Mesures d'accompagnement au rabais pour la libre circulation des personnes
 
 

Lettre aux délégué·e·s de l’Assemblée de l’USS du 9 mai


Nous publions ci-dessous la lettre distribuée par R. Molo – ex-juriste auprès de l'USS – aux membres de l'Assemblée des délégué·e·s de l'USS qui s'est réuni le 9 mai 2005 . Cette lettre pose les questions essentielles, au plan syndical, qui découlent de l'appui collégial (d'économiesuisse au Conseil fédéral) de l'USS au «paquet fédéral» (dite libre circulation et dites mesures d'accompagnement). En outre, elle évoque quelques principes de la démocratie syndicale.
Il y a là matière à réflexion pour les militant·e·s syndicalistes et toutes celles et tous ceux qui prétendent s'engager pour le renforcement des droits syndicaux sur le lieu de travail et contre les diverses méthodes de dumping salarial. réd.

Chères et chers collègues,

Je me permets de m’adresser à vous pour vous demander de refuser mon licenciement de l’Union syndicale suisse où j’étais employé comme juriste. Ce licenciement a été « expliqué » ainsi par certains dirigeants: R. Molo a pris position publiquement, contrairement à la position de l’USS, en faveur du référendum de gauche contre le « paquet fédéral » réunissant ladite libre circulation et lesdites mesures d’accompagnement.

Je considère comme un droit démocratique syndical de pouvoir m’adresser directement à vous. Cela m’a été refusé. Je le fais donc par lettre.


1.
Qui parmi nous – et particulièrement parmi nos dirigeants – oserait mettre sa main au feu que les mesures d’accompagnement – qui seront soumises au vote le 25 septembre 2005 – suffiront à enrayer le dumping salarial et l’aggravation des conditions de travail constatés tous les jours ? Qui parmi nos dirigeants se risquerait à affirmer devant des salarié·e·s: « Ces mesures d’accompagnement constituent une barrière solide pour bloquer l’attaque patronale. » ? Cette hésitation a deux origines: a) les multiples exemples  de sous-enchère qui éclatent tous les jours et s’accentueront après le 25 septembre ;
b) l’orientation actuelle de la politique patronale.

Notre collègue Hans Baumann, secrétaire de la centrale UNIA, nous met en garde. Après avoir analysé les propositions des entrepreneurs (Société suisse des entrepreneurs-SSE), sa conclusion est claire: « Les mesures d’accompagnement de la libre circulation des personnes, que nous avons finalement défendues aux côtés des employeurs, n’auraient plus guère de valeur. En effet, les dispositions clés de la convention nationale (durée du travail et salaire) ne s’appliqueraient plus aux travailleurs détachés. Les sociétés étrangères accroîtraient leur présence sur le marché suisse en tirant parti des lacunes de la CN. » (L’Evénement syndical, 20 avril 2005)


2.
La direction d’UNIA a déclaré, dans un communiqué, le 14 avril 2005: « Sans une CN solide qui les protège du dumping salarial et social, les travailleurs de la construction ne voteront pas pour l’extension de la libre circulation des personnes en septembre prochain. » 100% d’accord.

Mais quel sera le sort des travailleurs et des travailleuses qui ne disposent pas d’une « CCT solide » ou qui ne disposent d’aucune CCT ? Le nombre de ceux et celles disposant d’une CCT, solide ou pas, s’élève à 1,4 million. Mais on compte 2,2 millions de salarié·e·s  qui ne disposent d’aucune CCT.

Quelles conclusions en tirer ? Si, sans CCT solide, il faut voter NON le 25 septembre, que faut-il faire lorsqu’on ne dispose même pas d’une CCT ? La réponse nous est, de fait, donnée par la direction d’UNIA: il faut voter NON.

Ernst Leuenberger, président du SEV, dénonce le dumping salarial frappant les mécaniciens de locomotives (L’Evénement syndical, 27 avril 2005). En effet, l’entreprise allemande Railion engage des salariés avec un salaire de 38% inférieurs et les « utilise » en Suisse. Ernst Leuenberger, qui espère pouvoir contrecarrer ce dumping salarial éclatant, pose la vraie question: « Si les cheminots dont on connaît l’importance de la culture syndicale n’arrivent pas à se protéger du dumping, comment le ferait une vendeuse ? » La réponse est simple: des dizaines de milliers de vendeuses ne pourront pas se défendre. Une raison de plus pour voter NON le 25 septembre.


3.
Comment peut-on expliquer que la direction de l’USS mène une campagne commune avec les employeurs – au point que la presse utilise la formule « sainte alliance entre patronat et syndicat » – au moment où les différences entre les salaires des grands patrons et ceux des salarié·e·s n’ont jamais été aussi grandes ? Le SonntagsBlick du 24 avril 2005 nous fournit quelques exemples: le salaire mensuel du patron du Credit Suisse Oswald Grübel s’élève à 1'769'231 francs ; celui de Marcel Ospel de UBS à 1'638'462 par mois ; celui d’Ernst Tanner de Lindt & Sprüngli à 553'846. C’est une véritable explosion salariale pour les grands patrons et pour les dividendes reçus par les actionnaires. C’est une déprime salariale pour la majorité des salarié·e·s. 

Un maître boulanger qui gagne 5306 francs brut par mois (et travaille de nuit) devrait faire cuire du pain durant 238 années pour obtenir le salaire annuel du patron de la grande firme alimentaire Nestlé: Peter Brabeck (16,4 millions) !

A la lumière de ces inégalités, est-il possible de penser, une minute, que dirigeants du patronat et des syndicats puissent défendre des mesures d’accompagnement qui protégeraient efficacement les salarié·e·s ? Peter Hasler, directeur de l’Union patronale suisse, nous a donné la bonne réponse: «Les entreprises suisses ne devront pas s’attendre à des surcoûts de dépenses et de contraintes administratives. Souhaitons que l’agitation artificielle entourant ces nouveautés [le protocole additionnel des mesures d’accompagnement] retombe le plus vite possible, afin de libérer des forces pour une campagne de votation réussie.» (Employeur suisse, no 24-26, 23 décembre 2004, p. 1299)

La « sainte alliance » est une opération politico-médiatique. La réalité, c’est le champ de bataille ouvert par le patronat à l’occasion du renouvellement des conventions collectives.


4.
Pour freiner les attaques patronales, il faut que les travailleurs et travailleuses ainsi que les délégué·e·s syndicaux se sentent protégés par la loi contre le droit patronal divin de licenciement. Le Congrès de l’USS d’octobre 2002 le reconnaissait: « Le renforcement de la protection contre les licenciements est la pierre angulaire de l’amélioration de la protection des travailleuses et travailleurs dans ce pays. » En novembre 2003, l’USS répétait: « Il faut renforcer la protection contre le licenciement des représentant·e·s élu·e·s des travailleuses et travailleurs car les commissions tripartites vont dépendre de renseignements que leur fourniront les représentants du personnel. Mais tant que les membres des commissions d’entreprise ne seront que très mal protégés contre les licenciements, il est irréaliste de croire à l’efficacité des contrôles des conditions de travail.»

Le Comité de la liberté syndicale de l’Organisation internationale du Travail (OIT), en novembre 2004, a jugé – suite à une plainte de l’USS que j’avais introduite – que la Suisse ne protège pas suffisamment la liberté syndicale et qu’elle viole ainsi le droit international.

Ce constat permettait de continuer la bataille pour obtenir une amélioration des mesures d’accompagnement. En effet, des petits gains ont été obtenus après la date de fin officielle des négociations de juin 2004, ce qui démontre que l’accord n’était pas totalement verrouillé à cette date.

Cette condamnation de l’OIT ne peut qu’accroître nos doutes sur l’efficacité des mesures d’accompagnement telles que soumises au vote. Quel salarié immigré ou autochtone, détaché, employé par une firme de travail intérimaire, osera prendre le risque d’informer les instances tripartites – pour autant qu’elles existent et fonctionnent – des multiples abus ? Poser la question c’est y répondre.

Le respect des droits syndicaux sur le lieu de travail ne doit faire qu’un avec la liberté de circulation. Sans quoi, ce ne sont pas des travailleurs libres et disposant de droits sociaux qui circulent d’un pays à un autre, c’est une simple force de travail corvéable à merci par le patronat. C’est une négation des droits humains, qui sont un ensemble, comme le réaffirme  la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

C’est au nom de la valeur fondamentale de cette Déclaration que j’ai finalement traduit mes doutes en un NON au « paquet fédéral » et ai soutenu le référendum de gauche: « Pour une libre circulation adossée à des droits sociaux et syndicaux. Contre le dumping salarial et social ».


5.
Ce NON est porteur d’un programme. Ce n’est pas un NON traditionnel. C’est un NON qui doit permettre de renégocier – puisque le grand patronat suisse veut ces accords bilatéraux avec l’UE – des droits aussi élémentaires que:
1° des inspecteurs du travail en nombre suffisant et libres de leurs mouvements;
2° l'obligation pour tous les employeurs de fournir aux commissions tripartites l'ensemble des données ayant trait aux salaires et autres conditions d'engagement d'un·e salarié·e et de les publier, de manière anonymisée, sur Internet;
3° la possibilité pour le syndicat – à lui seul – d'exiger l'extension des conventions collectives (force obligatoire des CCT);
4° des contrats-types de travail, avec salaires minimaux et horaires maximaux contraignants, dans les branches non couvertes par les CCT;
5° une véritable protection pratique contre les licenciements comme l'exigent les normes de l’OIT.


6.
Parmi nos collègues, certains ont le droit de vote, d’autres pas. Ce qui est une injustice de plus, car il n’y a pas de raison que celles et ceux qui travaillent en Suisse et y sont installés ne puissent pas voter et être éligibles.

Demain, quand des pratiques de dumping salarial vont éclater au grand jour, que dira le collègue qui a voté OUI à son collègue immigré qui n’a pas pu voter ? Que dira le dirigeant syndical qui avait des doutes, mais qui a fait campagne aux côtés des employeurs pour le OUI, lorsque les patrons accentueront leur offensive et que les travailleurs en paieront le prix ?

Il pourra répondre: « Les patrons n’ont pas tenu leurs promesses. » La réponse sera peu convaincante. En effet, depuis des années, chacune et chacun constate que les déclarations de « bonnes intentions » n’ont rien à voir avec la pratique. C’est ce qui explique un mécontentement grandissant dans le pays, qui pourrait être un bras de levier utilisé par le syndicat pour imposer d’autres mesures d’accompagnement.


7.
Dans la situation présente, plus que jamais le respect de la diversité d’opinions existant dans les rangs syndicaux est une nécessité pour en faire des instruments vivants et collectifs de défense des salarié·e·s. Ma prise de position en faveur d’un référendum, d’un NON le 25 septembre, s’inscrit dans la ligne des décisions des Congrès de l’USS.

Quel Congrès de l’USS a décidé une campagne de « sainte alliance » entre les représentants du patronat, du Conseil fédéral et de l’USS ? Aucun. Or, aucune sanction n’est tombée contre un secrétaire de l’USS qui, tel Serge Gaillard, parade lors de conférences de presse aux côtés de Hasler, de Nordmann (directeur suppléant du seco) et du conseiller fédéral PDC Deiss. Dès lors, pourquoi une sanction devait-elle tomber contre celui – moi en l’occurrence – qui défend simplement une orientation adoptée par des Congrès de l’USS ?

Chaque délégué·e devrait tenter de trouver une réponse personnelle à une telle question. Il/elle devrait se donner le temps de vérifier si ses doutes sur les mesures d’accompagnement sont valables ou non.

Dès lors, la sagesse comme le respect de la démocratie syndicale et de la liberté de parole ne peuvent que conduire à une conclusion: mon licenciement ne doit pas être ratifié par l’Assemblée des délégué·e·s de l’USS.

Avec mes meilleures salutations,

Romolo MOLO, syndiqué UNIA (ex-FTMH)

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