Pourquoi un référendum
Texte distribué lors de la conférence de presse du 10 janvier 2005 à Berne
Le débat sur la libre circulation des personnes, à l’occasion
de son extension aux ressortissant·e·s des nouveaux pays
membres de l’Union européenne (UE), est de ceux qui, en
Suisse, marquent durablement les représentations sociales
et politiques de l’ensemble de la population.
Il va occuper le devant de la scène ces prochains mois,
parallèlement à la discussion sur les Bilatérales II.
La position patronale est nette: un rejet de cet accord «serait fatal» (economiesuisse, 3 septembre 2004). Le
Conseil fédéral est sur la même longueur d’onde. Il adélégué à la ministre «socialiste» Micheline Calmy-Rey la
tournée des congrès – d’UNIA au Parti socialiste suisse
(PSS) – pour la prêche officialiste: «L’extension de la libre
circulation est importante pour la Suisse. La moitié de l’effet
de croissance que l’élargissement de l’UE devrait avoir
pour la Suisse découle de cette extension.» (Congrès PSS,
23 octobre 2004).
Les directions du mouvement syndical ont imploré le
Conseil fédéral et le Parlement: «Appuyez-nous [avec des
mesures d’accompagnement], sinon nous ferons un malheur
[lancer le référendum]!» En permanence, le spectre
de l’Union démocratique du centre (UDC) et de Christoph
Blocher est agité: c’est une recette éprouvée pour disqualifier
toute réponse syndicale et de gauche rompant avec cet
unanimisme bien-pensant. Après avoir prié, les dirigeants
de l’USS se sont agenouillés.
Organiser la concurrence entre salariés
Ce débat sur l’extension de la libre circulation et sur ses
répercussions sociales, économiques et politiques a lieu
dans un contexte de mise en concurrence des salarié·e·s
entre eux, organisée à une échelle sans précédent –
notamment spatiale et temporelle –, par le patronat et les
gouvernements. L’enjeu est un abaissement massif desdits
«coûts du travail ». C’est-à-dire une augmentation de la
part de la richesse produite par les salarié·e·s que les
propriétaires de capitaux s’approprient sous forme de
diverses rentes, sans que le volume global de l’investissement
augmente.
L’accroissement du temps de travail, son intensification,
les attaques contre le salaire, la remise en cause des assurances
sociales (qui constituent un salaire indirect), la
généralisation des statuts précaires sont autant de formes
que prend cet assaut.
Cette mise en concurrence des salarié·e·s entre eux prend
une dimension transnationale. Elle est aussi une dimension
clé du projet social et politique de l’Union européenne
(UE) et des modalités de son élargissement.
Patronats et gouvernements disposent d’une palette de
leviers pour exacerber cette mise en concurrence des salarié·e·.s entre eux. Le chômage permanent, depuis les années
1980 (1991 pour la Suisse), joue un rôle décisif. Il est alimenté
par une politique économique conservatrice qui freine
la croissance, elle-même dépassée par la hausse de la productivité. Le chômage est ainsi entretenu. A cela s’ajoutent
restructurations des firmes à l’échelle internationale et
chantage aux délocalisations, ainsi que licenciements pour
convenance boursière (licencier pour soutenir le taux des
actions). La concurrence fiscale réduit les ressources en
faveur du secteur social.
Cette mise en concurrence se marie avec le délitement
planifié de la protection des droits des salarié·e·s : droit
du travail, conventions collectives de travail, assurances
sociales. L’organisation syndicale et politique des salarié.
e.s a été durement affaiblie. Cette désorganisation des
dispositifs de défense du salariat a, à son tour, ouvert de
nouveaux espaces pour pousser plus avant cette mise en
concurrence.
«Importer des travailleurs à moitié prix»
Dans ce contexte, l’accord de libre-circulation conclu avec
l’UE et son extension aux nouveaux adhérents est un instrument
supplémentaire sur lequel compte le patronat helvétique
pour accroître encore la pression sur les salarié·e·s,
de toute nationalité, travaillant en Suisse.
Ce qui s’est passé depuis la mise en oeuvre de la 2ème phase
de la libre-circulation, le 1er juin 2004, le montre: en trois
mois, de juin à fin août 2004, le nombre de salariés annoncés
être venus travailler en Suisse pour une période de
moins de trois mois a, selon les autorités, explosé:
39’000.
Il s’agit en majorité de personnes avec des situations précarisées
(travailleurs détachés, faux indépendants, etc.).
Les cas constatés par les syndicats de salarié·e·s venus
d’Allemagne, par exemple, et travaillant pour des salaires
horaires nettement inférieurs aux normes conventionnelles
(de Fr. 10.– au lieu de Fr. 25 par heure dans la construction),
se comptent en dizaines.
Ce n’est, par définition, que la pointe de l’iceberg. «Une
nouvelle mode d’importation: des travailleurs à moitié
prix», titre de façon réaliste le Sonntagsblick du 24 octobre
2004.
Le patronat et les autorités fédérales ne cachent pas que
l’extension de la libre circulation aux nouveaux membres
de l’UE doit faciliter la montée en puissance de ces mécanismes.
«Le principal avantage de cet accord [sur la libre
circulation], pour les entreprises suisses, est de pouvoir
recruter de manière simplifiée des spécialistes étrangers
qui font défaut en Suisse. L’efficacité et la souplesse du
marché suisse du travail [comprendre: notre capacité à
dicter nos conditions] se trouvent améliorées», explique la
centrale patronale economiesuisse (13 septembre 2004).
Aymo Brunetti, l’idéologue néolibéral du Secrétariat à
l’économie (Seco), abonde: «Il est très important de pouvoir
accéder à ce nouveau réservoir de travailleurs [des
nouveaux membres de l’UE, grâce à l’extension de la libre
circulation], afin d’atténuer la pénurie chronique de personnel
– principalement de personnel qualifié – dont [les
entreprises] souffrent.» (Vie économique, mars 2004). Brunetti connaît les chiffres du chômage en Suisse: la
pénurie à laquelle il fait référence renvoie donc à la surabondance
relative permanente de main-d’oeuvre (armée
de réserve) que patronat et gouvernement veulent entretenir
pour exercer une pression durable et décisive sur l’ensemble
des conditions de travail.
Echec des mesures d’accompagnement
Une question est dès lors posée: comment faire face?
Les responsables de l’Union syndicale suisse (USS),
d’UNIA, comme du PSS, misent tout sur les mesures d’accompagnement
et leur prétendu renforcement à l’occasion
de l’extension de la libre circulation.
Or, en l’état, ces mesures ne fonctionnent pas. «Les pires
craintes des syndicats sont confirmées», doit admettre Paul
Rechsteiner, président de l’USS, en conférence de presse
(21 octobre 2004). «Le rôle des cantons [dans la mise en
oeuvre des mesures d’accompagnement]: la plupart n’ont
pas fait leur devoir», réitère Regula Rytz, du secrétariat de
l’USS. Et leur renforcement tel que proposé ne changera
rien de fondamental à cette situation.
Y a-t-il eu un miracle pour que toutes ces objections s’envolent?
Non, il n’y a eu que de vagues promesses. Peter
Hasler le confirme: «Les entreprises suisses ne devront pas
s’attendre à des surcroîts de dépenses et de contraintes
administratives. Souhaitons que l’agitation artificielle
entourant ces nouveautés retombe le plus vite possible afin
de libérer des forces pour une campagne de votations
réussie.» (Employeur suisse, 23 décembre 2004)
La direction de l’USS lui fait écho. Le 5 janvier, elle met
l’accent sur sa volonté de mener une «campagne
vigoureuse en faveur de l’extension de la libre circulation
des personnes qu’elle estime cruciale pour l’évolution
économique de la Suisse» (L’Agefi, 6 janvier 2004)
Pour une unité internationaliste des salariés
Pour contrebattre la concurrence exacerbée entre salarié·e·s
qu’organisent employeurs et autorités, trois objectifs doivent
être poursuivis de concert:
• Reconstituer un socle de droits communs à tous les salariée·e·s, quel que soit leur passeport. Le droit suisse de protection
des salarié·e·s est un des plus faibles d’Europe,
même si la tendance au «moins disant» social s’impose
partout. Lors de son dernier Congrès, en octobre 2002,
l’USS a adopté un document – «Plus de droits sur le lieu
de travail!» (cf. www.sgb.ch) – dressant l’état pitoyable
des lieux et proposant des axes revendicatifs. Une mobilisation
active devrait s’organiser sur cette base.
• Enclencher une activité collective de l’ensemble des salarié·e·s pour la défense de leurs intérêts. Cela va de pair avec
un renforcement de la présence syndicale sur les lieux de
travail.
• Dans ce cadre, travailler à une intégration progressive des
salarié·e·s, indépendamment de leur passeport et de leur
statut, dans un dispositif commun de défense. C’est nécessaire
pour combattre les représentations qui vont aujourd’hui
avec la mise en concurrence des salarié·e·s: d’une part, une identification à «son» emploi, «son» entreprise,
«son» pays, d’autre part, la stigmatisation d’autres salarié·e·s – les travailleurs étrangers, les femmes, les temporaires,
les employé
l
e
l
s de l’entreprise vers laquelle le
patron menace de délocaliser – comme responsables de la
dégradation de sa situation. C’est à cette condition que
peuvent progressivement être reconstruits un sentiment
d’identité d’intérêts et d’appartenance de classe.
L’unité internationaliste des salarié ·e·
s se constituera à partir
de telles activités sociales et politiques pratiques, pas
grâce à l’invocation d’une conception désincarnée – car
abstraite des processus de réorganisation du marché du travail
et des rapports de forces sociaux – de la « libre circulation
».
Le sens d’un référendum
Un référendum contre l’extension de la libre-circulation,
dans les conditions actuelles, a un sens dans une telle
approche d’ensemble. Il devient un moment de cette
bataille sociale et politique. Son message est double :
• Il n’est pas question d’accepter la poursuite du laminage
des droits sociaux de tous les salarié·e·s (tous passeports et
statuts confondus) au nom de la compétitivité de la place
économique – le fameux «Standort» – helvétique.
• Nous sommes favorables à la libre circulation des salarié ·e·
s, et pas seulement entre la Suisse et l’UE. Mais elle
doit impérativement aller de pair avec un renforcement
effectif des droits de tous les travailleurs·leuses.
Une unité contre nature, favorable à l’UDC
La FTMH (un des deux piliers d’UNIA) possède une tradition
«d’unité nationale» pour défendre «notre industrie
suisse»!
UNIA et l’USS reprennent, une fois de plus, la tradition de
défense du Standort Schweiz qui ne signifie rien d’autre
que la défense des modalités les plus efficaces pour assurer
le partage de la valeur ajoutée le plus favorable aux grandes
firmes (elles, internationalisées). Dans chaque pays, de
l’Allemagne à l’Italie, le patronat vend son Standort!
Une unité entre Capital et Travail au nom de la défense de
la place économique suisse laisse la voie libre à la démagogie
de la droite nationaliste qui puise dans les frustrations
et le mécontement populaire. Cette alliance que les
directions syndicales passent avec ceux qui harcèlent de
plus en plus les salarié·e·s fait le jeu des forces ultralibérales
économiquement et néoconservatrices idéologiquement
(l’UDC).
Il eût été irresponsable pour des syndicalistes de combat,
pour des militant·e·s qui ont sans cesse dénoncer les pouvoirs
oppressifs de l’URSS – et de la Chine adulée par
Couchepin et le patronat – de se taire face à une autre
forme de dictature: celle des marchés contrôlés par les
grands monopoles. Car ce sont eux qui organisent effectivement
la concurrence entre salarié·e·s à l’échelle mondiale
et imposent les règles du jeu... un jeu dans lequel sont
sacrifiés «ceux d’en bas».
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