Légiférer sur l’immigration et l’asile
 
 

Quelques réflexions impertinentes

Claude Calame *

On le sait, les Helvètes ont accepté en votation populaire la nouvelle mouture de la Loi sur les étrangers et la sixième réforme de la Loi sur l’asile proposées par le Conseil fédéral et acceptées par les deux chambres législatives; en France le nouveau Code de l’Entrée et Séjour des Etrangers et du Droit d’Asile  a été adopté au seuil de l’été par l’Assemblée nationale française, puis par le Sénat en dépit de manifestations importantes;  loi Sarkozy d’un côté, lois Blocher de l’autre, avec les mêmes objectifs fondamentaux. «Immigration choisie» en France ; immigration de main d’œuvre «qualifiée» en Suisse.

Une rapide comparaison entre les deux textes de loi met à jour des convergences qui ne sont pas dues à une pure coïncidence. Institution en France, par exemple, d’un titre de séjour de trois ans destiné à valoriser «capacités et talents» tandis que la loi suisse prévoit une autorisation de courte durée réservée aux seuls «cadres, spécialistes ou autres travailleurs qualifiés» (au masculin uniquement). Le principe sous-jacent est clair: au-delà des règles assurées par la libre circulation des personnes au sein de la communauté européenne, il s’agit d’asservir très strictement l’entrée et le séjour d’étrangers aux seuls besoins de l’économie. La nouvelle carte de séjour de trois ans sera délivrée «à l’étranger susceptible de participer (...) de façon significative et durable au développement de l’économie française ou au rayonnent de la France dans le monde ou au développement du pays dont il a nationalité» – précise le nouvel article L 317-1 du CEDESA ; quant à la Letr helvète son article 3.1. stipule que «l’admission d’étrangers en vue de l’exercice d’une activité lucrative doit servir les intérêts de l’économie suisse».

Cette perspective unique a pour conséquences des dispositions discriminatoires et des mesures sécuritaires allant jusqu’à enfreindre les principes des grandes conventions internationales sur les droits de l’homme, sur les réfugiés ou sur les droits des enfants. Si le CEDESA augmente jusqu’à dix mois le délai dans lequel il est loisible à un immigré de demander le regroupement familial, la loi helvète sur les étrangers abaisse à 12 ans l’âge des enfants autorisés à résider dans le pays au nom du regroupement familial. Du côté de la loi française sur l’immigration, on prévoit l’exclusion des centres d’accueil des demandeurs d’asile sans papiers ou déboutés alors que les ressortissants d’une série de pays déclarés sûrs seront écartés de l’aide sociale ; du côté de la loi suisse sur l’asile, les requérants déboutés rejoindront désormais les demandeurs frappés de «non-entrée en matière»  dans la privation de l’aide sociale ; s’il n’est pas possible de les renvoyer, on leur accordera uniquement une aide d’urgence (dont le montant se situe bien en dessous du minimum vital). Alors que le CEDESA ne modifie pas la détention administrative de trente jours en vue d’un renvoi, la nouvelle loi suisse étend jusqu’à vingt-quatre mois ce même type d’emprisonnement préventif. Quant aux sans-papiers, si la lex Sarkozy biffe la régularisation automatique après un séjour clandestin de dix ans, les lois Blocher suppriment la transformation, également après dix ans, d’une autorisation de séjour en permis d’établissement. C’est dire que, de part et d’autre, les lois convergent pour condamner les immigrés de pays hors Union européenne à la clandestinité, à l’illégalité, à la précarité. Mais pas forcément au chômage. En effet, dans un pays comme dans l’autre, les sans-papiers fournissent à plusieurs secteurs de l’économie, notamment dans l’hôtellerie ou la construction, une main d’œuvre dont les conditions de travail sont d’autant plus déplorables qu’elle ne bénéficie d’aucune protection, ni sociale, ni syndicale. Bien loin d’être du côté des immigrés et des requérants d’asile, les abus sont d’abord commis par les employeurs, résidents et nationaux.

Mais pourquoi les migrations ? pourquoi la nécessité de légiférer à ce propos ? Les causes en sont à l’évidence multiples ; comme dans tout système complexe, elles sont souvent imbriquées. Il y a d’abord les situations de guerre et de répression policière. Les statistiques le montrent, hélas: les demandeurs d’asile proviennent historiquement de pays victimes d’un coup d’Etat militaire, d’une invasion répressive, d’une guerre civile  quand ce n’est pas d’un génocide: Hongrie en 1956, Tchécoslovaquie en 1968, puis Chili, Kurdistan de Turquie, pays tamoul au Sri Lanka, Congo, Érythrée, Algérie, Kosovo, etc. Ces victimes de différentes formes de privation de liberté et d’atteinte à l’intégrité corporelle devraient bénéficier du droit imprescriptible à la protection inscrit dans la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. Au-delà des faits de guerre et de répression politique, il faut compter avec les énormes déséquilibres sociaux et économiques provoqués, sur fond de néo-impérialisme, par le nouvel «ordre» mondial tant il est vrai que les flux migratoires sont nettement orientés des pays les plus dépourvus vers ceux qui bénéficient de l’image de pays «développés»: ce sont ceux-là mêmes qui dominent l’économie mondiale (USA, Canada, communauté  européenne, avec l’exception frappante du Japon). Traditionnellement, les mêmes disparités économiques et sociales criantes ont orienté les déplacements migratoires de l’Europe méditerranéenne vers l’Europe industrialisée du Nord.

Ce n’est évidemment pas à coups de mesures sélectives et répressives que l’on s’attaquera aux raisons profondes d’inégalités dont les statistiques montrent qu’elles ne font que se creuser, en comparaison internationale comme d’ailleurs à l’intérieur des États, qu’ils soient riches ou pauvres. Les flux migratoires qui inquiètent et que l’on entend maîtriser par la répression ne sont, avec les régimes forts et les conflits armés, que l’une des conséquences du libéralisme économique fondamentaliste mondialisé ; il est défendu en particulier par celles et ceux-là mêmes qui, par ailleurs, animent les peurs vis-à-vis des autres et des étrangers. Les tenants du national-libéralisme confondent démagogiquement les effets avec les causes.

Rétablir les termes d’un commerce équitable, donner la priorité à la sécurité alimentaire, soustraire l’extraction des matières premières aux pseudo-lois du marché, libérer la production industrielle de la seule règle capitaliste du profit, renforcer les services publics assurant formation et santé, assurer l’autonomie financière des médias dans la perspective d’un développement autonome des cultures, garantir la diffusion des savoirs et des inventions technologiques à l’écart de tout système de brevets protecteurs, telles seraient les tâches d’un organisme du commerce international aux réels pouvoir politiques, un organisme susceptible de valoriser les ressources matérielles et intellectuelles propres à chaque pays à travers des échanges équilibrés et en évitant toute exploitation destructrice de l’environnement humain et naturel. Or l’économie mondiale s’avère guidée par les intérêts des acteurs des marchés financiers et des grands groupes supranationaux contrôlant l’agro-alimentaire, la recherche et la production pharmaceutiques, le textile et surtout les médias qui, par le biais de films, séries télévisées, magazines, jeux video et musique et par le contrôle des réseaux de diffusion électroniques, imposent les valeurs de marchandisation et de consommation fondant les illusions du «North-american way of life». En raison des principes néo-libéraux qui l’animent, des instances internationales telles que le FMI ne font qu’accentuer la dépendance des plus pauvres vis-à-vis des plus riches, aussi bien par la privatisation contrainte des infrastructures offertes à l’investissement international que par l’augmentation vertigineuse de la dette. Il en va de même pour la Banque Mondiale sous l’égide de l’idéologue du régime néo-conservateur de G. W. Bush qu’est Paul Wolfowitz. Quant à l’actuelle OMC, au nom des mêmes principes, elle se montre incapable de favoriser ne seraient-ce que les objectifs sur le développement humain tels que les promeut le PNUD par exemple à propos de la politique industrielle et technologique.

En attendant une rupture avec l’idéologie marchande de libéralisme sans frein dominant les échanges économiques et financiers mondiaux, ni répression, ni exclusion ne parviendront à entraver les flux migratoires. À l’interne, la suppression de l’encadrement social et les mesures discriminatoires ne font que susciter la marginalisation et la précarisation de groupes qu’il est ensuite facile d’accuser d’illégalité, sinon de délinquance. Sans doute un peu plus élevée dans certains groupes d’immigrés (pas d’«angélisme»...) , la (petite) délinquance est d’ailleurs le fait plutôt des représentants de la seconde génération. Rappelons-nous les révoltes récentes des jeunes dans les banlieues, porteurs d’une nouvelle culture du désespoir et de la déréliction, et dont les fondements sont bien plutôt sociaux qu’ethniques ou religieux. Ce n’est pas par l’institution d’un droit d’exception, ni par la réduction des soutiens apportés par les services assurés bon an mal an par l’Etat, ni par l’abandon des instances de formation ou des établissements médicaux, ni d’ailleurs par la réduction constante des aides au développement, que l’on favorisera l’indispensable intégration dans la diversité, génératrice de nouveaux dynamismes.

* Article paru dans Politis