Suisse

 

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Le dumping ferroviaire est confirmé

Guiseppe Sergi *

Peu à peu, les questions qui n’apparaissaient pas tranchées à l’occasion de la campagne de votations du 25 septembre 2005 [portant sur les accords bilatéraux et les mesures d’accompagnement] font surface. Comme on en a souvenir – et cela vaut la peine de le répéter parce que fort souvent, et très vite, on a tendance à oublier ce qui a été dit et affirmé – les fronts en opposition au sein de la gauche s’étaient constitués autour de deux pôles d’arguments: ceux qui affirmaient qu’il était nécessaire de dire «oui» à l’extension de la libre circulation et ceux qui, comme nous, affirmaient que les accords sur la libre circulation s’inscrivaient en réalité dans le cadre de mesures visant à une libéralisation accrue et à venir du marché du travail.

La discussion s’articulait sur lesdites mesures d’accompagnement: une sorte de borne pour ce qui a trait aux droits des travailleurs. Une grande partie de la gauche et des directions syndicales affirmaient que ces mesures étaient aptes à permettre la résistance au dumping salarial et social. Quant à nous, nous affirmions qu’elles étaient absolument insuffisantes et inadéquates pour faire barrage au dumping salarial et social, avant tout dans le contexte helvétique caractérisé par un droit du travail quasi inexistant. Nous avons déjà illustré [voir sur le site A l’encontre l’article en date du 8 avril 2006: «le patronat attaque les contrats» et l’article du 17 mars 2006: «Le dumping avance»] comment dans de nombreux secteurs commencent à se manifester des phénomènes de dumping salarial. Les premières données fournies par les commissions tripartites le confirment. Lesdites mesures d’accompagnement n’ont pu jouer en aucune façon une fonction de frein à cette tendance.

Nous voudrions, ici, présenter un exemple qui touche directement aux mesures d’accompagnement et aux dispositions juridiques qui devraient empêcher le dumping salarial C’est un exemple qui fait la démonstration de la faillite de la stratégie poursuivie par les directions du mouvement syndical.

Des barricades… à l’accord

Comme peut-être certains s’en souviennent, le principal syndicat des cheminots (SEV, Syndicat du personnel des transports) a constitué la dernière grande fédération syndicale de l’USS à prendre position en faveur de l’accord sur la libre circulation à l’occasion du vote du 25 septembre 2005.

Durant de nombreux mois, le SEV avait suspendu sa prise de position parce que, disait-il, il attendait des garanties de part du gouvernement sur une question centrale concernant le dumping salarial. En réalité, depuis des mois, se développait de manière aiguë une polémique concernant les salaires des conducteurs de locomotive allemands employés (et cela depuis fin 2004) dans le trafic transfrontalier. Les conducteurs allemands recevaient un salaire inférieur de quelque 30% de celui en vigueur en Suisse. Le «scandale» avait éclaté en fin 2004 et avait fait monter sur les barricades le SEV, le tenant sur la réserve à l’occasion du débat à propos du soutien des syndicats à l’accord gouvernemental sur la libre circulation. En mars 2005, l’hebdomadaire Area résumait de façon efficace la situation sans une introduction présentant un entretien sur ce thème fait avec François Gatabin, vice-président du SEV: «L’Office fédéral des transports n’a rien à redire sur le fait que les conducteurs de locomotive allemands, payés 30 à 40% de moins que leurs collègues helvétiques, conduisent des locomotives de la société allemande Railion et de son partenaire BLS Cargo en Suisse [BLS - Lötscherbergbahn AG]. Et le Syndicat du personnel des transports (SEV) réaffirme: si se confirme (doivent encore prendre position la direction du département de Leuenberger et le Secrétariat d’Etat à l’économie – Seco) l’autorisation de l’Office fédéral des transports, cela risque de mettre en danger l’adhésion du syndicat – et de ses quelque 50'000 membres – à l’extension de la libre circulation des personnes aux nouveaux pays de l’Union européenne.»

Certains soulignaient que les bases de ce dumping étaient contenues dans l’accord de 1999 ayant trait aux transports terrestres qui prévoyait le libre accès des compagnies de chemin de fer étrangères au réseau suisse. A cette objection le même Gatabin répondait que cela était vrai mais que: «Nous ne voulons absolument pas que le secteur ferroviaire soit soumis à une déréglementation qui ouvre la voie au dumping social et salarial, qui conduise de même à une diminution de la sécurité et de la qualité du service.»

En réalité, le congrès du SEV, fin mai 2005, répétait cette ritournelle. Il menaçait de dire non à l’accord sur la libre circulation si une solution n’était pas trouvée au problème regardant les conducteurs de locomotive allemands.

L’accord s’est fait. Mais comme toutes les autres mesures d’accompagnement, le paquet présenté par Moritz Leuenberger en août 2005 ne contenait que de vagues promesses. Quelques-unes, comme ledit échange de prestations (c’est-à-dire l’acceptation que le conducteur allemand travaille en Suisse à des salaires allemands et que les conducteurs suisses travaillent en Allemagne à des salaires suisses) ne faisait qu’avaliser de fait le dumping salarial. C’était un pas en arrière avec l’espoir d’atteindre d’autres solutions. F. Gatabin s’exprimait ainsi: «L’échange de prestations est une modalité pragmatique – bien que provisoire – pour gérer cette ouverture du marché. Elle ne peut en aucune  mesure être une solution à long terme. Il s’agit de définir et de mettre par écrit les règles de cet échange de prestations avec chacune des compagnies qui ont leur siège en Suisse.»

A côté de cette mesure qui ne résolvait en rien le dumping concret dénoncé, d’autres «concessions» sont faites. La promesse d’un contrat collectif de travail qui devrait être négocié au premier semestre 2006 et qui couvrirait toutes les compagnies ; à cela s’ajoutait la constitution d’une classique commission tripartite qui contrôlerait l’évolution du secteur. En fait, c’est peanuts. Mais cela permet à la direction du syndicat de s’en tirer à bon compte et d’annoncer, à la fin du moins d’août 2005, sa «conviction» qu’il faut soutenir les accords bilatéraux.

Le Seco communique

La faillite de la stratégie empruntée par la direction du SEV est apparue avec clarté le 30 mars 2006 lorsque le Seco a émis un communiqué dans lequel il informait sur les conclusions des travaux d’un groupe de travail spécial (lié à la commission tripartite du secteur) chargé d’étudier la question juridique concernant l’emploi des conducteurs de locomotive étrangers dans le transport ferroviaire international des marchandises. Autrement dit, il s’agit de la fameuse question des conducteurs allemands payés jusqu’à 30 à 40% de moins que leurs collègues suisses.

Le groupe de travail (dans lequel siègent des syndicalistes, des représentants du patronat et de la Confédération) est arrivé à la conclusion suivante: «Selon le droit actuellement en vigueur, toutes les sociétés ferroviaires opérant sur les frontières sont soumises à la législation suisse en matière de travail et doivent être en possession d’une attestation suisse pour ce qui a trait à la sécurité. Par contre, les sociétés ferroviaires ayant leur siège dans l’UE (Union européenne) ne sont pas tenues à respecter les conditions de travail en vigueur en Suisse dans les branches analogues pour que la Suisse reconnaisse leur autorisation d’accès au réseau de transport.»

On prend acte ainsi de la validité d’une situation telle qu’envisagée par la directive Bolkestein qui vise à faire valoir les conditions du pays d’origine.

Autrement dit, les conducteurs allemands (et avec eux tous les autres) pourront tranquillement travailler en Suisse tout en étant payés – par une compagnie dont le siège n’est pas en Suisse – sur la base des conditions existant dans le pays où la firme les a engagés. Difficile d’être plus clair­.

Le Seco écrit encore: «… étant donné le cadre légal actuel et les accords conclus avec l’UE, les dispositions suisses concernant l’examen des conditions de travail usuelles dans la branche ne s’appliquent pas au transport ferroviaire international de marchandises». Il faut centrer l’attention sur la formule «étant donné le cadre légal actuel». En effet, elle fait surgir immédiatement une interrogation: pourtant les mesures d’accompagnement n’avaient-elles pas renforcé les conditions juridiques visant à éviter le dumping salarial ? Manifestement non. Toutes ces histoires, tous ces mensonges ont été racontés aux salarié.e.s avec la seule idée de les pousser à accepter une libéralisation du marché du travail dont ceux qui en profitent seront seulement les patrons, suisses et étrangers, des secteurs public et privé. Voilà l’amère vérité que cette nouvelle histoire de façon indiscutable.

CCT et mesures d’accompagnement

Parmi les mesures présentées comme décisives pour empêcher le dumping salarial et social dans le secteur, il y avait la promesse patronale d’aboutir à l’élaboration d’un contrat collectif de travail cadre qui permette d’éviter la concurrence vers le bas des conditions salariales. Pour appuyer son soutien aux accords bilatéraux, la direction du SEV présentait ainsi cette importante «victoire»: «Ces trois compagnies, CFF, BLS, SOB-Südostbahn, se sont engagées par écrit à participer à des négociations dans un cadre constructif pour une CCT cadre définissant des conditions modernes d’ici la fin du premier trimestre 2006.»

L’évolution de la situation est examinée par tous. Non seulement il n’existe même pas l’ombre d’un contrat cadre qui permettrait d’harmoniser les conditions salariales et dès lors de faire obstacle au dumping salarial. Mais les CFF ont dénoncé les deux CCT en vigueur – celle du personnel des CFF et celle des salariés de CFF Cargo – avec l’idée «d’harmoniser» les conditions de travail du personnel des CFF et aussi les conditions salariales avec celles en vigueur dans la compagnie BLS qui sont inférieures à celles en vigueur pour le personnel des CFF. A souligner que le SEV a signé le contrat en vigueur chez BLS.

De plus, comme l’a indiqué clairement la direction des CFF, l’objectif est aussi d’adapter les conditions de salaire et de travail (horaires, indemnités) de certains secteurs des CFF en ayant comme référence celles de secteurs économiques comparables. Dans ce sens, la volonté de soumettre les travailleurs des ateliers mécaniques des CFF aux conditions en vigueur dans l’industrie est tout à fait exemplaire. La référence est explicite au contrat collectif en vigueur dans l’industrie des machines qui, comme on le sait, n’indique aucun salaire minimum (il est fixé au niveau de chaque entreprise et signé individuellement entre le travailleur et l’employeur). Tout cela ne peut que conduire à craindre la vague de dumping salarial. (Traduction A l’Encontre)

* Article paru dans le journal du MPS-Tessin, Solidarieta, numéro 8, 2006

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