Une vie en chantier
Nicolas de la Casinière *
Ceux qui par dérision utilisent la métaphore du «plombier polonais» à l'occasion du vote du 25 septembre en Suisse seraient avisés de lire cet article. Il illlustre combien le «droit» à la libre circulation, non-accompagné de droits syndicaux et sociaux effectifs, sans la protection efficace d'un Code du travail apppliqué et applicable, aboutit à mettre en question les autres droits fondamentaux des salarié·e·s, que ce soit au plan des salaires, de la santé, ou plus fondamentalement du respect de la dignité. Encore une fois, les droits fondmentaux sont indivisibles. Le patronat suisse veut les diviser. Dès lors, il dit OUI – le 25 septembre – à un «droit» qui aboutira à prendre en otage – ne serait-ce qu'avec l'arme du chantage à l'emploi – les salarié·e·s, suisses et immigrés, d'aujourd'hui et de demain - réd.
Le référendum européen, la polémique sur le «plombier polonais», la directive Bolkenstein, il n'en a pas entendu parler. En France, Adam Terepora n'est pas plombier, juste ajusteur. Enfin, était.
Après l'accident, ses effets personnels ont été rapatriés à Szczecin dans un baluchon. Comme on fait pour les affaires d'un mort. A l'hôpital, à Nantes, le métallo n'a qu'un pantalon, même pas de sous-vêtements de rechange. La construction navale, pour lui, c'est fini. «J'aurai toujours la peur du feu.» Dans la chambre du service de rééducation fonctionnelle, le voisin ronfle bouche bée devant une sitcom qui braille en français. Incompréhensible pour le Polonais. Les flammes sur le corps, le casque fondu réduit à une méchante boule de plastique, l'hélico, tout ça, c'est du passé. Le service des grands brûlés, la sortie du coma, la douleur malgré la morphine, les envies d'en finir avec la vie, Adam ne veut plus en parler. Les greffes de peau ont bien pris. Bien soigné, c'est déjà ça. Il n'a pourtant aucune assurance de retrouver toute sa motricité, ni de toucher une pension. Autre incertitude : les accords entre la France et la Sécu polonaise ne seraient pas encore opérationnels. Aucune idée de qui paiera tous ces jours d'hôpital : «Je ne sais pas comment ça se passe. Je n'ai jamais été malade, lâche-t-il. Et je n'ai jamais appris à me plaindre.»
Le 25 mai à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), dans les tréfonds de rouille fraîche du paquebot MSC Musica en construction, l'ajusteur est tordu dans un réduit de métal, une encoignure de 120 centimètres par 80. La soudure fait fuser ses gerbes de feu. Il perçoit une sensation de chaleur. Les flammes lui mordent le flanc. Son accident, il le voit comme un aléa de la vie d'ouvrier. Le fatalisme ne l'a pas gagné pour autant : après bien des hésitations, Adam Terepora a porté plainte pour «mise en danger d'autrui». La police l'a entendu deux fois et l'enquête dira si la société polonaise qui l'emploie, un sous-traitant des Chantiers de l'Atlantique, est responsable de l'accident qui a transformé l'ajusteur en torche. Si les conditions de travail à l'économie n'ont pas accentué le risque. Si la sécurité n'a pas été sacrifiée pour décrocher un marché au rabais. Le tuyau d'alimentation de son chalumeau était réparé à la diable, d'un mauvais tour de ruban adhésif. Son bleu de travail, 40 % coton, 60 % polyester, a nettement aggravé ses brûlures. Les métallos polonais avaient pourtant tiqué en détaillant la composition du tissu de leur cotte de travail. Pas de problème, la certification européenne est là, sur l'étiquette, avait tranché le chef du chantier. Evidemment, l'agrément ne valait pas pour les travaux de soudure. Les ouvriers ont préféré se taire, pour ne pas risquer de se faire débarquer.
La règle est d'accepter ces petites entorses au cadre légal, de se contenter de cette paye déjà importante à rapporter chez soi. «Pour le même genre de travail en Pologne, je gagne l'équivalent de 500 euros. Ici, c'est 1 200 à 1 300 euros. Mais élever la voix, c'est risquer de perdre le boulot. On nous dit que si on n'est pas content, il y a en a des centaines qui attendent dehors.» L'antienne fait mouche sous toutes les latitudes. Les Polonais triment donc plus de 50 heures par semaine, font quelques courses au hard discount du coin, mangent des conserves, à l'écart des cantines du site. Ils sont payés chez eux, en zlotys, selon le cours de change le plus favorable à l'employeur. C'est comme ça.
Les chantiers navals, Adam a toujours voulu faire ça. La ferraille de marine, elle était déjà au bout de la rue de son enfance, à Szczecin, au fond de l'estuaire de l'Oder. Son père était magasinier, mais le petit Adam voulait façonner la tôle des bateaux. «Pas pour partir comme marin, juste pour construire.» Il est quand même parti, tout en restant à terre. Sept fois, en Allemagne et en France, les eldorados du moment pour les travailleurs polonais de la navale. Entre les missions à l'étranger de quatre à six mois, pour rester en forme, Adam Terepora lève de la fonte dans une de ces salles de musculation qui ont fleuri depuis peu à Szczecin, ou joue aux échecs avec ses copains. Sa femme, Ewa, il l'a connue dans une discothèque. Adam et Ewa, ça fait toujours rire la famille. Ewa sert dans une cafétéria. Son seul salaire ne suffira pas à faire vivre le couple. Il faudra peut-être revendre la voiture, se débrouiller.
«Avant, être éloigné de la famille, ça allait. Le dimanche en France, rien à faire, mais on est habitué. On ne pense qu'à l'argent. Maintenant, je veux surtout retrouver la santé. Cinq ans que je travaillais pour cette compagnie. Au moins, ils me payaient régulièrement. Et il y avait un contrat de travail. Ce n'était pas toujours le cas avec les autres embauches.»
Le métallo n'a plus trop confiance. Le chef de chantier ne lui a rendu visite à l'hôpital que pour lui faire signer un compte rendu d'accident, quand il était sous morphine. A Szczecin, Ewa a été avertie par un ancien ouvrier de la même firme. Lors d'un déplacement en Allemagne, en minibus, un des métallos maison, pris d'une crise d'épilepsie, a carrément été laissé sur le carreau, sur un parking au bord de la route. Largué comme un baluchon, déjà. Ça doit être dans la culture de l'entreprise.
Adam a été syndiqué, aux débuts de Solidarnosc, dans les années 80. «J'y suis resté cinq ans», dit-il. Jusqu'à la chute du Mur. Jusqu'au temps des missions à l'étranger, sans chipoter sur les semaines à rallonge, jusqu'à 52 heures pour le paquebot où il a failli laisser sa peau. Les heures sup sans supplément, les primes au rabais, sous les normes en vigueur ou carrément escamotées, le déplacement aller- retour ponctionné sur la paye, mieux vaut ne pas être trop regardant. Aux chantiers navals nazairiens, ces embrouilles sont connues depuis les grèves des Roumains, Grecs et Indiens oeuvrant en 2003 sur le Queen Mary 2. Les salaires apparemment conformes aux normes françaises cachent les pratiques low-cost, les sociétés sous-traitantes faisant payer aux ouvriers leur lit, leurs repas et les navettes pour rallier tous les jours le chantier.
Les Polonais sont au même régime. Le contrat de travail d'Adam a été épluché par les cégétistes. Ils y ont relevé au moins sept infractions au code du travail français, le seul opposable quand on opère en France. Et surtout un artifice invisible sur les fiches de paie : un tarif à moitié Smic en cas de «période de disponibilité». Cette notion vague permet de réduire de 50% le salaire quand l'employeur s'estime gêné par une autre entreprise intervenant sur le paquebot, contraignant les Polonais à l'attente forcée dans les coursives inachevées du navire. «Ce qu'on peut regretter, c'est qu'on ne connaisse pas nos droits», concède Adam. Partie civile, la CGT lui a fourni un avocat. Adam garde le moral. Il y aura bien des séquelles, deux ans, pas plus, à ce qu'on lui a dit. Il va se la façonner sa deuxième chance, même si l'embauche n'est pas des plus florissantes chez lui. «Conduire une machine, poser des faux plafonds, des cloisons, je sais faire.» Des compétences à vendre, là-bas ou ici. Et d'ajouter : «J'ai même une formation de plombier.»
* Article publié dans Libération du 19 juillet 2005
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