Etats-Unis


La grève des supermarchés californiens est terminée:
les patrons ont marqué un point

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J.-F. Marquis, 3 mars 2004

Les négociations commencées le 11 février entre le Syndicat des travailleurs de l'alimentation et du commerce (UFCW) et les directions des trois chaînes de supermarchés concernées Safeway, Albertson et Kroger - ont abouti le 26 février sur un accord, pour un contrat valable durant trois ans. Celui-ci a immédiatement été soumis, les 28 et 29 février, au vote des membres des sections syndicales de l'UFCW impliquées dans cette grève. L'accord a été ratifié avec 86 % de OUI. Il met ainsi un terme à une grève de 138 jours, commencée le 11 octobre 2003, et ayant impliqué près de 70'000 salarié·e·s employé·e·s dans près de 900 magasins implantés dans la Californie du Sud (voir aussi sur ce site les nouvelles datées du 21 novembre 2003 et du 24 février 2004).

Le détail de l'accord conclu est encore loin d'être connu. Mais toutes les informations indiquent qu'il ne constitue pas une bonne nouvelle pour les salarié·e·s concernées, et plus largement pour les salarié·e·s des Etats-Unis. Même si le syndicat ne sort pas détruit de cet affrontement social, comme l'avait été PATCO, dissous par l'administration Reagan en 1981 pour casser la grève des contrôleurs aériens.

Négociations secrètes

Les 16 jours de négociations qui ont abouti à ce résultat se sont déroulés dans le plus grand secret. Rien n'a filtré de leur contenu. Lorsque la direction syndicale a annoncé la conclusion d'un projet d'accord, elle n'en a pas davantage communiqué le contenu. Les salarié·e·s appelé·e·s à voter immédiatement n'ont pris connaissance du contenu de l'accord - de 70 pages ! - que sur place, dans les lieux où se déroulait la votation. Autant dire qu'ils ont dû se prononcer sans que le moindre processus de débat démocratique, et donc collectif, sur les enjeux de cet accord ait pu avoir lieu.

Les salarié·e·s ont dû se prononcer après une grève épuisante qui les a, pour la plupart, plongés dans une situation financière dramatique. Ils ne touchaient plus que 125 dollars par semaine d'indemnités pour la participation aux piquets de grève. Depuis le 1er janvier, ils n'avaient plus de couverture maladie. Un salarié, interrogé par la presse, explique qu'il a dû prélever 8000 dollars de crédit sur sa carte de crédit pour faire face à ses dépenses les plus immédiates.

S'ajoute le fait que la plupart des sections syndicales impliquées dans cette grève ont suivi une stratégie très passive. Dans son édition de mars 2004, parue avant la fin de la grève, le bulletin syndical Labor Notes pose la question: «Est-ce que l'UFCW a un plan pour gagner la grève des supermarchés ?» Pas de réel plan de batailles pour faire massivement pression sur les trois chaînes et leurs directions, à hauteur de la dureté affichée par ces dernières ; pas d'extension de la lutte à l'échelle nationale ; peu de préparation de la grève, y compris financière ; très peu d'actions militantes impliquant les salarié·e·s, en dehors de piquets de grève: pour les syndicalistes interrogés par Labor Notes, il est clair que l'UFCW a sousestimé la détermination des patrons et que le syndicat s'est ainsi engagé dans cette bataille mal préparé. Les témoignages dans ce sens abondent.

Percée patronale

Pour le président de l'UFCW, Douglas Dority, il s'agit «d'une des grèves qui a eu le plus de succès dans l'histoire». On peut douter de cet optimisme de commande.

Ainsi, Ruth Milkman, présidente de l'Institute for Labor and Employment, de l'Université de Californie, à Los Angeles, considère que «les deux parties ont beaucoup perdu ; mais les syndicats ont plus perdu.» (New York Times, 28 février 2004). «C'est un échec durable pour le syndicat», estime de son côté George Whalin, président des consultants pour le management dans le commerce de détail à San Marcos (San Diego. com's Business, 1er mars 2004). Edouard Aubin, de la Deutsche Bank Securities, constate, lui, que «les chaînes de supermarchés vont obtenir deux concessions importantes du syndicat: 1. Les salariés devront contribuer à leur couverture maladie ; 2. Le contrat crée un système de salariés à deux vitesses.» (Investor's Business Daily, 1er mars 2004) C'est là l'essentiel.

Système à deux vitesses

Certes, les pertes subies par les trois chaînes de magasins sont évaluées à 2 milliards de dollars. Il leur faudra de plus reconstruire leur image, regagner des clients ayant changé d'habitude, faire face, affaiblies, à l'offensive du géant Wal-Mart pour s'implanter en Californie du Sud.

Mais ces trois conglomérats, qui réalisent un chiffre d'affaire annuel combiné de 35 milliards de dollars, s'étaient préparés à payer le prix d'une grève dure pour imposer une brèche dans le dispositif de défense des droits des salarié·e·s. Or ils y sont parvenus, même s'ils n'ont pas pu imposer la totalité de leur plan.

L'élément clé de cette avancée patronale est l'imposition d'un système à deux vitesses. Tous les nouveaux employé·e·s auront à l'avenir, en comparaison des employé·e·s actuel·le·s, des salaires plus bas, une couverture maladie plus faible et une moins bonne retraite. Le tout pour un temps de travail plus élevé.

Or, la rotation du personnel est estimée, dans le commerce de détail, entre 10 % et 15 % par année. Il ne faudra donc pas long pour que ces nouvelles normes se généralisent. Ce système à deux vitesses sera ainsi une terrible machine pour casser la solidarité entre salarié·e·s, et donc affaiblir l'organisation syndicale.

8000 dollars de moins par an

Les principaux points de l'accord semblent être les suivants:

• Les actuels employés ne toucheront pas d'augmentation salariale, contrairement à ce que revendiquaient les syndicats. Par contre, ils recevront en moyenne un versement forfaitaire de 500 dollars lors de la 1re année du contrat et une nouvelle fois lors de la 3e année du contrat.

• Durant les deux premières années du contrat, les salarié·e·s actuels continueront à ne pas payer directement pour leur couverture maladie. Les employeurs verseront 190 millions de dollars pour renflouer leur couverture maladie. Mais dès la troisième année, les employeurs pourront exiger des salariés une participation de 5 dollars par semaine (15 dollars pour une famille) à la couverture maladie. Et si les coûts augmentent trop vite, les prestations seront réduites. Les employeurs ont donc imposé le principe d'un plafonnement de leur participation à la couverture maladie.

• Le tarif pour les heures supplémentaires le dimanche est diminué de 1 dollar de l'heure pour les actuels employés.

• Les nouveaux engagés toucheront entre 80 cents et 2,80 dollars de l'heure de moins que les employés actuels, qui gagnent en moyenne près de 25'000 dollars par an. Il leur faudra davantage d'années de service pour atteindre le salaire maximum prévu.

• Les nouveaux engagés devront payer en moyenne 450 dollars par an pour leur couverture maladie. De plus, ils devront attendre une année (30 mois pour leur famille) pour y avoir droit. La contribution des employeurs à la couverture maladie des nouveaux engagés sera de 1,10 dollar de l'heure, contre 3,80 dollars de l'heure pour les actuels employés.

• Les nouveaux engagés auront droit à une retraite nettement inférieure. Les versements pour leurs retraites sont abaissés de plus de 50 % par rapport à ceux effectués avant la grève pour les actuels employés. Ceux-ci aussi verront leur retraite baisser: les contributions pour la financer baisseront de 35 %.

• Globalement, le New York Times estime que le salaire horaire des nouveaux employés sera inférieur d'au moins 4 dollars de l'heure à celui des salarié·e·s actuels. Sur une année, cela fait une différence d'au moins 8000 dollars pour un·e employée à plein temps. Le verdict des chiffres est clair.

Répercussions en chaîne

L'impact de l'accord ne se limite pas aux 70'000 salarié·e·s directement concerné·e·s. Ce contrat va devenir, pour les employeurs, le point de référence pour redéfinir les conditions de travail dans toutes les entreprises de commerce ayant des contrats avec des syndicats. Ainsi, les contrats signés par l'UFCW en Californie du Nord arrivent à échéance en juillet et septembre prochains. Des renouvellements contractuels sont en vue dans plusieurs autres Etats. Les syndicalistes de la Californie du Nord ont déjà annoncé qu'ils se battront contre tout système à deux vitesses. Mais leur position est désormais affaiblie.

Plus généralement, cet accord est une brèche ouverte pour une nouvelle vague de dégradation des conditions de rémunération et de vie des salarié·e·s aux Etats-Unis. Une voie dans laquelle, Wal-Mart est à l'avant-garde. Ce géant de la distribution - 245 milliards de dollars de chiffre d'affaires, ce qui est presqu'équivalant au Produit intérieur brut de la Suisse - emploie 1,2 million de salarié·e·s aux Etats-Unis. Leur salaire horaire moyen est de 8,5 dollars, contre 10,81 dollars selon les statistiques officielles pour l'ensemble de la branche des supermarchés. La plupart des employés de Wal-Mart travaillent 32 heures par semaine et gagnent moins de 14'144 dollars par an, ce qui est en dessous du seuil officiel de pauvreté pour une famille de trois personnes (15'060 dollars). Plus de 700'000 employé·e·s de Wal-Mart n'ont pas de couverture maladie, parce qu'ils n'y ont pas droit ou parce qu'ils ne peuvent pas se la financer. Wal-Mart encourage d'ailleurs ses employés à faire appel aux programmes d'assistance publique mis sur pied par les Etats pour s'assurer une couverture maladie minimale. Cette politique de Wal-Mart - une baisse maximale des coûts salariaux aux crochets des collectivités - comme ses pressions extrêmes, grâce à sa puissance d'achat, sur ses fournisseurs, commence d'ailleurs à susciter des réactions au sein même de secteurs de la bourgeoisie américaine (Bloomberg Markets, mars 2004).

JFK: la bouée percée...

Quant au mouvement syndical américain, il s'est précipité avec beaucoup plus d'énergie pour apporter son soutien à JFK (John Forbes Kerry, un des membres du Sénat américain les plus fortunés), favori pour devenir le candidat démocrate à la présidence lors des élections de novembre 2004, que pour développer une campagne de solidarité avec les grévistes de la Californie du Sud. L'UFCW a aussi donné son appui officiel à Kerry, qui, à la veille des primaires du super-Tuesday (3 mars), s'est fait filmé rendant visite à un piquet de grève. Kerry comme sauveur? La route pour un renouveau du mouvement ouvrier américain s'annonce encore très longue.

 

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