Etats-Unis


Joe Lieberman en Irak, aux côtés de la troupe occupante

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Les Peter Pan démocrates

Mike Davis*

La liste rapidement croissante des pertes américaines liées à l'invasion de l'Irak inclut maintenant les noms de John Kerry, Dick Gephardt, Joe Lieberman, John Edwards et Wesley Clark [tous candidats aux élections primaires pour l'investiture du Parti Démocrate en vue des prochaines élections présidentielles]. Il ne s'agit pas là de "troufions", mais de candidats présidentiels Démocrates de première ligne. Ils furent sévèrement blessés, si ce n'est tués dans le feu de l'action, le 9 décembre 2003 à Harlem lorsqu’Al Gore [ex-vice-président des Etats-Unis, candidat à la succession de Clinton, qui perdit contre Bush, qui s'appropria frauduleusement quelques milliers de voix] se rallia à la candidature de Howard Dean, l'insurgé anti-guerre du Vermont.

Le soutien de Gore à Dean, qui semble avoir complètement surpris les autres Démocrates, est significatif au moins deux niveaux.

Premièrement, le gagnant du vote populaire lors de l'élection présidentielle de 2000 a rompu ainsi avec ses deux parents politiques: les Clinton, qui ont joué un jeu typiquement machiavélique en soutenant la candidature de Clark [le général, américain, à la tête de l'OTAN lors de la guerre contre la Serbie]; et le très conservateur "conseil de direction Démocrate" (Democratic Leadership Council – DLC) qui soutient avec ferveur "super-Likudnik" Lieberman [sénateur du Connecticut, inconditionnel de la politique du Likoud en Israël et aussi suporter de l'intervention des Etats-Unis en Irak; il prit artificieusement ses distances avec Bush et le vice-président Dick Cheney lorsque le 15 janvier 2004 il a soutenu l'enquête du Pentagone sur les prix fixés par la grande firme Halliburton - dirigée dans le passé par Dick Cheney - pour ses services à l'armée américaine en Irak, entre autres].

Deuxièmement, Gore a souligné le "courage" de H. Dean dans son opposition à "l'erreur catastrophique" qu'aurait été l'invasion de l'Irak. Ces derniers mois, l'ancien vice-président démocrate est apparu plus comme un électeur de Ralph Nader [candidat écologiste et ancien défenseur des consommateurs/trices] que comme le centriste démocrate convaincu que l'on connaissait. Il a dénoncé "l'Etat policier" construit par les "Bushistes" et a décrit la débâcle irakienne comme la pire décision de politique étrangère américaine en 200 ans. Comme Dean (un autre reconverti du DLC), Al Gore croit vraiment que l'avenir appartient à MoveOn.org [le réseau militant structuré par les liens courriels] et au pays internet des jeunes activistes anti-Bush.

Il y a évidemment une grosse ironie dans la montée irrésistible de la campagne de Dean. Après le 11.09.2001, la direction Démocrate au Congrès – D. Gephardt à la Chambre des représentants [le pendant du Conseil national en Suisse] et Tom Dashle au Sénat [le pendant du Conseil des Etats en Suisse]– abandonnait toute opposition principielle à la politique étrangère Républicaine et aux invasions de l'Afghanistan et de l'Irak.

La stratégie de la direction du Parti Démocrate, soutenue par "Hillary & Co" [le clan de H. Clinton], multipliaient les concessions en faveur de la "guerre au terrorisme" de Bush, afin de faire la preuve du patriotisme démocrate, tout en se concentrant sur l'opposition aux politiques économiques républicaines au pays. Il s'agissait là d'un calcul moralement répugnant, typique des Nouveaux Démocrates, qui a rapidement eu un effet boomerang sur ses auteurs.

Gephardt et Dashle ont très mal calculé la réaction des contingents Vieux Démocrates: le mouvement syndical, les femmes, les Afro-Américains, les Latinos. Dans leur majorité, tous avaient des doutes sur l'aventure irakienne depuis le début. Contrairement à leurs leaders d'antan, ils firent rapidement le lien fondamental entre les droits civils et sociaux aux Etats-Unis et le néo-impérialisme au Moyen-Orient.

C'est pourquoi, durant près de deux ans, une opposition populaire à la base [dans les quartiers, dans les villes] s'est largement répandue sans qu'un seul Démocrate de taille n'aie les tripes pour s'aligner sur le mouvement. Contrairement à la Guerre du Vietnam, il n'y eut pas de Eugen McCarthy [candidat libéral-démocrate lors des élections de 1976] de John F. Kennedy [élu en 1960, assassiné en 1963] ou de George McGovern [se présenta en 1972 contre Nixon] pour traduire la protestation [sociale, civique et contre la guerre]au plan électoral ou pour coopter les activistes dans le parti Démocrate.

Dans la conjoncture actuelle, il y avait un moment dangereux pour les Démocrates et une opportunité rare. Un parti national Vert, avec un candidat fort à racines de classe aurait pu saisir ce moment. Il s'est toutefois avéré que Ralph Nader [R. Nader a mené, lors des dernières élections, une campagne contre les grandes firmes et, en Californie, Peter Camejo a obtenu, lors de l'élection du gouverneur, gagnée par A. Schwarzenegger, un score plus qu'honorable] manquait à l'appel et alors est apparu Howard Dean.

Il y a, pour sûr, deux Démocrates beaucoup plus progressistes que Dean qui sont candidats à la nomination Démocrate: le populiste économique Dennis Kucinich et le militant controversé des droits de l'homme, le Révérend Al Sharpton. Ils n'ont pas réussi à mobiliser leur propre base (le mouvement syndical de la zone industrielle des Grands Lacs et les Afro-Américains, respectivement) ou à capturer l'imagination des étudiants universitaires et des jeunes professionnels .com ["branché" sur internet] qui constituent la "croisade des enfants" de H. Dean [Dean dispose d'une vraie base militante et à réunit des sommes importantes par un réseau capillaire].

Le principal atout de Dean, tout le monde en convient, est sa pugnacité constante à dénoncer les mensonges et les crimes du régime Bush. Il s'est bâti un personnage médiatique – direct et combatif – qui apparaît à l'opposé du style soigné et consensuel de l'establishment démocrate. Plus que tout, il a enflammé ses jeunes supporters et leur a donné une liberté sans précédent dans l'organisation de sa campagne comme une Armée Internet Nouveau Modèle ("New Model Internet Army" - formule qui imite celle de Bush concernant l'Armée américaine).

Il s'en suit qu'une grande partie du mouvement anti-guerre s'est ruée sur Dean comme un orphelin saluant son père longtemps disparu. Ses grandes paroles bushistes "à l'envers" pour "récupérer l'Amérique" suscitent des espoirs messianiques dans une génération affamée de héros. Comme l'écrit un éditorialiste sur l'influent site web CommonDreams.org: "Le soutien d'Al Gore donne à Howard Dean une opportunité unique pour construire une nouvelle majorité américaine… et transformer le monde."

En fait, ni le bilan de Dean comme Gouverneur, ni les propos détaillés de ses discours actuels n'étayaie les espoirs extravagants attachés à sa campagne. Les habitants du Vermont [l'Etat dont H. Dean a été gouverneur] se rappellent du riche médecin comme d'anti-progressiste, comparable aux autres Nouveaux Démocrates.

Plus récemment, il a promptement reculé d'une vague promesse d'être équitable avec les Palestiniens, après s'être fait aboyé dessus par le Congrès Juif Américain. Même son opposition à la guerre est compromise par son calendrier très flou de retrait des troupes américaines, par étapes.

Plus fondamentalement, en faisant campagne dans les primaires du Sud et en se rapprochant de la Convention Démocrate [Congrès du Parti Démocrate qui se tiendra en juillet 2004 pour les élections présidentielles du 2 novembre 2004; les primaires commencent par l'élection des délégués de l'Etat du Iowa], ses positions vont sans aucun doute revenir au centre. Le mouvement anti-guerre a été sa rampe de lancement, non son électorat clé. Ses supporters voient en lui un héros populiste, mais il ressemble plus que tout à une version postmoderne de William Jennings Bryan, la locomotive Démocrate dont la démagogie fit dérailler le Parti du Peuple en 1896.

Le vrai projet de Dean et de Gore c'est la rénovation du parti Démocrate et un retour aux jours heureux de l'impérialisme multilatéral "normal" de type Bill Clinton de la fin des années 1990.

Les socialistes américains, quant à eux, doivent se battre comme des diables contre le monde d'illusions contenu dans le slogan populaire "N'importe qui sauf Bush".

* Mike Davis est l'auteur de City of Quartz (Editions la Découverte, 2000), une étude sur la jungle urbaine de Los Angeles et auteur de Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales (Editions la Découverte, 2003).

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