Palestine



Feuilles de route vers la dévastation

Par Azmi Bishara, membre de la Knesset. Originaire de Nazareth, il est à la tête de la Coalition Nationale Démocratique «Balad»

Al-Ahram Weekly,10-16 April 2003

Le Premier Ministre britannique Tony Blair espère que l'administration américaine publiera sa feuille de route sur la résolution de la question palestinienne avant la fin de la guerre contre l'Irak. Il pense que peut-être la feuille de route allégera un peu l'horreur qui doit se produire au cours du siège de Bagdad. Blair espère que la feuille de route calmera la conscience mondiale et pacifiera les Arabes. Blair veut produire quelque chose qui le réhabilitera en Europe et il espère que la feuille de route pourra jouer ce rôle.

Certains Arabes sont d'accord. Ils sont pour la plupart anglophiles; c'est-à-dire des gens habitués aux manières coloniales britanniques, des gens capables d'exprimer leur admiration pour le Prince Charles - qui peut-être aussi idiot qu'ils le sont - et pour Tony Blair, en dépit de sa politique. Ces gens ne cessent de parler de la feuille de route. Ils en ont fait un mantra, au même titre qu'ils le faisaient avec «appliquer la Résolution 242», et exactement comme après la guerre de 1967, quand tout le monde parlait de «supprimer les effets de l'agression». Remarquez, à ce jour, les effets de l'agression de 1967 n'ont pas été supprimés.

L'administration américaine, actuellement d'humeur grincheuse, rechigne à accorder aux Arabes ne serait-ce que la plus évasive des promesses sucrées. Comme ils se voient refuser leur palliatif quotidien, les Arabes s'accrochent à chaque mention de la feuille de route, même si c'est «en passant», même si ça n'a aucun sens. Les médias arabes examinent les déclarations de G. Bush pour détecter un signe. Les journalistes arabes traquent chaque bégaiement de Bush. Chaque fois qu'il prend l'hélicoptère pour Camp David, chaque fois qu'il s'adresse aux garde-côtes, la presse arabe est là, essayant de lire sur ses lèvres. Se contentera-t-il de menacer l'Irak ou de faire l'éloge des troupes pour leur avance courageuse sur Bagdad et leur úuvre imminente de libération du peuple irakien? Ou ajoutera-t-il le mot magique: la feuille de route? Et si le mot magique est prononcé, que Dieu nous aide. Des torrents d'analyses, des cascades de question s'ensuivent. Que veut dire Bush par cette phraséologie particulière? Pourquoi à ce moment-là précisément? Les États-Unis publieront-ils la feuille de route? Ou disparaîtra-t-elle sous la pression israélienne et restera-t-elle sous le coude un peu plus longtemps? Et si Bush publiait la feuille de route, que ferait Israël?

Ensuite - que Dieu nous vienne encore en aide - les réponses commencent à couler, culpabilisées et ambiguës, balbutiées et tronquées, de la part de ceux qui soutiennent l'agression du fond de leur cúur mais souhaitent une guerre rapide. Les réponses que nous obtenons commencent par «Je pense...» et «Je pense vraiment...» avant de perdre totalement tout enchaînement d'idées.

La guerre contre l'Irak ne peut se terminer rapidement - il est trop tard pour cela. Elle a seulement raccourci ou au moins brisé de nombreuses vies. Le nombre de morts et l'horreur des blessures physiques et psychologiques dues à cette «libération» feront des dégâts pendant des années.

Je ne me soucie pas le moins du monde de savoir ce que les meneurs de cette invasion ressentent à ce sujet, comment leur conscience fonctionne ou manque de le faire. J'espère seulement qu'ils arrêtent de parler de la feuille de route. Personne ne trouve de consolation dans cette feuille de route. Et pour commencer, personne ne cherche de consolation. En ce moment, nous commençons à peine à appréhender le sens politique de la résistance ferme montrée par les Irakiens dans la guerre, résistance des forces régulières et irrégulières. Cette résistance a écrasé avec succès les espérances des experts et des commentateurs israéliens. Les nations - et les régimes dictatoriaux - ne sont pas des mouches qui attendent que les Américains les écrasent. Les conséquences politiques de la résistance irakienne pèsent plus que la feuille de route.

Pour l'instant, la seule feuille de route discernable est celle qui lie l'agression en Irak à l'agression en Palestine. La ressemblance est frappante. Des soldats qui abattent des portes à coups de pied dans les faubourgs de Bassorah, des citoyens que l'on force à s'agenouiller, des mains attachées avec des liens en plastique. Ce sont des scènes connues depuis longtemps des Palestiniens, scènes que les Palestiniens refusent toujours d'accepter, scènes auxquelles ils refusent de s'habituer. D'autres ressemblances existent, à commencer par l'accusation faite aux Palestiniens, ou aux Irakiens, de placer des «terroristes» au milieu de civils. L'Irak est calomnié pour garder des troupes dans Bagdad afin de défendre la ville. Qu'était-il censé faire? Sortir les troupes de la ville, ou sortir la population, afin de rendre les choses plus faciles aux envahisseurs? Les États-Unis et Israël s'accordent le droit de mener une agression et d'imposer une occupation et nous sommes censés acquiescer?

Les comparaisons n'ont pas de fin. D'ici peu, il se peut que les porte-parole des États-Unis déclarent que les Américains ne pardonneront jamais aux Arabes de les avoir obligés à tuer leurs enfants. Des fonctionnaires, des écrivains et des poètes israéliens ont fait des déclarations similaires par le passé. Ils ont rendu les Palestiniens responsables d'avoir perturbé leur sens de la dignité, de les avoir obligés à commettre des actes moralement ignobles. C'est entièrement de la faute des Palestiniens, ont-ils dit.

Comme c'est dérangeant, et pourtant à quel point prévisible? Des feuilles de route établies par des soldats qui craignent pour leur propre sécurité, par des hommes qui redoutent des opérations suicides, qui tirent sur des civils innocents s'ils suspectent une action criminelle. Tirer d'abord et s'excuser ensuite. Des vies innocentes ne peuvent qu'être perdues. Des femmes et des enfants ne peuvent que mourir. Alors, s'il vous plaît, épargnez-nous les excuses, épargnez-nous la rhétorique sur la terreur et la culpabilité. Laissez les âmes de ceux qui sont tombés reposer en paix.

Si l'action d'un soldat irakien qui meurt en essayant de tuer autant d'envahisseurs qu'il le peut c'est la terreur, alors qu'est-ce que la guerre? Si le soldat en question est un terroriste, alors qui doit-on considérer comme un soldat? L'accusation de terrorisme, quand elle est portée contre une armée régulière qui tente de défendre la souveraineté de sa terre, ne fait que souligner les ressemblances entre l'Irak et la Palestine.

La seule feuille de route présente à l'esprit de l'administration des États-Unis est celle qui mène de Bagdad à Jérusalem en passant par Damas et Beyrouth, en passant par chaque ville qui s'oppose au diktat des États-Unis. Bien joué, bouchers des enfants palestiniens. Bien joué, bouchers des enfants irakiens. Bien joué, conquérants de Tulkarem. Suis-je trop émotionnel? Peut-être. Mais comment peut-on être autrement? Sommes-nous censés nous réjouir de la destruction de l'Irak et du massacre de son peuple, ou espérer que la mission sera accomplie le plus rapidement possible?

L'intérêt et le profit font, sans aucun doute, partie intégrante de la saga en cours, mais l'intérêt et le profit de qui? Je ne vois aucun Palestinien ni aucun Arabe qui tire profit de la simple publication de la feuille de route. Je m'attends à ce que chaque point de la feuille de route soit vivement discuté par les Israéliens et à ce que chaque phase donne lieu à d'âpres marchandages. Ce qui peut paraître tangible en mots est condamné à disparaître dans les faits. L'État palestinien - ou la vision qu'en a Bush - sera tout sauf un État. Israël ne se retirera pas dans ses frontières d'avant 67 et ne démantèlera pas ses colonies. Ceux qui se réjouissent de la publication de la feuille de route ne s'intéressent qu'à l'apaisement de l'opinion publique, ils ne veulent qu'alléger la pression engendrée par l'agression contre l'Irak. Voilà tout l'intérêt que les Arabes retirent de la feuille de route.

Pourquoi les nouveaux conservateurs américains ont-ils poussé à la guerre contre l'Irak? Est-ce parce qu'ils veulent régler le problème palestinien? On peut se souvenir que ces neo-conservateurs n'approuvaient même pas les accords d'Oslo ou les principes qui sous-tendaient ces accords. Leur position, et celle de l'aile droite israélienne, est que les accords d'Oslo - ou n'importe quels accords - sont voués à l'échec tant que les Arabes n'auront pas reconnu non seulement Israël mais les prémisses du sionisme. Pour que ceci se produise, il faut que les Arabes reconnaissent leur défaite dans toute sa profondeur, il faut qu'ils ne puissent oublier le goût de la force brutale, il faut qu'ils ne perdent pas de vue la supériorité militaire et technologique de leurs adversaires. Le coup contre l'Irak est un coup contre l'Irak et la Syrie - les allusions sont assez claires. La victoire contre l'Irak serait une victoire de la politique américaine, autant en ce qui concerne le pétrole que la paix. Se débarrasser de Saddam est une allégorie de se débarrasser d'Arafat. Rien de tout cela n'est une victoire pour la démocratie, mais pour l'hégémonie des États-Unis et d'Israël.

Le nouveau régime de Bagdad sera reflété dans un nouveau régime en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, un régime qui acceptera les diktats américains et israéliens et «respectera ses engagements». Une fois que le nouveau régime en Palestine aura accepté les réserves d'Israël sur la feuille de route, on lui accordera un État sur une partie des Territoires. Mais d'abord, le régime palestinien devra renoncer au droit au retour des réfugiés et accepter la judaïté, et pas simplement l'existence d'Israël.(La reconnaissance de la judaïté d'Israël est la condition pour être admis à la Knesset, le prix que l'on doit payer, bon gré mal gré, pour avoir le privilège d'être un membre de la Knesset. En un sens, les Arabes faisant la paix avec Israël seront obligés d'accepter les mêmes conditions que ceux qui veulent entrer à la Knesset.) De plus, le régime palestinien devra combattre le terrorisme.

Voilà les tâches de l'État palestinien, selon Bush et Sharon. Voilà en quoi consiste la feuille de route, publiée ou pas. N'avons-nous pas raison, alors, d'être du côté des enfants d'Irak et de Palestine et de maudire leurs bouchers? La perte de la vie en Palestine et en Irak n'est pas prédestinée et les assassins n'ont pas une cause supérieure. Cependant, leurs motivations sont claires. Ils veulent notre terre et ils sont en train de s'en saisir en plein jour.

Azmi Bishara
Traduit de l'anglais par Danièle Mourgue

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