Dumping salarial
 
 

Le BTP jongle avec les lois
pour attirer les travailleurs d'Europe de l'Est

Isabelle Rey-Lefebvre *

Cet article paru dans le quotidien français Le Monde illustre, à sa manière, ce qui se produit en Suisse tous les jours. Le sénateur UMP Françis Grignon – qui a dirigé le rapport dont cet article se fait l’écho – propose un renforcement de l’inspection du travail. En Suisse, après les promesses sur les «mesures d’accompagnement», à l’occasion du vote sur les bilatérales (septembre 2005), un lourd silence est retombé. Les hautes sphères syndicales pourraient être lire le Rapport Grignon et le donner lors des «cours de formation» sur le dumping salarial. (réd.)

« Ne refusez plus de chantier que vous n'avez pas le temps d'exécuter. Sous-traitez ces travaux par une entreprise européenne. Faites de la marge. Incorporez dans vos équipes des artisans polonais dans le cadre de la directive européenne 96/71.»

Cette «offre de services» figure sur des documents adressés à de nombreux entrepreneurs français du bâtiment. Elle est émise par des intermédiaires, basés en Allemagne ou en Pologne, disposant d'une simple boîte postale pour toute adresse.

Résultat : plus de 100 000 travailleurs du bâtiment, essentiellement issus d'Europe de l'Est, seraient «détachés» en France, pour des contrats ponctuels signés par leurs employeurs nationaux, dans des conditions «mal encadrées» et souvent non respectueuses des règles sociales du pays d'accueil, selon Francis Grignon, sénateur (UMP) du Bas-Rhin, auteur d'un rapport d'information intitulé Le BTP [bâtiment, travaux publics] face à la concurrence des nouveaux Etats membres de l'Union européenne, présenté mardi 24 octobre. "Le cadre (du détachement – voir note ci-dessous) se révèle perméable à des fraudes, réellement constitutives de concurrence déloyale, notamment en matière de salaires", souligne M. Grignon.

L'auteur observe qu'avant même le 1er mai 2004, date de l'entrée dans l'Union des dix nouveaux Etats (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Chypre et Malte), le recours à la main-d'œuvre étrangère s'était déjà fortement accru.

 3,30 EUROS DE L'HEURE

Le nombre officiel de déclarations de détachement de travailleurs, le temps d'une prestation de service, tous secteurs d'activité confondus, a quasiment doublé entre 2002 et 2004, passant de 12 856 à 23 101.

La part des salariés venus des nouveaux Etats membres était déjà de 18 % à cette date, alors que la liberté de prestation de services ne leur avait été ouverte que depuis huit mois.

Selon le rapport de M. Grignon, ces détachements déclarés ne sont que la partie émergée de l'iceberg : 80 % des détachements ne font l'objet d'aucune déclaration officielle.

Et c'est surtout dans le BTP, qui représente 80 % du total des travailleurs détachés, que l'intervention d'entreprises étrangères se fait hors cadre légal : 95 % des détachements n'y sont pas déclarés. «Le phénomène a changé d'échelle et des filières, essentiellement polonaises, se sont organisées», relève M. Grignon.

La procédure de détachement est légale dans certaines conditions. Elle suppose le respect d'un ensemble de règles sociales du pays d'accueil, dont la rémunération au salaire minimal.

«Mais la plupart du temps, le salaire affiché n'est pas celui qui est versé au salarié», pointe M. Grignon. Il inclut la marge de l'entreprise, parfois les frais d'hébergement, comme l'a montré l'affaire de la centrale électrique de Porcheville, où Alstom avait fait appel à la société polonaise Zrew" (Le Monde du 21 mars 2006).

Ces rémunérations ne sont pas toujours effectivement versées : fin 2005, 31 ouvriers polonais, travaillant à la construction du tribunal de Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), n'avaient perçu que 3,30 euros de l'heure pendant deux mois.

Il existe, en revanche, «un dumping social légal» portant sur les charges, poursuit M. Grignon. Un salarié détaché reste affilié au régime de Sécurité sociale de son pays d'origine, où doivent être versées ses cotisations. En Pologne, les charges sociales ne représentent que 20 % du salaire, contre 55 % en France. L'administration française n'a en outre pas les moyens de contrôler la réalité de ces versements.

En conclusion de son rapport, le sénateur propose une coopération entre les différents organismes de Sécurité sociale et un renforcement des moyens de l'inspection du travail, avec des possibilités de contrôle des chantiers le dimanche.

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Définition du détachement

DIRECTIVE EUROPÉENNE 96/71.
Ce texte du 16 décembre 1996 encadre la procédure de détachement. Il autorise un salarié issu d'une entreprise étrangère à travailler dans un autre Etat européen.

CONDITIONS D'EXERCICE.
C'est une mission spécifique, limitée à un an, renouvelable une fois qui suppose l'envoi d'une équipe préconstituée, avec son encadrement.

CONDITION D'APPLICATION.
L'employeur doit adresser une déclaration préalable à l'inspection du travail. Cette formalité, initialement supprimée par la directive Bolkestein, a été rétablie dans sa deuxième version (avril 2006).

CONSÉQUENCES.
Le salarié bénéficie des règles sociales du pays d'accueil sur la durée du travail, la sécurité et le salaire minimum. Les cotisations sociales sont versées dans son pays d'origine.

 

* Article paru dans Le Monde, le 24 octobre 2006.