Conditions de travail et santé
 
 

Une étude tire la sonnette d'alarme

Une nouvelle étude sur les effets des conditions de travail sur la santé - Elisabeth Conne-Perréard, Marie-José Glardon, Jean Parrat, Massimo Usel, Effets de conditions de travail défavorables sur la santé des travailleurs et leurs conséquences économiques, 110 p. - a été rendue publique en janvier 20021. Elle émane de l'officielle Conférence romande et tessinoise des offices cantonaux de protection des travailleurs, qui réunit les inspections du travail de ces cantons.

Cette brochure se base sur la très nombreuse documentation existant à l'échelle internationale - et un tout petit peu en Suisse - au sujet des liens entre organisation et conditions de travail, d'une part, et santé des salarié·e·s d'autre part. Elle apporte une nouvelle confirmation supplémentaire de l'importance décisive de cette question pour la politique syndicale mais également pour toute politique de santé publique. Elle est aussi une invitation à développer en Suisse les travaux sur cette question, à l'image de ce qui se fait depuis des décennies chez nos voisins.

Tour d'horizon

Le cúur de la plaquette éditée par la Conférence romande et tessinoise des offices cantonaux de protection des travailleurs est composé de six chapitres, abordant, chacun sous un angle différent, la question des liens entre conditions de travail et santé.

Les deux premiers traitent de cette thématique en partant de deux réalités de l'organisation du travail connues pour avoir des impacts importants sur la santé. Il s'agit, d'une part, du travail en équipe et / ou de nuit, ou du «travail posté» comme l'on dit chez nos voisins français, d'autre part, des facteurs psychosociaux caractérisant les postes de travail. On désigne par ce terme les caractéristiques d'un emploi - charge de travail, latitude de décision laissée au salarié·e, contraintes de temps, degré de sollicitation et de mise en valeur des compétences, etc. - qui contribuent à rendre un emploi plus ou moins «stressant».

Les quatre chapitres suivants présentent les résultats d'études portant sur l'impact que les conditions de travail peuvent avoir sur les risques de troubles musculo-squelettiques (TMS), de maladies cardio-vasculaires, d'atteintes à la santé mentale et de cancers professionnels.

Ces quatre ensembles de pathologies, d'atteintes à la santé, n'ont pas été choisis au hasard. Parmi les arguments plaidant pour ce choix:

• Les maladies cardio-vasculaires restent la première cause de mortalité en Suisse, pour les hommes comme pour les femmes ; de nombreuses études ont établi un lien entre certaines conditions de travail et risque accru d'accident cardio-vasculaire.

• Les cancers sont également une cause majeure de mortalité. Une étude existe en Suisse, analysant le type de tumeurs déclarées en lien avec les activités professionnelles des personnes atteintes. Des réalités comme celle de l'amiante ont mis en évidence le rôle que l'environnement du travail peut jouer dans la diffusion de certains cancers.

• Les maladies de l'os et du système locomoteur - ce qui recoupe en partie les TMS - ainsi que les maladies psychiques sont les premières responsables des nouveaux cas de rentes invalidité en Suisse, à raison de, respectivement, 31 % et 30 % des nouvelles rentes.

Nous n'allons pas résumer ici l'ensemble des résultats compilés dans la brochure: un résumé est disponible sur le site Internet: www.jura.ch/services/amt/travailetsante ; Nous attirerons simplement l'attention sur trois questions.

Les coûts de la santé… et du travail

«Nous pensons qu'une partie des coûts actuellement pris en charge par l'assurance maladie représente une forme d'externalisation des coûts par les entreprises.» (p. 6) Ce constat n'est pas neuf ; il est cependant systématiquement occulté lorsqu'on parle des coûts de la santé, de leur prétendue explosion et de l'évolution des primes maladie.

Certes les accidents et les maladies professionnelles sont couverts dans un cadre particulier, celui de l'assurance accident. Cependant, les maladies professionnelles reconnues - et donc donnant droit à une indemnisation - ne constituent qu'une très petite partie des affections provoquées par les conditions de travail. Le reste est couvert de l'assurance maladie et est donc très largement pris en charge par les assuré·e·s. Or, les auteurs rappellent que des études réalisées au Danemark aboutissent à la conclusion que 15 % environ des coûts globaux de la santé seraient en fait à attribuer à des maladies liées au travail (p. 95).

Deux conclusions découlent de ce constat.

• La campagne permanente sur la prétendue explosion des coûts de la santé est particulièrement trompeuse et scandaleuse. Elle vise notamment à culpabiliser les assuré·e·s qui «consommeraient trop», alors qu'elle fait silence sur une des causes importantes du recours aux soins: des conditions de travail qui sont devenues nettement plus éprouvantes du fait des restructurations imposées par les employeurs. Tant que cette réalité ne sera pas prise en compte, tout le débat sur la santé et ses coûts sera faussé.

• C'est aussi un argument supplémentaire pour rompre avec le système actuel et profondément antisocial de cotisations maladies par tête, qui frappe particulièrement celles et ceux qui ont des bas et moyens revenus. Des cotisations en pour cent du revenu, avec une participation des employeurs, sur le modèle de l'AVS, s'imposent.

Danger de sous-estimation

L'étude de Conne-Perréard, Glardon, Parrat et Usel attire également l'attention sur un mécanisme bien connu, qui tend à dissimuler l'ampleur effective des effets des conditions de travail sur la santé. Il s'agit de ce qui est appelé en anglais par le terme de «healthy worker effect», c'est-à-dire du biais découlant de la sélection des travailleurs sains.

De qui d'agit-il ? Des conditions de travail éprouvantes ont pour effet de sélectionner, sur la durée, des personnes qui sont mieux à même de leur faire face. Les auteurs illustrent ce mécanisme avec l'exemple du travail posté (travail en équipe et de nuit). Toutes les études montrent que, sur la durée, celles et ceux qui tiennent moins bien le coup - pour des raisons de santé, de mode de vie, d'âge, de «constitution» - ont tendance à partir dès qu'ils le peuvent pour prendre un emploi avec un horaire plus «normal».

Résultat. D'une part, parmi les personnes qui continuent à travailler de nuit ou en équipe, on trouve davantage de personnes - en bonne santé, jeunes - résistant mieux à ces horaires. D'autre part, les effets du travail posté subi par celles et ceux qui ont quitté ce genre d'emplois sont «oubliés», alors mêmes qu'ils sont importants et durables. Ces deux mécanismes ont pour conséquence d'atténuer fortement les conséquences visibles, et donc reconnues, de ces horaires sur la santé (maladies cardio-vasculaires, troubles gastro-intestinaux, risques accrus, pour les femmes, de grossesses arrivant prématurément à terme et donnant naissance à des enfants de poids inférieur à la moyenne). Une expression de ce phénomène est l'argument classique, que tout syndicaliste a déjà entendu mille fois: «Mais, chez nous, personne ne se plaint de travailler la nuit, au contraire.»

L'étude de la Conférence romande et tessinoise des offices cantonaux de protection des travailleurs rappelle qu'il ne faut pas s'arrêter à ces apparences trompeuses. Elle livre des données très claires, provenant de l'enquête suisse sur la santé: «Le travail de nuit et le travail en équipes sont à l'origine de nuisances particulières qui affectent en Suisse près de 275000 hommes et 230000 femmes. Cela correspond à environ 15 % des personnes occupées à plein temps ou à temps partiel âgées de 15 à 65 ans (62 ans chez les femmes). 18 % des personnes travaillant de nuit et / ou en équipe connaissent des problèmes de santé liés à ces modes d'activité. La moitié d'entre elles déclarent souffrir de troubles du sommeil. Parmi les autres problèmes dont cette population se dit affectée, on trouve dans l'ordre: la fatigue (39 %), la nervosité et l'irritabilité (19 %) et des problèmes de digestion (14 %).» (p. 14) Encore plus intéressant, la même enquête a mis en évidence que 13 % des salarié·e·s qui pratiquaient au moment de l'enquête un horaire normal avaient, par le passé, travaillé de nuit et / ou en équipes. Or, un peu moins d'un quart (23 %) d'entre eux avaient connu des problèmes de santé liés au travail posté. Parmi ces personnes, 44 % ont souffert de problèmes de santé qui les ont obligés à interrompre leur activité et 18 % étaient toujours affectées par ces problèmes au moment de l'enquête (p. 15).

La conclusion est nette: les effets nocifs du travail de nuit et / ou en équipe sont très souvent sous-estimés. Le mouvement syndical a la responsabilité de relancer un combat majeur pour en réduire l'ampleur - et non pour en faciliter l'extension, comme le fait la nouvelle Loi sur le travail de 1998, qui a reçu la bénédiction de l'USS - et pour étendre les protections et les compensations dues aux salarié·e·s devant effectuer de tels horaires.

L'autonomie: un choix de santé… et de société

La brochure des inspectorats romands et tessinois du travail rappelle également que le degré d'autonomie réelle dont jouissent les salarié·e·s - c'est-à-dire leur latitude de décider du processus de travail et d'utiliser ainsi pleinement leurs qualifications professionnelles - a des conséquences importantes sur leur santé.

Les études ont mis en évidence le fait que la combinaison: 1°) de fortes exigences, 2°) d'un faible contrôle (peu de latitude de décision et de possibilités de développer ses compétences) et 3°) d'un faible soutien social au travail (on doit se débrouiller tout seul face à des tâches imposées) constitue une configuration soumettant les salarié·e·s à un stress accru, source d'atteintes à la santé (p. 26). Le manque d'autonomie accroît également le risque de souffrir de troubles musculo-squelettiques parmi les personnes devant par exemple exercer des tâches répétitives, avec des positions contraignantes. Les liens entre tension au travail, faible autonomie, et maladies cardio-vasculaires et / ou hypertension sont également connus.

Or, les changements dans l'organisation du travail sont aujourd'hui souvent caractérisés par:

• une augmentation extraordinaire des contraintes de temps, de délai, de procédure (qualité, hygiène), etc. ;

• un développement, en partie sous des formes nouvelles, du travail répétitif ;

• la mise en place, parfois, de hiérarchies «allégées», qui ne correspond pas à une autonomie accrue pour les salarié·e·s, mais à un report sur leurs épaules de la responsabilité de se débrouiller, seuls, face aux impératifs imposés en terme de délais et de qualité.

Cet exemple met en évidence comment la lutte pour une meilleure protection de la santé des salarié·e·s converge, dans les faits, avec une question sociale plus ample: quelle maîtrise les salarié·e·s, qui constituent l'écrasante majorité de la population et qui sont à l'origine, par leur travail, de la richesse sociale, ont sur les choix de développement de nos sociétés, sur ce qui est produit et comment, sur la répartition des revenus qui découlent de l'organisation sociale.

En d'autres termes, le combat pour une protection de la santé et celui pour une démocratie effective, ne s'arrêtant pas aux portes des entreprises, vont de paire.

1. Pour la commander: Office cantonal de l'inspection et des relations du travail (OCIRT), 23 rue Ferdinand-Hodler, 1207 Genève

(mai 2002)