Allpack
 
 


Un « accord » en désaccord avec la grève

J.-F. Marquis

Le 3 décembre, dans un premier bilan de la lutte des salarié·e·s d'Allpack (cf. sur ce site: Suisse: la grève exemplaire chez Allpack), écrit en pleine grève, la conclusion était: « La manière forte [l'intervention policière du 1er décembre] n'ayant pas porté les fruits escomptés - la démoralisation des grévistes - un retour à l'autre méthode - la prétendue « conciliation » sous l'égide d'une instance étatique - est programmé. Dans ces situations, les pseudo-réalistes reprennent du poil de la bête: il faudrait conclure à tout prix, car, sinon, le risque serait de « tout perdre ». Ce pronostic s'est matérialisé dans les 24 heures suivantes

Les « médiateurs » entrent en scène

Dans l'après-midi du 3 décembre, il a en effet été annoncé que le Conseil d'Etat de Bâle campagne avait désigné deux « médiateurs », Urs Wüthrich, conseiller d'Etat socialiste, et Hans Rudolph Gysin, président de l'Union cantonale des arts et métiers, conseiller national radical. Proposition était faite d'engager des négociations le soir même, de même que de lever les piquets de grève durant les négociations. Cela a été accepté. De toutes parts, y compris au sein de comedia comme des syndicats ayant appuyé jusque-là la grève comme le SIB, la pression était grande pour conclure.

Les « négociations » ont commencé à 20h: la délégation syndicale dans une salle, la délégation patronale dans une autre et les « médiateurs » qui font la navette. C'est un dispositif qui donne un maximum de pouvoir aux « médiateurs » pour « orienter » les « négociations », pour ne pas dire les manipuler.

A 3 h 30 du matin, un accord a été paraphé par les représentants du syndicat et par le patron d'Allpack, Robert Scheitlin. Les quatre points essentiels de cet accord sont:

1. L'employeur reconnaît le syndicat comediacomme partenaire conventionnel ;

2. des négociations, accompagnées par les médiateurs, sont immédiatement engagées pour une convention collective de travail (CCT) couvrant le personnel d'Allpack et d'Almedica [une autre entreprise d'emballage de produits pharmaceutique, également achetée par Robert Scheitlin ; au total environ 80 personnes sont concernées]. Cette CCT doit entrer en vigueur le 1er février 2004. Comediarenonce à faire valoir des « prétentions au maintien des acquis » ; de son côté l'employeur s'engage à accorder le 13e salaire et une cinquième semaine de vacances dès 50 ans. Paix du travail durant ces négociations ;

3. les licenciements (15) prononcés contre les grévistes restent en vigueur. Les personnes licenciées sont libérées de l'obligation de travailler. Elles se réservent le droit d'engager des poursuites judiciaires ;

4. comediaretire son recours contre l'autorisation du travail de nuit.

Cet accord a immédiatement été soumis aux grévistes, rassemblés sur les piquets de grève depuis 4 h du matin. Les représentants du syndicat comedia sont majoritairement intervenus pour défendre cet accord comme étant le meilleur possible dans le rapport de force actuel. Même déçus de ne rien obtenir pour eux - bien entendu des plaintes seront déposées pour licenciements abusifs - les grévistes ont accepté l'accord.

Jeudi 4 décembre à 7h, la grève était ainsi terminée. Le lendemain, le 5 décembre, une fête pour ces dix jours de grève a réuni les grévistes, leurs proches et celles et ceux qui les ont soutenus quotidiennement. La présence de tous exprimait concrètement le fait que celles et ceux qui ont mené cette lutte en tiraient, à ce moment-là, un bilan positif, malgré l'accord qui ne leur donne aucune satisfaction sur un point essentiel: le licenciement des grévistes.

Ce fait ne doit pas nous empêcher de revenir sur ce qui s'est passé durant ces 24 dernières heures de grève, et d'essayer de comprendre les enjeux.

Décrypter l'accord

Il faut, pour commencer, décrypter la signification effective de cet accord. Il est construit autour de deux pôles, censés s'équilibrer. En réalité, l'ensemble est profondément biaisé, au détriment des salarié·e·s et de l'organisation syndicale.

1.L'accord enregistre le licenciement de tous les grévistes, qui constitue une des formes les plus extrêmes de violation du droit de grève. Il n'y a ni réintégration des salarié·e·s, ni même une compensation financière.

Bien entendu, des plaintes seront déposées pour licenciements abusifs. Dans quelques mois, il est possible que cet employeur soit condamné à verser plusieurs mois de salaire d'indemnité (6 au maximum, selon le Code des obligations). Voilà une bien maigre réparation, qui illustre la manière dont le droit du travail en Suisse est façonné, dans les faits, pour préserver sur l'essentiel le despotisme patronal.

Mais, surtout, la signature du syndicat apposée au bas de cet accord signifie que ce dernier entérine, de fait, la réalité de cette pratique patronale. Les plaintes déposées aux prud'hommes ne changent rien à ce fait et à ce symbole. Il semble que, durant les négociations, l'employeur ait affirmé qu'il ne céderait rien sur ce point, car c'était pour lui une « question de principe ». Effectivement. Et cette même raison de principe aurait dû motiver le syndicat à refuser de signer tout accord ne prévoyant pas la réintégration des grévistes ou, à tout le moins, de fortes compensations sanctionnant, dans l'accord, la violation du droit de grève commise par le patron.

2.Le volet « positif » de l'accord est censé résider dans l'obligation que l'employeur a contractée de négocier avec le syndicat une convention collective de travail (CCT). Les conditions de travail de plusieurs dizaines de travailleurs·euses devraient donc être réglées de manière collective, ce qui constitue, en tant que tel, un élément positif. Le patron s'y refusait jusqu'au début de la grève.

Cela dit, les questions se multiplient immédiatement: comment négocier dans une entreprise, après que tous les grévistes et la grande majorité des membres du syndicat ont été licenciés ? Comment est-il possible pour un syndicat, en deux mois, de reprendre pied dans l'entreprise ? De renouer des liens avec les salarié·e·s qui sont restés (dans leur majorité des personnes qui ont été indifférentes à la grève ou qui l'ont brisée) ? De développer une activité syndicale ? De construire un rapport de force ?

Certes, l'accord signé oblige l'employeur à intégrer au CCT le 13e salaire et une cinquième semaine de vacances pour les personnes de plus de 50 ans. Ce dernier point était d'ailleurs déjà acquis, y compris dans les contrats détériorés à l'origine de la grève. Pour le reste, la marge de manœuvre est énorme: temps de travail, salaires minimaux, suppléments, cotisations diverses. Il n'est pas difficile pour un employeur de répartir les coûts d'un 13e salaire entre ces différents postes, et de réaliser ainsi, de son point de vue, une opération blanche. D'autant plus que le syndicat s'est engagé, de son côté, à ne pas faire valoir des « prétentions au maintien des acquis ».

La concrétisation de ce qui devrait être une avancée - la signature d'un CCT - est ainsi dans la réalité hypothéquée par l'autre volet de l'accord: la confirmation du licenciement des grévistes. Derrière l'apparent équilibre - un point pour le patron, un point pour le syndicat et les salarié·e·s - il y a en fait un dispositif qui permet d'arrêter la grève, de désarmer les salarié·e·s tout en n'empiétant sur rien d'essentiel du pouvoir patronal dans l'entreprise. A notre avis, mieux aurait valu ne pas conclure d'accord que de parapher un tel document.

Bien entendu, les difficultés n'étaient pas petites. Il n'y avait aucune garantie que la poursuite de la grève permette d'obtenir un meilleur résultat. La fatigue était réelle. Une nouvelle intervention de la police possible. Après les agressions subies, nombre de grévistes disaient ne plus vouloir retourner travailler dans l'entreprise, ce qui rendait plus compliquée la bataille pour leur réintégration.

Cependant, d'un autre côté, l'intérêt et la sympathie pour la grève, y compris dans les médias, s'étaient développés après l'intervention de la police le 1er décembre et la manifestation de solidarité, le lendemain. Le fait que cette grève ait duré 10 jours devenait un vrai moyen de pression en faveur des salarié·e·s. Il est tout à fait raisonnable de penser que tenir quelques jours de plus aurait permis de renforcer encore cette dynamique positive. Si un signal avait été donné dans ce sens, il est presque certain que les grévistes auraient accepté, en connaissance de cause, de poursuivre leur combat.

Mais la volonté majoritaire au sein des directions syndicales - comedia, SIB - de conclure au plus vite - pour des raisons qui, pour une part en tout cas, n'ont que peu à voir avec la prise en compte des intérêts des salarié·e·s - a pesé en ce moment crucial de tout son poids. Les mécanismes de la « médiation » néo-corporatiste ont alors pu déployer leurs effets à pleine puissance et venir à bout d'une grève qui, jusque-là, avait tenu dix jours sans fléchir.

Derrière la médiation, le néo-corporatisme

La Basler Zeitungdu 5 décembre présente ainsi les deux médiateurs qui ont eu raison de la grève d'Allpack: « Le syndicaliste et actuel membre du gouvernement[de Bâle campagne] Urs Wüthrich, pour qui les demandes des employeurs n'ont jamais été étrangères, et le chef des PME, Hans-Rudolf Gysin, qui, en tant que représentant des employeurs de la vieille école, a toujours été fidèle au partenariat social. »Ce profil, instructif, doit être rapproché des déclarations faites par Peter Hasler, le directeur de l'Union patronale suisse (UPS), depuis une décennie à la pointe des contre-réformes conservatrices, au sujet de la grève d'Allpack: « Cela ne va pas si un chef se ballade avec une nouvelle voiture et, en même temps, baisse les salaires ». (Sankt-Galler Tagblatt, 3 décembre 2003) Qu'est-ce que cela signifie ?

Le patronat, ses organisations et ses relais dans les partis politiques bourgeois ont enregistré le fait que l'impact, sur la durée, de leurs violentes attaques, tous azimuts, contre les droits des salarié·e·s a provoqué à la fois une profonde insécurité, une précarité accrue, mais aussi des situations où des salarié·e·s ont simultanément le sentiment qu'ils n'ont plus rien à perdre et que leur situation est intolérable. Donc que les conditions pour des tentatives de résistance collective sont plus fréquemment et plus facilement réunies qu'il y a une quinzaine d'années.

Face à cette réalité, ils ont un objectif stratégique: étouffer dans l'œuf cette possible renaissance d'éléments d'activité, de conscience et d'organisation indépendantes des salarié·e·s (l'embryon d'une conscience classiste).

Pour cela, le mouvement est, comme d'habitude, double. Premièrement un pilonnage contre les syndicats (comme le SIB) présentés comme des « gréviculteurs ». Il s'agit, selon un mécanisme classique de la politique suisse, de leur faire prendre peur de leur propre « audace », et de les amener à faire amende honorable, ce qui n'est pas nécessairement très difficile.

Deuxièmement, le renforcement des mécanismes de subordination et de cooptation néo-corporatistes. Avec, à nouveau, deux volets. Au début des années 90, lorsqu'il s'agissait de lancer l'assaut des contre-réformes, c'est le cassant Richterich, représentant direct des grands de la chimie bâloise, qui était à la tête de l'UPS et qui lança la bataille. La bourgeoisie voulait une rupture. A la fin des années 90, dominant en vainqueur le champ de bataille, le patronat a remis sur le devant de la scène des figures du « partenariat social »: des patrons de PME comme Ueli Foster à la tête d'economiesuisse, ou Rudolph Stämpfli à la tête de l'UPS. Le but est clair: empêtrer dans la mélasse du « partenariat social » les syndicats, défaits, mais qui pourraient avoir quelque velléité de conflictualité. Le calcul est simple: entre les avantages immédiats que le patronat est prêt à donner à ces appareils bureaucratiques, et la longue marche, hasardeuse, vers la reconstitution d'une capacité conflictuelle, les directions syndicales qui pourraient hésiter devraient rapidement faire le bon choix, celui d'une paix du travail renouvelée.

En même temps, et nous revenons à Allpack, c'est la réactivation des mécanismes publics néocorporatistes (conciliation, médiation, intervention des départements d'économie publique comme dans le cas de la grève de Zyliss). Ceux-ci sont d'autant plus efficaces qu'ils peuvent compter, comme dans le cas d'Allpack, à la fois sur la force de la répression (l'intervention policière pour casser les piquets de grève), et, en même temps, sur la mise au premier rang de socialistes et syndicalistes, caution de la prétendue « neutralité » de ces instances. On a pu prendre la mesure de cette « neutralité » à Allpack: les médiateurs, dont l'ex-secrétaire central du SSP et conseiller d'Etat PS Urs Wüthrich, ont façonné un accord dont une dimension essentielle est l'acceptation, de fait, d'une violation massive du droit de grève: le licenciement de tous les grévistes.

Bien entendu, ces divers axes d'intervention politique du patronat ne correspondent en rien à un recul sur le fond de leur offensive. Peter Hasler, s'exprimant dans le même entretien au sujet de la grève d'Allpack, est clair: « Fondamentalement, une baisse de salaire doit être possible. Simplement, le patronat veut que cela soit possible sans que cela se traduise, en même temps, par des expériences de lutte sociale, pouvant contribuer à la constitution d'une conscience de classe. C'est en cela que la médiation qui a mis fin à la grève d'Allpack a un caractère exemplaire pour la droite et le patronat, souligné par la Basler Zeitung. Et c'est aussi en cela que l'accord signé sous cette médiation est profondément en désaccord avec le potentiel d'une grève exceptionnelle, de dix jours, celle d'Allpack.