de ses citoyens. La question que nous devrions nous poser est la suivante: Que pouvons-nous rationnellement apprendre en ce moment si difficile,  afin d'en tenir compte dans nos projets pour l'avenir ?

Ce que j'ai à dire maintenant est très sélectif, mais c'est le modeste fruit de nombreuses années de travail en faveur de la cause palestinienne, de la part de quelqu'un qui appartient aux deux mondes: l'occidental et l'arabe. Je ne sais pas tout, et je ne peux pas tout dire, mais voici une poignée de réflexions que je peux contribuer en cette heure si difficile. Chacun des points suivants est étroitement lié aux autres.

1.   Pour le meilleur ou pour le pire, la Palestine n'est pas seulement une cause arabe ou islamique. Elle est importante pour beaucoup de mondes différents, contradictoires, mais qui cependant se recoupent. Pour 'uvrer en faveur de la Palestine, il faut nécessairement être conscient de ces multiples dimensions, et constamment apprendre à en tenir compte. C'est pour cela que nous avons besoin d'une direction hautement cultivée, sophistiquée et vigilante, jouissant d'un soutien démocratique. Et surtout, comme le répétait infatigablement Mandela en faisant allusion à son propre combat, nous devons être conscients du fait que la Palestine est une des grandes causes morales de notre époque. Nous devons la traiter en conséquence. Il ne s'agit pas de marchander ni de négocier des arrangements, ni de se forger une carrière. C'est une juste cause qui devrait permettre aux Palestiniens d'avoir l'avantage du prestige moral et de le conserver.

2.   Il existe différentes formes de pouvoir. Bien sûr, le plus évident est le pouvoir militaire. Mais ce qui a permis à Israël de faire ce qu'il a fait depuis 54 ans au peuple palestinien est le résultat d'une campagne minutieusement et scientifiquement planifiée, visant à ce que les actions israéliennes soient reconnues comme justifiées alors que les actions palestiniennes sont systématiquement discréditées et noircies. Il ne s'agit pas seulement de maintenir une armée puissante, mais aussi d'organiser l'opinion publique, surtout aux Etats-Unis et en Europe occidentale. Ce pouvoir israélien découle d'un travail méthodique et de longue haleine pour qu'il apparaisse facile de s'identifier à la position israélienne et que les Palestiniens soient dépeints comme les ennemis d'Israël, et donc repoussants, dangereux, et «contre nous».

Depuis la fin de la guerre froide, l'Europe est devenue presque insignifiante en ce qui concerne les opinions, les images et les pensées. En dehors de la Palestine, ce sont les Etats Unis qui constituent le champ de bataille le plus important. Mais nous n'avons tout simplement jamais appris l'importance d'organiser de manière systématique et à grande échelle notre travail dans ce pays, pour faire en sorte que l'américain moyen ne pense pas immédiatement au «terrorisme» quand le mot «palestinien» est prononcé. Un tel travail protégerait littéralement tous les acquis que nous pourrions obtenir grâce à la résistance sur le terrain à l'occupation israélienne.

Ce qui a permis à Israël d'agir à notre égard avec une totale impunité c'est que nous ne sommes pas protégés par des courants d'opinion qui pourraient freiner les crimes de guerre de Sharon, et l'empêcher d'affirmer que ce qu'il fait c'est combattre le terrorisme. Etant donné la large diffusion des images assenées sans relâche par la CNN, l'inlassable répétition de termes tels que «attentat suicide» , entendue des centaines de fois par heure, jusqu'à l'étourdissement, par le consommateur ou le contribuable américain, c'est une négligence grossière de notre part de ne pas avoir en poste à Washington un groupe de personnes, telles que Hanan Ashrawi, Leila Shahid, Ghassan Khatib, Afif Safie ' pour ne mentionner que quelques-unes - qui pourraient apparaître à la CNN ou sur n'importe laquelle des autres chaînes, pour donner la version palestinienne, pour rappeler le contexte et faciliter la compréhension, pour qu'il existe en permanence une présence narrative et morale chargée de valeurs positives, et non seulement de valeurs négatives. Nous avons besoin d'une direction future qui comprenne qu'à l'époque de la communication électronique, c'est là une des leçons de base de la politique moderne. Le fait de n'avoir pas compris cela fait partie de la tragédie actuelle.

3.   Il n'est simplement pas possible d'agir politiquement et de manière responsable dans un monde dominé par une superpuissance: les Etats Unis, sans nous familiariser en profondeur avec celle-ci, avec son histoire, ses institutions, ses courants et contre-courants, avec sa culture et sa politique. Surtout, nous devrions connaître parfaitement sa langue, à un niveau professionnel. Actuellement nous entendons nos porte-parole ainsi que d'autres arabes, dire dans un mauvais anglais misérablement inadéquat les choses les plus ridicules au sujet des Etats-Unis, en les implorant et les maudissant dans un même souffle, montrant une incompétence tellement primitive que cela donne envie de pleurer. Les Etats-Unis ne sont pas monolithiques. Nous y avons aussi des amis et des possibles amis. Nous pouvons convaincre, mobiliser et faire appel à nos communautés et aux communautés affiliées en tant que partie intégrante de notre politique de libération, de même que l'ont fait les Sud-Africains ou les Algériens en France durant leur lutte de libération.

Planification, discipline, coordination. Nous n'avons pas du tout compris la politique de non-violence, En outre, nous n'avons pas compris l'impact que nous pourrions avoir en essayant de nous adresser directement aux Israéliens, comme l'ANC s'adressait aux Sud-Africains blancs, dans le cadre d'une politique d'inclusion et de respect mutuel. La coexistence est notre réponse à l'exclusivisme et à la belligérance d'Israël. Ce n'est pas faire des concessions, c'est forger une solidarité, et ainsi isoler ceux qui veulent exclure, les racistes et les fondamentalistes.

4.   La leçon la plus importante que nous devons tous apprendre sur nous-mêmes apparaît au sein même des terribles tragédies qu'Israël est en train de provoquer dans les territoires occupés. Nous sommes un peuple et une société, et malgré les féroces agressions israéliennes contre l'Autorité nationale palestinienne, notre société continue à fonctionner. Nous sommes un peuple parce que nous avons maintenu le fonctionnement d'une société, et cela depuis 54 ans, - malgré tous les coups et les cruels tournants de l'histoire, malgré tous les malheurs, les tragédies que nous avons vécues en tant que peuple. Notre victoire la plus importante sur Israël est que des gens comme Sharon et ceux de son espèce n'ont pas la capacité de comprendre ceci, et c'est la raison pour laquelle ils sont condamnés, malgré leur immense pouvoir et leur terrible et inhumaine cruauté. Nous avons surmonté les horreurs et les souvenirs de notre passé, alors que les Israéliens comme Sharon n'ont pas réussi à le faire. Il laissera le souvenir de n'avoir été qu'un tueur d'Arabes, un politicien qui a échoué, qui n'a apporté que plus d'inquiétude et d'insécurité pour son peuple.

Un leader devrait laisser après lui de quoi permettre aux générations futures de construire. Sharon, Mofaz et tous leurs associés dans cette campagne sadique et brutale de mort et de carnage ne laisseront dans leur sillage que des tombes. La négation engendre la négation.

Je pense qu'en tant que Palestiniens nous pouvons dire que nous avons créé une vision et une société qui va survivre à toute tentative de l'annihiler. Et c'est quelque chose. Il incombera à la génération de mes enfants et des vôtres de poursuivre cette tâche avec un esprit critique et  rationnel, avec espoir et patience.

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