Palestine

Cela arrive tous les jours

Amira Hass,Ha'aretz,25 septembre 2002 (Amira Hass est la correspondante en Cisjordanie du grand quotidien isarélien Ha'aretz).

Jeudi dernier [19 septembre], deux gigantesques bulldozers creusaient énergiquement le sol, comme ils le font depuis des mois, dans un oued au nord de Ramallah. Au cours des deux dernières années, à la suite de la fermeture progressive de toutes les routes de Cisjordanie, cet oued est devenu un point de passage central, où transitent chaque jour à pied des centaines, voire des milliers, de personnes, venant ou allant à Ramallah, mais venant également des villages voisins et du camp de réfugiés de Jalazun. Des taxis déposent toutes ces personnes d'un côté de l'oued ; puis celles-ci descendent dans l'oued et le traversent, au milieu des rochers et de la boue ; une fois arrivées de l'autre côté, elles reprennent d'autres taxis. Cela, bien sûr, lorsque des soldats ne sont pas là en position, avec leurs armes, leurs grenades lacrymogènes et assourdissantes, pour empêcher les gens de passer.

Jeudi dernier, le passage était justement interdit par une jeep de la police et un camion de l'armée. De toute manière, il n'y avait pas beaucoup de monde, à cause du couvre-feu à Ramallah (en place avant même le nouveau siège de la Muqata ainsi que sa démolition). Une ambulance roulant sur la route qui traverse l'oued - et qui est interdite aux Palestiniens - a été arrêtée près de la jeep de la police et fouillée.

Une femme âgée est sortie de l'ambulance et, avec l'aide d'une jeune femme, a commencé à escalader les roches du flanc nord de l'oued, s'arrêtant de temps à autre sur une pierre pour se reposer. Au sommet du flanc nord de l'oued, une voiture est alors arrivée. Un homme et une femme, dans la trentaine, en sont sortis. Tous deux médecins, ils avaient été appelés d'urgence depuis le village de Sinjal (situé 10 km environ au nord de Ramallah). Il leur avait été totalement impossible de sortir de nuit. Maintenant, un long et difficile voyage les attendait ; il leur fallait, pour commencer, contourner la jeep de la police et échapper aux yeux et aux fusils des policiers.

Tout autour, les bulldozers étaient au travail: une barrière tout le long de la route empêchera de passer à travers l'oued et complétera l'isolement de l'enclave de Ramammlah, qui est déjà bloquée au sud par une autre clôture.

Lundi après midi, des avertissements en provenance des services de renseignement ont conduit au blocage de toutes les routes reliant les localités situées au nord de Jérusalem. Un couvre-feu a été imposé au village de Bir Naballah. Au grand jardin d'enfant du village, qui accueille près de 250 enfants âgés entre 3 et 5 ans, les maîtres ont décidé de se dépêcher et d'amener les enfants au point de passage A-Ram / Beit Hanina, pour qu'ils rentrent chez leurs parents inquiets, à Jérusalem-Est. Il n'est en effet pas possible de savoir combien de temps va durer un couvre-feu et il est difficile de garder dehors un aussi grand nombre de petits enfants. Les enseignants espéraient pouvoir convaincre la police des frontières de laisser passer les enfants. Mais celle-ci commença à tirer des grenades lacrymogènes et assourdissantes - d'une distance de quelques mètres seulement, selon le témoignage d'un des membres du personnel du jardin d'enfants. Certains policiers avaient de grands chiens qu'ils tenaient près des enfants, ce qui contribua à aggraver la panique généralisée. (La réponse du porte-parole des forces de défense israéliennes n'avait pas atteint Ha'aretz au moment de la mise sous presse.)

Ces deux scènes quotidiennes ont cessé depuis longtemps d'être des sujets d'information, de news, si elles ne l'ont jamais été. Il en est ainsi pas seulement à cause des attaques terroristes à Tel Aviv et à Hébron, ni à cause des 9 personnes tuées hier à Gaza par les Forces de défense israéliennes. Elles ne valent pas la peine d'être l'objet d'une information en Israël parce que cela arrive tous les jours. Elles ne sont pas des «news» parce que dans le catalogue qu'a produit spontanément la société israélienne, et donc aussi les médias, ces deux scènes ne sont juste que de nouvelles histoires «ennuyeuses» au sujet de la souffrance des Palestiniens, une souffrance dont ces derniers sont, de toute manière, responsables.

Aucune souffrance de masse quotidienne, palestinienne ou autre, ne vaut une information. Après tout, ceux qui déterminent l'agenda public sont avant tout des politiciens et l'élite. Habituellement, la «souffrance» doit être bruyante, si ce n'est violente, pour valoir une information et pour que les médias ne coopèrent pas avec les autorités afin de l'étouffer. L'erreur professionnelle [du point de vue journalistique] que recèlent de tels choix est que l'enjeu n'est pas ici d'avoir nouveaux articles sur la souffrance, dont le but de stimuler la pitié. Qu'il s'agisse de la souffrance des Palestiniens, ou de celle des Ethiopiens, ou encore de celle d'enfants vivant en dessous du seuil de pauvreté, il s'agit de questions relevant de politiques gouvernementales, politiques qui sont cachées du public quand bien même, sur le long terme, le public sera affecté par elles.

Des gaz lacrymogènes tirés contre de petits enfants ou empêchant des médecins d'atteindre leurs patients dans des villages: c'est une politique qui vient d'en haut, même si le premier ministre Ariel Sharon ne sait rien de ces incidents et n'a pas signé des ordres pour chaque grenade tirée et pour chaque médecin bloqué. Moins on en sait en Israël sur cette politique, moins de questions on se posera sur son efficacité à long terme. Les médecins ne sont pas sortis de nuit pour se rendre dans un village et les enfants - par crainte des gaz et des chiens - ne sont pas retournés hier dans leur jardin d'enfants. Mais leurs souffrances et leurs colères aiguillonnent ceux qui veulent prendre une revanche et qui ont déjà décidé de mourir - davantage que ne les convainquent les appels officiels à ne plus s'en prendre aux civils israéliens. Ce ne sont ni les barrières, ni les passages bloqués ni les gaz lacrymogènes qui les décourageront.

Haut de page
Retour


case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Pour commander des exemplaires d'archive:

Soutien: ccp 10-25669-5

Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer: