Suisse

 

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Le dumping avance

Giuseppe Sergi *

L’offensive menée de concert par le monde politique, économique et académique pour convaincre les salarié·e·s de Suisse que les accords bilatéraux [avec l’Union européenne (UE) à 25] offrent des possibilités exceptionnelles pour ce pays ne connaît pas de trêve. Et qu'il n’y a pas de raisons de craindre, dans le futur, une péjoration des conditions économiques et sociales de celles et ceux qui vivent en Suisse (quelle que soit leur nationalité). Autrement dit, il n’existe même pas l’ombre du dumping salarial et social qui était craint.

Une étude «tranquillisante»

Dans ce contexte, le rapport présenté le 2 mars 2006  par un groupe de chercheurs de l’Université de Genève – étude placée sous la direction du Professeur Yves Flückiger – est significatif. Elle a été commandée par l’Office fédéral des migrations.

Le rapport analyse les «effets sur le marché du travail suisse de l’élargissement de la libre circulation des personnes des nouveaux pays membres de l’Union européenne». En d’autres termes, il est fait référence aux pays concernés par les accords soumis à votation populaire du 25 septembre 2005.

Il s’agit – et cela ne pourrait en être autrement, puisque l’accord voté en septembre n’a pas encore été ratifié – d’une étude prospective qui se fonde sur des hypothèses théoriques et sur l’analyse de données concernant ces pays, mais de données relevant du passé. Autrement dit, sur la base de la situation de salarié·e·s qui venaient travailler en Suisse dans le cadre des dispositions légales précédentes: contrôle sur les salaires d’embauche, priorité à la main-d’œuvre établie, etc. Dès lors, comme on pouvait s’y attendre, les conclusions de cette étude sont plus que tranquillisantes. Il n’y aura pas une invasion de «plombiers polonais» ; au maximum, selon l’étude, quelque 50'000 personnes par année arriveront en provenance de ces pays. Il n’y aura pas de dumping salarial: bien que les salaires des travailleurs immigrés soient plus bas, le différentiel restera contenu. Il n’y aura pas de substitution de travailleurs «indigènes» par des travailleurs venant de ces nouveaux pays d’émigration: ce seront en réalité des secteurs, traditionnellement déjà, occupant une bonne partie des travailleurs immigrés (agriculture, hôtellerie-restauration, commerce de gros et commerce de détail et secteur de la santé) qui attireront le gros de ces nouveaux immigré·e·s.

Alors, tout est en ordre ? Aucune des indications de cette étude ne permettent de confirmer les dynamiques que nous avons présentées à l’occasion de la campagne référendaire du 25 septembre, portant sur les accords bilatéraux et plus spécifiquement sur les mesures d’accompagnement.

Le 25 septembre, quel était le débat ?

Ce type d’études permet de répondre (et de tranquilliser) tous ceux (et ils sont nombreux) qui ont participé à la discussion sur les accords concernant la libre circulation en ayant foi dans les arguments des opposants de droite. Tous ceux– la droite nationaliste et xénophobe, un secteur de l’UDC, la Lega tessinoise – qui ont appelé à voter «non» à partir d’une orientation xénophobe et nationaliste. Autrement dit, il s’agit de tous ceux qui, pour être synthétique, présentent la libre circulation comme aboutissant à une invasion massive de travailleurs à bas prix, prêt à «voler le travail» de celles et ceux qui résident déjà dans ce pays.

Or, nous savons que la réalité de l’immigration ne fonctionne pas selon cette modalité. L’expérience même de l’Union européenne montre que les flux migratoires – des pays les plus pauvres vers ceux les plus riches – sont en substance assez limités.

Par contre, nous avons insisté – nous et tous ceux qui se sont battus pour un «non de gauche» aux accords bilatéraux lors de la votation du 25 septembre – sur un fait: les accords bilatéraux (les premiers et ceux qui furent soumis à la votation en septembre 2005) représentaient une libéralisation accrue et définitive du marché du travail ouvrant la porte au dumping salarial et social. Nous avons expliqué que le problème ne résidait pas, si nous voulons nous maintenir dans le cadre de métaphore utilisée, dans l’arrivée future du «plombier polonais», mais dans la présence déjà enracinée de «plombiers allemands, français, italiens, etc.».

Et nous avions mis l’accent sur le fait qu’un accord de principe en faveur de la libre circulation – libre circulation pour laquelle nous nous sommes toujours battus – devait prévoir des mesures d’accompagnement vraiment efficaces et aptes à opposer une solide résistance au dumping salarial et social. Or, cela n’était pas le cas. Ni pour ce qui a trait aux mesures d’accompagnement prévues à l’occasion des premiers accords bilatéraux – puisque même les directions syndicales avaient reconnu leurs insuffisances –, ni pour celles «bis» envisagées dans l’accord soumis au vote le 25 septembre. [1]

Le dumping avance

Alors que l’on se tranquillise avec des études concernant un avenir assez lointain (et de fait marginal), le dumping salarial et social avance de façon lente mais inexorable. Il emprunte trois voies.

La première, essentielle, est celle du processus de rotation normal [remplacement] à l’intérieur même du marché du travail. Même dans ces secteurs où le nombre total de travailleurs immigrés ne change pas, leur rotation a poussé vers le bas les niveaux de salaires. Cela en particulier dans les secteurs – qui représentent la grande majorité des travailleurs actifs en Suisse – où ne sont pas en vigueur des conventions collectives de travail (CCT) qui contiennent des clauses obligatoires générales (concernant les salaires, les horaires de travail, etc.).

Dans tous ces secteurs, les «nouveaux entrants» le sont à des conditions salariales et de travail plus mauvaises que celles auxquelles étaient soumis ceux et celles qu’ils vont remplacer. Et ce processus s’explique par une raison toute simple. Là où il n’existe pas de CCT, ayant les dispositions précitées, il n’y a plus aucun mécanisme de contrôle.

Avant les accords bilatéraux subsistaient quelques «filtres» qui, même très limités et parfois discutables, exerçaient une sorte de contrôle: en particulier la fixation des salaires usuels ; le contrôle que l’entreprise qui engageait de nouveaux travailleurs immigrés n’avait pas effectué de licenciements récemment ; enfin le contrôle ayant trait à une recherche par cette entreprise de main-d’œuvre sur le marché local existant.

Tout cela a disparu et la fixation des salaires et des conditions de travail s’effectue, dorénavant, dans la majorité des cas, au travers d’un accord individuel entre le travailleur et l’employeur. Avec les  résultats à la baisse que chacun peut imaginer. Mais ce processus est lent et a besoin de quelques années pour se diffuser pleinement.

A court terme, seconde voie, ce sont d’autres facteurs qui poussent en direction du dumping, facteurs qui échappent totalement aux «contrôles» et auxdites mesures d’accompagnement. Nous pensons avant tout à la multiplication quasi par deux, en peu de temps, desdits permis de brève durée qui représentent, en fait, une sorte de nouveau statut de travailleur saisonnier et qui sont effectivement contrôlés que dans quelques secteurs (là où sont en vigueur de réelles CCT et d’autres formes de contrôle).

Mais un troisième élément fondamental du dumping réside dans la présence, toujours plus massive, de travailleurs «indépendants» immigrés qui échappent totalement, eux aussi, par leur statut à quelque contrôle que ce soit ou dispositions légales.

Fruit de la réorganisation flexible et précaire du  marché du travail capitaliste, le statut «d’indépendant» exerce une pression à la baisse sur les salaires et sur les conditions de travail des salarié·e·s normaux, «dépendants». Et cela, indépendamment du fait que les «indépendants» soient déjà présents sur le marché du travail «indigène» ou viennent de l’étranger.

Toutefois, la présence massive de travailleurs immigrés de  cette catégorie («indépendants») représente un élément de pression à la baisse sur les salaires et de péjoration des conditions de travail dans de nombreux secteurs: depuis la construction et les branches artisanales qui lui sont liées jusqu’aux secteurs plus «modernes» de la programmation informatique, des services technologiques aux entreprises, des soins de santé et des soins aux personnes (EMS). Et ce processus s’effectue sans aucune possibilité d’intervention et de contrôle.

Traduction, rédaction A l’encontre.

* Giuseppe Sergi est rédacteur responsable du bimensuel du MPS en langue italienne, Solidarietà. Cet article a été publié dans le numéro daté du 9 mars 2006.

1. Une réunion en vue de l'entrée en vigueur des accords de libre-circulation le 1er avril 2006 a réuni, le 15 mars 2006, divers représentants des autorités, du patronat et des syndicats, entre autres pour la région du Jura bernois. A cette occasion les contrôleurs ont indiqué: «"Durant le dernier trimestre 2005, sur 561 contrôles, 130 infractions supposées ont été signalées"."C'est beaucoup!" a constaté le député Jean-Pierre Rérat [radical de Sonvilier], présent dans la salle. Les contrôleurs ont acquiescé et assuré que sans ces contrôles la situation deviendraient très vite chaotique.»(Le Journal du Jura,16 mars 2006) Nous reviendrons sur ces contrôles, leur réalité et leur dynamique. réd.

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