Suisse

Temps de travail: les multiples facettes de la flexibilité

 

Document: un état des lieux dressé par le syndicat comedia

Le syndicat comedia est en Suisse le syndicat des salarié·e·s de l'imprimerie, des journalistes, du personnel des médias électroniques, des employé·e·s de librairie ainsi que des personnes travaillant dans le secteur du graphisme et de la flexibilité. Le 20 avril 2002, comedia a organisé une conférence nationale pour discuter de la réalité vécue aujourd'hui par les salarié·e·s en matière de temps de travail et de flexibilité et pour réfléchir aux réponses syndicales à cette situation. Cette journée a été préparée par un long débat interne à ce syndicat (cf. www.comedia.ch/temps-de-travail) Nous reproduisons ici, à titre de document, le compte rendu paru dans le journal de comedia, m-magazine, de la table ronde tenue à cette occasion, qui dresse un état des lieux dans les différents secteurs où intervient le syndicat comedia. La photographie qui en ressort éclaire les contraintes auxquels sont confronté·e·s un nombre croissant de salarié·e·s et les débats que cela provoque. (Réd.)

«Il faut protéger les acquis. Nous avons besoin de règles précises et fixes pour les horaires de travail, pour nous protéger des abus des employeurs. Si le temps de travail est complètement flexibilisé, cela sera une très lourde perte pour nous»: cette conviction de la représentante du secteur cartonnage et reliure, la collègue Colette Duc de Fribourg, résume un sentiment très souvent exprimé lors de la table ronde du matin. Pour dresser l'état des lieux, cette table ronde, animée par Erika Trepp, secrétaire femmes de la FCTA, réunissait un·e représentant·e de chaque secteur de comedia ainsi que de la commission femme et de la commission jeunesse. Les deux heures de discussion ont montré combien la flexibilité pèse partout sur les conditions de travail, même si elle prend des formes partiellement différentes.

Horaires à rallonge

Ainsi Ruth Schildknecht explique que pour le personnel des librairies la question la plus importante est celle des heures supplémentaires, très fréquentes. Résultat: des horaires à rallonge, pour des salaires bas.

La situation se dégrade encore lorsque les ouvertures des commerces sont libéralisées. Or la droite et les milieux patronaux ont remis cette question sur le tapis dans de nombreux cantons. C'est un motif de quitter la branche pour nombre de salarié·e·s.

Dans le cadre du renouvellement du contrat collectif de travail de la librairie en Suisse alémanique, l'association patronale a même proposé d'introduire l'annualisation du temps de travail, afin de permettre aux employeurs de ne plus payer les heures supplémentaires, qui seraient simplement compensées durant les périodes «creuses». Comedia s'y est opposé.

Le double d'il y a dix ans

Pour Hans Oppliger, président du secteur imprimerie, l'intensification du travail est le trait marquant de la situation actuelle. «Tu fais aujourd'hui le double d'il y a dix ans.» Les énormes investissements en machines accroissent cette pression: il faut les faire tourner le plus possible. Résultat: augmentation du travail en équipe et de nuit, samedis et parfois même dimanches sacrifiés.

Contrairement à ce qu'on prétend souvent, cette évolution s'accompagne, selon Hans Oppliger, d'un renforcement de la hiérarchisation au sein des entreprises. Les marges de manœuvre pour organiser son travail, entre collègues, fondent. Simultanément, l'archipel des statuts précaires s'étend. Ces changements sont une source de stress permanente pour l'ensemble des salarié·e·s. Sans réaction collective et syndicale, ils minent la solidarité entre travailleurs·euses.

Flexible... par manque de choix

En décrivant la situation dans les entreprises de gainerie ou du cartonnage, Colette Duc a mis en évidence une autre facette de la flexibilité: comment des bas salaires généralisés sont de fait un instrument pour faire accepter une flexibilité de plus en plus ample. Les heures supplémentaires par exemple: même largement sous-payées, elles sont toujours un petit plus auquel il est difficile de renoncer quand les salaires ne dépassent pas les 3000 fr. brut par mois. S'ajoute la crainte de perdre son emploi, si l'on se rebiffe, alors que l'on est sans formation.

Dans un tel secteur, la diminution du temps de travail n'est pas un thème d'actualité. Par contre, il est urgent de défendre des règles qui mettent des limites au pouvoir patronal et à son arbitraire. A sa capacité de renvoyer les gens à la maison «parce qu'il n'y a pas de travail». Ou, au contraire, d'imposer sans avertissement des heures supplémentaires, plaçant dans des situations impossibles par exemple les femmes qui élèvent seules leurs enfants.

Les pièges de l'auto-exploitation

Esther Brüni, de Berne, a apporté quelques éclairages sur la réalité vécue dans la branche des bureaux de graphisme. La présence syndicale ne fait que commencer de s'y organiser. Les collègues du secteur ont diffusé un questionnaire. La majorité de celles et ceux qui ont répondu, et qui sont salarié·e·s dans des bureaux de graphismes, font des semaines de travail de plus de 50 heures. 60 % ne touchent pas un centime pour les heures supplémentaires: leur salaire correspond dans les faits à un engagement sans limite de temps. Chez celles et ceux qui travaillent comme indépendants, les horaires de travail sont également très longs: c'est la condition pour dégager des salaires suffisants. Face à ce constat, Esther Bruni souligne l'importance de s'opposer à toute annualisation du temps de travail.

Esther Brüni éclaire également une autre facette de cette réalité. De nombreux jeunes travaillent dans les agences de publicité. Ils s'identifient fortement à leur travail. De plus, être passé dans une agence renommée est décisif pour faire son chemin dans la profession. On n'hésite donc pas à s'engager sans compter, pour des salaires très bas. En d'autres termes, c'est le règne de l'auto-exploitation. Avec les risques que cela implique sur la durée, lorsque se présentent des difficultés: épuisement, burn-out, etc.

«Une certaine maîtrise de son temps...»

Serge Gnos, secrétaire central du secteur presse, considère que la situation dans les rédactions est contrastée. D'un côté, la CCT ne prévoit aucune règle collective pour la durée du temps de travail. Les rédactions doivent assurer la production d'un nombre croissant de pages avec des effectifs qui ne suivent pas. Et les exigences, en terme d'actualité en particulier, ne cessent d'augmenter. Il en découle souvent des heures supplémentaires qui ne se comptent plus.

D'un autre côté, Serge Gnos considère que les journalistes continuent à disposer, malgré tout, d'une certaine maîtrise sur leur temps. Ils et elles peuvent s'organiser, individuellement ou collectivement, pour réaliser le travail qui leur échoit. Le fait que les salaires d'entrée dans la profession soient relativement bons, estime Serge Gnos, facilite aussi l'accession à des emplois à temps partiel. Plus fondamentalement, une certaine flexibilité est, de l'avis de Serge Gnos, inséparable du travail journalistique, consistant à couvrir l'actualité. Il en tire dès lors une conclusion: il faut certes refuser la flexibilité imposée par les employeurs. Mais il ne faut pas lui opposer des normes rigides, mais plutôt une exigence de gestion autonome de son temps par les salarié·e·s.

«Les horaires des crèches aussi flexibles ?»

Rosemarie Rüdinger, membre de la commission femmes, a attiré l'attention sur l'impact de la flexibilité pour les femmes. «Avec un horaire régulier, il est possible de s'organiser si l'on doit s'occuper de ses enfants. Mais avec des horaires flexibles, comment faire ? Les horaires des crèches seront-ils aussi flexibles ?» Pour Rosemarie Rüdinger, pour freiner la flexibilité, il faut renchérir massivement le prix que doivent payer les employeurs, par exemple pour les heures supplémentaires, y compris pour celles et ceux qui travaillent à temps partiel.

Finalement, Florian Aicher, membre de la commission jeunesse, a attiré l'attention sur une question. Il peut exister parmi les jeunes un intérêt pour la flexibilité, perçue comme une certaine liberté et la possibilité de sortir du carcan de la vie régulière des adultes. Il y a là un défi pour le syndicat. Comment faire comprendre aux jeunes qu'en l'absence de règles, ce sont ceux qui ont le pouvoir - les employeurs - qui décident, en dernier ressort, des horaires ? Pour Florian Aicher, la conclusion est claire: «Il ne faut pas mettre le petit doigt dans le mécanisme de la flexibilisation». Par contre, la diminution du temps de travail devrait être une priorité.

Deux approches différentes

Impossible de résumer ici la richesse des interventions qui ont suivi ces présentations. Retenons cependant un débat, déclenché par l'intervention de Serge Gnos, qui a rendu visibles deux approches différentes de cette question.

Ainsi, Jean-Brice Willemin, journaliste depuis 20 ans et travaillant actuellement pour un titre d'Edipresse, considère que ce qui est vécu dans les rédactions ne correspond pas au tableau dressé par Serge Gnos. «Enormément de journalistes sont déçus par l'évolution du métier». Les éditeurs sont désormais les seuls maîtres à bord, les rédacteurs en chef étant réduit au rôle d'exécutants. Parler d'autonomie, dans un tel cadre, n'a guère de sens. J.-B. Willemin est également frappé par le «fort individualisme» qui domine parmi la nouvelle génération de journalistes. «Ils ne voient pas que c'est ensemble qu'ils pourront défendre leurs droits.» En mettant unilatéralement l'accent sur l'autonomie, on ne fait que renforcer cette tendance qui est tout bénéfice pour les employeurs. A l'inverse, un collègue du Tages-Anzeiger, Stephan Hostettler, a souligné que la flexibilité est une dimension intégrante du métier de journaliste. Cela plaide, à son avis, pour une approche syndicale de la question du temps de travail tenant compte des différences entre secteurs. Cette opinion a été reprise par plusieurs intervenant·e·s.

Jürg Zaugg, du secteur imprimerie à Berne, a pointé une autre facette du problème. Les employeurs ont besoin d'individualiser les situations et de faire éclater les collectifs de salarié·e·s pour imposer leur flexibilité. En mettant au centre de ses objectifs l'autonomie en matière de temps de travail, comme le propose Serge Gnos, le syndicat apporterait de l'eau au moulin à cette dérive. Alors que le véritable enjeu est de construire un rapport de force sur les lieux de travail, indispensable pour mettre des limites au despotisme patronal. «Que veut dire parler d'autonomie, alors qu'on est incapable de faire respecter les pauses ? Revenons à la réalité», a renchéri Hans Oppliger. «Nous avons besoin de reconstruire une force collective des salarié·e·s, en particulier pour poser la question cruciale des effectifs insuffisants, sans laquelle il n'y a pas de réponse à la flexibilité patronale.» Pour Brigitte Hévin, libraire, seule une attitude ferme de refus de la flexibilisation et, en particulier, de l'annualisation, peut permettre de mettre un cran d'arrêt à la dégradation constante des conditions de travail. Pierre Djongandeke, président de la section de Genève, a aussi insisté sur l'importance de garde-fous collectifs pour bloquer la flexibilité, qui a des conséquences négatives importantes sur la vie familiale et la santé.

Serge Gnos a répondu qu'il est également convaincu de la nécessité de combattre la flexibilité patronale et que cela ne sera possible qu'en cherchant à construire des rapports de force. A son avis, un syndicat ne peut cependant pas s'arrêter là. Il doit aussi indiquer des perspectives, correspondant à sa conception de ce que devraient être les règles souhaitables en matière de temps de travail. Or, à son avis, les horaires réguliers, de type industriels, ne correspondent plus aux attentes de nombreux salarié·e·s. Il est donc indispensable d'imaginer de nouveaux modèles - Hans-Peter Graf, coordinateur de la région Zurich Suisse orientale est aussi intervenu dans ce sens - montrant aux salarié·e·s comment ils pourraient avoir davantage d'autonomie dans la gestion de leur temps.

Le débat est loin d'être clos.

J.-F. Marquis

(30 avril 2002)

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