Porto Alegre

Forum Social Mondial II

«nouvelle internationale» ou «carnaval globalisé»?

Acacio Calisto, Marc Gigase, Alessandro Pelizzari, Carola Togni[1]

La deuxième édition du Forum Social Mondial (FSM II) de Porto Alegre (Brésil) a eu lieu après une année 2001 significative pour le mouvement de résistance à la mondialisation du capital. Significative pour au moins trois raisons. Premièrement, une série de mobilisations importantes ont trouvé leur point culminant avec la manifestation de Gênes en été 2001, où plusieurs centaines de milliers de militants associatifs et syndicaux ont témoigné d'un réel élargissement social de la base du mouvement. Deuxièmement, la réponse répressive du gouvernement italien et, après le 11 septembre, la vague de criminalisation et la «guerre contre le terrorisme» qui a été déclenché par George W. Bush et ses alliés ont confronté le mouvement à la question suivante: allait-il être capable d'intégrer ces nouvelles préoccupations dans ses revendications et ses luttes. Troisièmement, l'hégémonie néolibérale vit une crise patente de légitimité, et les élites économiques et politiques du monde réunies à New York au sein du World Economic Forum (WEF) ont eu de la peine à cacher les contradictions de plus en plus évidentes du capitalisme. Pour reprendre les mots de Daniel Bensaïd, après le 11 septembre, deux autres tours se sont écroulées: avec l'échec total des recettes du Fonds Monétaire International (FMI) en Argentine et l'effondrement d'Enron, les mythes de la «nouvelle économie» se sont évaporés. Voilà pourquoi, les élections en tête, plusieurs membres de cabinets européens, notamment du gouvernement français, se sont rendus à Porto Alegre en quête d'une légitimation par le «peuple de Seattle». Nous pouvons affirmer que les attentes face à cedeuxième Forum social mondial et les contradictions qui pouvaient le traverser étaient donc importantes. Et les craintes qu'il n'allait pas être à la hauteur l'étaient tout autant.

Face à ces difficultés, on ne peut qu'être positivement surpris par le FSM II de par son ampleur et par l'intégration de certaines problématiques politiques qui y est faite. Tout d'abord, de par le nombre et la diversité des participants (plus de 15'000 délégués de 131 pays, représentant presque 5'000 organisations, 70'000 personnes ayant participé aux diverses activités) [2] , le FSM II traduit la profondeur des résistances à la mondialisation du capital. De plus est, le FSM II a su intégrer à ses débats le thème de la guerre, et par la même, faire le rapprochement nécessaire entre la mondialisation du capital et son bras armé, rapprochement anticipé par la conférence internationale «L'Autre Davos» qui avait eu lieu une semaine avant le FSM II à Zurich. A noter également la présence plus massive de secteurs radicalisés provenant directement d'expériences de luttes, en premier chef d'Amérique latine et notamment d'Argentine, mais aussi d'Italie (Genoa Social Forum), de jeunes et de femmes. Cette présence s'est traduite par une série de manifestations déterminées, dont les plus importantes ont été la manifestation d'ouverture avec plus de 40'000 participants, la marche contre l'ALCA (30'000) et quelques-unes plus petites (en solidarité avec le peuple argentin ou avec le peuple palestinien).

Le FSM II s'est ainsi déroulé avec une participation massive et la présence d'un secteur plus radicalisé, et ceci dans un contexte de relatif discrédit du capitalisme plus poussé. Peut-on dès lors en déduire qu'une nouvelle internationale est en train de naître, comme l'ont suggéré Noam Chomsky ou Fausto Bertinotti dans leurs interventions fortement acclamées?

Des potentialités et... les mêmes contradictions qu'en 2001

Incontestablement, la réponse est non. La presse bourgeoise locale et internationale n'a d'ailleurs pas tardé à critiquer le manque de débats sur les orientations de fond à Porto Alegre, qualifiant le forum de «carnaval globalisé» (O Estado de S. Paulo, 6.2.2002) et de «foire où des marchands, des artistes et des politiciens vendent leurs produits et leurs idées» (Financial Times, 5.2.2002). Et Hebe de Bonafin, porte-parole des Mères de la Place de Mai, dénonce la «social-démocratisation» du FSM II dans la Folha de S. Paulo (2.2.2002).

Or, même s'il est encore tôt pour le faire, une analyse plus différenciée et nuancée est nécessaire pour rendre compte de la réalité et de la portée du FSM II. On ne peut en effet pas nier l'émergence d'un nouveau champ politique international de la gauche anti-néolibérale, dans lequel un secteur radicalisé a aussi sa place. Dans ce cadre, le Forum ne fait finalement que refléter les contradictions au sein même de ce mouvement contre la mondialisation du capital.

Le problème principal, par ailleurs déjà largement évoqué à la fin de la première édition du FSM, est qu'une deuxième fois, ces contradictions n'ont pas donné lieu à des affrontements entre les différents points de vue, permettant de dessiner les contours programmatiques d'un «autre monde possible». Cette opinion est partagée par beaucoup de commentateurs, dont celui de la Folha de S. Paulo, Plínio Fraga, qui a déploré le manque de «dissensions entre les dissidents». Ainsi, le FSM II aurait caché les divergences de ses participants derrière un slogan qui se rapproche étrangement du très américanophile «We are the World» (Folha de S. Paulo, 6.2.2002).

En substitut d'un débat programmatique, un large consensus s'est formé autour des 27 conférences thématiques centrales et des revendications-clés qui en sont sorti, notamment la répudiation de la dette externe, la taxation des flux financiers, le refus de la libéralisation du commerce et des privatisations, notamment de l'eau, la souveraineté alimentaire, le droit à l'éducation et à la santé, la dénonciation de la violence contre les femmes etc. Or, si ces revendications peuvent comporter un réel potentiel subversif, dans le sens que leur réalisation signifierait une vraie transformation sociale, elles risquent aussi de renforcer le côté «lobbyiste» du FSM. En fait, comme l'a souligné un des membres du comité d'organisation du FSM II, Francisco Whitaker, l'enjeu consisterait aujourd'hui à «construire un mouvement populaire, mais en même temps nous devons faire du lobbying et négocier» (Financial Times, 5.2.2002).

Face à cette dynamique, certains secteurs présents à Porto Alegre ont opté pour une fuite en avant, c'est-à-dire une stratégie plus «mouvementiste» qui consiste à aligner des échéances de mobilisations et faire l'impasse sur le débat politique. Dans le meilleur des cas, le dénominateur commun est l'horizon «socialiste», prôné par exemple par le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), certains mouvements sociaux ou beaucoup de jeunes. Or, les réferences à cet horizon vont de l'expérience chinoise jusqu'à la démocratie participative et, encore une fois, sans que l'on se donne la possibilité d'un vrai débat entre les différents courants.

Ainsi, ces contradictions sont apparues à différentes reprises. C'était le cas notamment avec la décision de placer la mobilisation anti-impérialiste contre l'Accord de libre-échange entre les Amériques (ALCA) au centre des campagnes de 2002, débouchant sur une consultation populaire du Mexique à la Terre du Feu entre septembre 2002 et mars 2003. A la fin du FSM, cette initiative s'est retrouvée noyée dans la grande multitude de dates et mobilisations de plus ou moins grande importance. Aussi, la non-admission des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) au FSM, alors que la Banque interaméricaine de reconstruction et de développement (BIRD) avait été invitée, a suscité passablement de mécontentement auprès de plusieurs délégués. Enfin, le Prix Nobel de la Paix argentin, Adolfo Perez Esquivel, demande ouvertement le soutien concret du FSM au peuple argentin en lutte contre l'étranglement de la dette et les experts discutent des modèles théoriques de son annulation. C'est pour éviter des discussions franches sur de telles questions que le FSM II s'est éclaté en une multiplicité de «forums» qui n'ont que très peu dialogué entre eux:

- Le «forum» des parlementaires. Certainement le plus contesté, n'ayant même pas réussi à adopter une motion claire dénonçant la guerre, signe que le FSM peut carrément générer des dynamiques opposées.

- Le «forum» des ONGs. Le forum des «entités politiquement aseptisées» (Folho de S. Paulo, 6.2.2002) dont la volonté de dépolitiser l'ensemble du FSM II avec des thèmes phare tels que la démocratie ou la citoyenneté était perceptible, même si les initiatives qui en émanent sont certainement de bonne foi.

- Le «forum» des mouvements sociaux. Le plus dynamique, débouchant sur une plate-forme en vue «de construire un système alternatif dont l'un des axes principaux est de continuer la lutte contre le néolibéralisme et la guerre». Comparé à la plate-forme de l'année précédente, l'inclusion de thèmes tels que le Plan Colombie, l'autodétermination des peuples ou encore la «guerre contre le terrorisme» reflètent un réel processus de politisation que le mouvement a parcouru au cours de l'année 2001.

A remarquer aussi l'évolution d'attac: le développement de sections de l'association an Amérique latine a certainement contribué à déplacer les centres d'intérêt vers des thématiques qui dépassent le cadre étroit du contrôle des capitaux financiers. De la même manière, la présence de groupes très dynamiques en Italie et en Espagne a contribué à mettre à l'ordre du jour des thèmes comme l'impérialisme ou la militarisation. attac Brésil a même organisé un cycle de conférences sur le socialisme et sous l'impulsion des délégations suisse et argentine, les attac du monde ont adopté une résolution de soutien à la lutte du peuple argentin, appelant à un «cacerolazo global» le 24 mars (date du coup d'Etat en Argentine).

Les organisations féministes étaient également présentes à Porto Alegre, tant par la distribution de matériel que par l'intervention dans les débats et autres manifestations. Mais avant tout, les conférences sur la situation des femmes face à la mondialisation et les luttes à mener occupaient une grande partie du programme du forum. En particulier les activités organisées par la Marche mondiale des femmes et la Rede Latinoamericana Mujeres Transformando la Economia, mettant l'accent sur la situation des femmes dans le monde du travail, ont été très suivies. A ce niveau, nous devons signaler également que la présence syndicale reste encore très faible.

Enfin, relevons deux forums, parmi les plus enrichissants et intéressants politiquement de ce FSM:

- le «forum» des jeunes. Le camp des jeunes a réuni plus que 15'000 jeunes, principalement d'Amérique latine. Leur présence, même si en marge du FSM II officiel, a donné une image très rajeunie et très radicale du Forum, même si leur cycle de débats sur le thème «un autre monde socialiste est possible» n'a eu que très peu d'influence sur son déroulement. Toutefois, cette forte présence jeune constitue certainement un des points les plus positifs de Porto Alegre. 

- le «forum» du MST (Mouvement des Sans Terre). Un forum à l’extérieur du FSM officiel regroupant des couches plus pauvres et plus marginales de la population brésilienne, qui eu également peu de répercussions sur les autres participants du FSM. Pour les  militants du MST, il était en effet impossible de payer les 25 US$ d'inscription au Forum, de sorte qu'ils ont organisé leur propre rassemblement. Pourtant, ce forum a porté, comme chez les jeunes, sur les alternatives à opposer au système capitaliste, notamment sur le socialisme. Il a constitué ainsi un espace de discussion combinant perspectives politiques à long terme et expériences des travailleurs agricoles dans leurs luttes contre la propriété privée de la terre.

Une double nécessité: le débat programmatique et l'autonomie du mouvement

A cet éclatement s'est superposé la forte présence institutionnelle du Parti de travailleurs brésilien (PT) qui gouverne la ville de Porto Alegre et l'Etat de Rio Grande do Sul, deux collectivités qui ont fortement soutenu l'organisation du FSM II. Le PT mène actuellement une double campagne électorale: au niveau fédéral, son candidat Luiz Inacio Lula da Silva est actuellement en tête des sondages d'opinion pour les présidentielles. Au niveau de l'Etat, le maire de Porto Alegre, Tarso Genro, conteste la place au gouverneur de Rio Grande do Sul Olivio Dutra. Le FSM II a, en partie, subi les conséquences médiatiques de ces luttes internes offrant une plate-forme bienvenue pour les élections. Cette plate-forme est par ailleurs utilisée également par la social-démocratie française qui elle aussi se prépare pour les élections.

Ce dernier point montre bien que le danger de récupération électorale par la social-démocratie existe et qu'il est d'autant plus nécessaire d'entamer une discussion sur l'articulation entre l'autonomie du mouvement social et son fondement programmatique. [3] C'est dans ce débat que des militants avec une perspective socialiste révolutionnaire devraient jouer un rôle plus actif dans le prochain forum.

La première discriminante d'un tel travail programmatique devrait être le double refus de la guerre et du néolibéralisme. C'est sur cette base qu'il serait possible, comme l'exige le sociologue brésilien Emir Sader, actif dans la préparation du FSM II, de politiser davantage le forum. Car, selon lui, «ce n'est pas seulement un nouvel ordre économique, mais aussi un nouvel ordre politique mondial» qui doit se construire à Porto Alegre.

Pour éviter toute récupération politicienne, cette politisation ne peut que partir des expériences et de la créativité de lutte réelles, telles que la lutte pour l'accès à la terre menée par le MST ou la lutte populaire en Argentine qui a fait démissionner cinq gouvernements en quelques semaines. Par leurs actions, ces mouvements jettent les bases pour une discussion de fond sur les thèmes de la propriété et du pouvoir. C'est là aussi le sens de l'intervention de Fausto Bertinotti au FSM II qui, face à la double défaite du mouvement ouvrier dans sa version réformiste et sa version stalinienne, prône que «la participation populaire doit être au centre de la reconstruction d'une perspective révolutionnaire».

Or, cette reconstruction doit être accompagnée par une analyse réaliste de la situation politique internationale: voilà une dernière faiblesse du FSM II. Dans ce domaine, rares ont été les prises de parole qui confrontaient le durcissement avenir de l'offensive du capital avec la force de réaction du mouvement. Or, ce durcissement et le redéploiement impérialiste à l'échelle mondiale ont été au centre des récentes déclarations des milieux dirigeants, notamment américains, et des mesures adoptées.  En témoigne la déclaration guerrière de George W. Bush lors de son discours sur l'état de l'Union et sa décision de placer l'Irak et l'Iran aux côtés de la Corée du Nord dans un "axe du mal"; l'annonce par le même président américain d'une augmentation des dépenses militaires qui fait pâlir la progression des budgets militaires de Ronald Reagan [4] ; le retour en force des militaires américains sur le théâtre d'Asie du Sud-Est pour une opération militaire aux Philippes contre le groupe musulman Abu Sayyaf, et cela 27 ans après la défaite au Vietnam; ou encore les pressions des pays impérialistes, qui peuvent se traduire dans certains cas par des interventions militaires, face à une remise en cause de leur hégémonie sur le continent Sud-Américain. C'est le cas notamment en Colombie [5] , où la répression militaire s'accentue, en Argentine où le pouvoir n'est plus reconnu par sa population et au Venezuela, où le pouvoir de Chavez est contesté par une partie de l'armée, par les milieux financiers et par les dirigeants américains.

C'est en tenant compte de ces éléments, la nécessité de renforcer et de politiser les luttes du mouvement anti-mondialisation, l'exigence de les replacer dans le cadre du rapport de forces à l'échelle internationale et la capacité d'y développer une perspective socialiste, que notre engagement doit se poursuivre dans les luttes à venir, notamment lors du Forum social européen, qui se tiendra en Italie en automne 2002.



[1] Membres de la délégation d'ATTAC Suisse. Ce rapport reflète l'opinion personnelle des quatre auteurs et non pas celle de l'association ATTAC.

[2] Les délégations les plus importantes provenaient, outre le Brésil, d'Italie (ca. 1300), d'Argentine (ca. 1'000) et de France (ca. 700).

[3] De même, il est important que le mouvement anti-mondialiste se donne les moyens de son indépendance par rapport aux collectivités publiques, soient-elles progressistes comme à Porto Alegre, pour organiser sa rencontre annuelle. En effet, le FSM a déjà relevé une faiblesse à ce niveau lors du débat sur le lieu du prochain forum. S'il était quasiment certain avant l'ouverture qu'il allait avoir lieu en Inde, le Conseil international a décidé à la dernière minute de proposer Porto Alegre pour la troisième fois. Dans ce sens, la décision de faire le premier Forum Social Européen cette automne en Italie, patrie du Genoa Social Forum, au lieu de le faire en France, où il aurait eu du soutien des municipalités socialiste de Paris et communiste de St.Denis est un bon signe dont il ne faut pas sous-estimer l'importance pour la future autonomie du mouvement.

[4] Sur l'ensemble du budget (2130 milliards de dollars), le Pentagone recevra 379 milliards, soit une augmentation de 14,5%.

[5] Dans ce pays, où la présence en conseillers militaires et en matériel de guerre américains est déjà massive, au travers du déploiement du Plan Colombie, la lutte contre la guérilla, sous couvert de lutte anti-drogue, va s'accentuer. Les prochains 300 millions d'aide à la Colombie y seront consacrés et le président Bush vient de demander au Congrès de voter une aide exceptionnelle à l'armée Colombienne de 98 millions de dollars pour protéger l'oléoduc de Caño Limon dans lequel la multinationale Oxy possède des intérêts.

 

Haut de page
Retour


case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Pour commander des exemplaires d'archive:

Soutien: ccp 10-25669-5

Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer: