N° 4 Janvier 2002

Etats-Unis: Enron

La «justice sans limites» du «nouveau capitalisme»

En décembre 2001, le groupe Enron dépose son bilan et licencie le quart de ses effectifs, après l'effondrement de son cours boursier. Cette faillite soudaine, la plus grosse de toute l'histoire américaine des entreprises, n'est pas sans rappeler celle de nombreuses dotcoms. Excepté que, dans son cas, il s'agit de l'une des toutes premières sociétés américaines, cotée sur cinq des plus grandes places financières de la planète, donc censée être scrutée par les marchés financiers. Or les nombreuses enquêtes en cours laissent supposer l'existence de failles très importantes du système de «corporate governance» [gouvernement d'entreprise], sinon de fraudes. Cette affaire témoigne en outre de l'absence totale de fiabilité du système privé de retraites aux Etats-Unis, livré aux risques des marchés financiers. Les salariés d'Enron ont assisté, impuissants, à la ruine de leurs plans d'épargne retraite pendant qu'une poignée de dirigeants empochaient 1 milliard de dollars en levant leurs stock options1. Cette affaire prend toutes les allures d'un scandale politique, tant les connexions entre l'équipe dirigeante d'Enron et l'actuelle équipe de la Maison-Blanche paraissent étroites.

Catherine Sauviat*

* Economiste, auteure de travaux sur l'économie américaine, les fonds de pension, le mouvement syndical aux Etats-Unis.

Un pur produit de la déréglementation financière et énergétique

Ce groupe texan, basé à Houston et fort de 21000 salariés dans le monde, est issu d'une fusion opérée en 1985, entre deux entreprises de distribution de gaz naturel (Houston Natural Gas et InterNorth), sous la direction de Kenneth Lay. Porte-drapeau de la déréglementation du secteur de l'énergie, cet ami personnel du président George Bush Jr.2 et du vice-président Dick Cheney a fait ses premières armes à la Commission fédérale de l'énergie et au Pentagone durant la guerre du Vietnam. Il va transformer Enron, en à peine plus d'une décennie, en l'une des toutes premières entreprises mondiales de courtage en énergie: à la fin des années 90, le groupe tire les quatre cinquièmes de ses revenus de son activité de trading[courtage] et parvient à contrôler 25% de la distribution d'électricité et de gaz aux Etats-Unis. Il se charge de l'approvisionnement de ses clients (universités, hôpitaux, entreprises) en les prémunissant de la variabilité des prix de l'énergie: pour ce faire, il leur propose des prix garantis en s'assurant par le biais de produits dérivés d'énergie et en développant, à l'instar des hedge funds[initialement fonds qui devaient couvrir des risques; de plus en plus ces fonds courtisent le risque et deviennent des fonds spéculatifs - Réd.], des techniques complexes de couverture de risques.

Il étendra ces techniques de «titrisation»3 issues de la déréglementation financière au négoce d'autres marchandises sur des marchés en voie de déréglementation (télécommunications, eau, pâte à papier, bois, espace publicitaire, etc.), en développant à partir de 1999 une plate-forme de marché Internet (EnronOnline) où il emploie quelque 500 courtiers chargés de mettre face à face acheteurs et vendeurs. Aucune de ces activités n'est soumise à la réglementation fédérale, car Enron et d'autres grands groupes du secteur ont obtenu en 1992, après un intense lobbying, d'être exemptés de toute vérification effectuée par l'organe de contrôle pour ce type de transactions, la Commodity Futures Trading Commission. La croissance du groupe explose à tel point qu'en 2000 il émarge au 7e rang du classement des 500 premières entreprises mondiales du magazine Fortune, devançant IBM et AT & T. Il représente alors 63 milliards de capitalisation boursière (c'est-à-dire le produit du nombre des actions par leur cours boursier) et possède plus de 3500 filiales un peu partout dans le monde. Il réalise un chiffre d'affaires de 100 milliards de dollars, dont un quart à l'international où il profite des marchés nouvellement déréglementés de l'énergie en investissant dans divers pays comme le Brésil, l'Inde, le Royaume-Uni, etc. Bien que le groupe possède encore des actifs liés à la production et à la distribution d'énergie, il s'est métamorphosé en un véritable conglomérat financier: il se comporte sur les marchés de l'énergie de la même manière que les banquiers interviennent sur les marchés de l'argent, en transformant des marchandises en titres négociables et en liquidités pures.

Scandale en Californie et chute d'un «géant»

L'année 2001 marque brutalement la fin de cette success story.
En janvier, le groupe est accusé publiquement par des représentants politiques californiens ainsi que par les autorités locales de réglementation du secteur énergétique d'avoir réalisé d'énormes profits sur le dos des usagers, en provoquant une hausse soudaine des prix de l'électricité et en privant de façon répétée de courant les habitants et les entreprises de l'un des Etats les plus riches et les plus peuplés de la première puissance économique mondiale.

En août, Jeffrey Skilling, le tout nouveau président-directeur général du groupe (nommé à peine six mois plus tôt par Kenneth Lay) - qui a rejoint la société en 1990 après une carrière de consultant chez McKinsey - démissionne suite à la chute de moitié du cours boursier d'Enron. Il empoche au passage 62 millions de dollars en levant ses stock options et en vendant ses actions.

En octobre, la société révèle une perte nette de 618 millions de dollars pour le troisième trimestre et une diminution de ses fonds propres de 1,2 milliard de dollars due au rachat de 55 millions d'actions émises par ses filiales non consolidées, mises en place par le jeune directeur financier d'Enron, Andrew Fastow, embauché par Jeffrey Skilling. Ce dernier est congédié une semaine plus tard, après avoir tiré plus de 30 millions de dollars de revenus de ses investissements dans ces filiales, qui viennent s'ajouter à son salaire et à ses stock options en provenance de la maison mère.

En novembre, alors qu'un petit concurrent, Dynegy, est prêt à acquérir Enron, les dirigeants du groupe annoncent, lors d'une réunion avec les analystes financiers, que les bénéfices ont été surévalués de 586 millions de dollars sur les quatre dernières années.

Trois des plus grandes agences de notation (Standard & Poor's suivi par Moody's et Fitch) décident de dégrader la dette d'Enron au rang de junk bond[obligations hautement spéculatives, obligations de pacotille], ce qui a pour effet immédiat de rendre exigible le remboursement d'une dette hors bilan de 3,4 milliards de dollars. Dynegy renonce alors à son offre trois semaines à peine après le début des négociations.

A partir de là, les événements s'accélèrent: les banquiers de Dynegy et les investisseurs institutionnels découvrent qu'Enron a financé son expansion en transférant une partie de son endettement hors bilan. Les filiales non consolidées, dans lesquelles certains de ses dirigeants sont impliqués financièrement, ont été créées précisément à cette fin. Début décembre, la société réclame la protection du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites, qui lui permet de se refinancer et de tenter une réorganisation, tout en se mettant à l'abri de ses créanciers, aux premiers rangs desquels plusieurs grandes banques internationales (dont UBS Warburg et Credit Suisse First Boston). Ces dernières ne peuvent plus exiger la saisie des actifs du groupe en remboursement de leurs créances dont le total, fait de prêts bancaires et obligataires, est estimé à 30 milliards de dollars 4. Dans la foulée, le groupe licencie du jour au lendemain 4500 salariés, dont 60% des effectifs du siège à Houston et plus de 1000 salariés dans ses filiales britanniques. Pour solde de tout compte, chaque salarié reçoit une indemnité de 4500 dollars, quelle que soit son ancienneté dans la société. Tandis que l'action du groupe s'échangeait en août 2000 à 90 dollars, son cours s'effondre littéralement et passe sous la barre de 1 dollar en décembre 2001. Aujourd'hui, le groupe fait l'objet d'enquêtes de la Securities & Exchange Commission(la SEC est le «gendarme» des marchés financiers), des ministères de la Justice et du Travail ainsi que de plusieurs commissions parlementaires du Congrès.

Une «corporate governance» bien peu transparente

Les analystes financiers comme les auditeurs chargés du contrôle des comptes et les banquiers à la fois conseil et prêteurs n'y ont vu que du feu et ont découvert le pot aux roses brutalement. L'arrogance du management d'Enron est soulignée par beaucoup. Peu nombreux sont ceux qui, parmi les analystes financiers, se risquaient à poser des questions en dépit de leurs difficultés à comprendre de quoi les revenus d'Enron étaient faits. Mais la confusion des rôles y est sans doute aussi pour beaucoup, rendant les intérêts de ces différents acteurs financiers dépendants de ceux de leurs clients: les banques d'investissement placent les émissions d'actions et d'obligations des entreprises auprès des investisseurs institutionnels, de même qu'elles sont à la fois conseil pour les fusions-acquisitions (donc pour les actionnaires) et pour l'achat ou la vente de titres auprès de ces mêmes investisseurs institutionnels. De surcroît, ces banques accordent des crédits à ces mêmes entreprises.

Quant aux auditeurs, ils sont en même temps commissaires aux comptes et conseil d'une même entreprise, donc juge et partie. L'ambivalence de leur rôle ne fait qu'accroître les risques de compromission5. De même, le conseil d'administration de la société, épine dorsale du système de corporate governance, a failli à son rôle de mandataire des actionnaires, en approuvant la création des filiales non consolidées [non intégrées de façon comptable au bilan du groupe] du groupe, destinées à rémunérer des dirigeants d'Enron et à recevoir une partie des dettes de la société. Ses membres étaient parmi les mieux payés des administrateurs des grandes entreprises américaines. Certains d'entre eux étaient d'anciens fonctionnaires de l'administration George Bush père ou bien encore des amis politiques de George Bush Jr., ayant contribué à la déréglementation des contrats dérivés d'énergie. Ils n'auront guère exigé beaucoup du comité d'audit d'Enron, dont l'indépendance et la neutralité des membres étaient toutes théoriques: quelques-uns pourraient être accusés de délits d'initiés, pour avoir revendu leurs titres avant la débâcle.

Ainsi, la prétendue supériorité du modèle de contrôle des entreprises par les marchés financiers, tant vantée par la théorie économique dominante, est ici sérieusement mise en cause. Bien que la presse anglo-saxonne évoque à l'égard de la saga Enron l'une des faillites les plus retentissantes de toute l'histoire américaine des entreprises, il faut surtout y voir les défaillances criantes du système de corporate governance américain, celui-là même que les zélateurs du capitalisme anglo-saxon voudraient imposer au reste du monde. En même temps, cette histoire en dit long sur la façon dont une entreprise et ses dirigeants peuvent obtenir à bon compte la «confiance» des marchés financiers (SEC, analystes financiers, auditeurs, agences de notation, etc.), de leurs banquiers, de leurs salariés, de leurs clients, pour autant que les apparences comptables et boursières soient sauves et en dépit d'un mode de management des plus opaques, favorisant l'enrichissement des dirigeants au détriment de la grande masse des salariés, mais aussi des actionnaires 6. Toute la gestion du groupe était orientée pour favoriser l'évaluation boursière, ce qui satisfaisait les investisseurs institutionnels et explique sans doute le fait que la quasi-totalité d'entre eux n'aient pas vendu leurs titres d'Enron 7. A son pic, l'action s'échangeait à une valeur équivalant 70 fois le résultat du groupe (soit un Price Earning Ratio anormalement élevé).

Cette faillite ressemble à beaucoup d'égards à la débâcle des entreprises du secteur Internet, tant Enron aura été vanté par la presse, par Wall Street et par les professeurs des business school américaines les plus réputées, comme le modèle de l'entreprise innovatrice du XXIe siècle 8. Et les nombreux «investisseurs institutionnels», notamment des fonds de pension et des mutual funds(équivalents des OPCVM en France, Organismes de placement collectif en valeurs mobilières, en Suisse fonds de placement) actionnaires de la société, auront vu fondre la valeur de leur portefeuille en conséquence. Mais à côté de ces pertes «fictives» pour les uns, les 4500 salariés du groupe qui ont été licenciés ont non seulement perdu leur emploi, donc leur principale source de revenu, mais aussi leur épargne retraite, voire leur épargne tout court. Ceux-là devront se contenter de leur pension de sécurité sociale qui reste la source de revenus dominante des Américains âgés de 65 ans et plus. C'est à ce régime par répartition [selon le principe qui régit l'AVS en Suisse], créé en 1935 sous Roosevelt, que le président George W. Bush voudrait s'attaquer aujourd'hui, pour le transformer en partie en un régime à primauté de cotisations [comme une grande partie des fonds de pension en Suisse], sous la pression de l'industrie financière dont les appétits sont sans borne. Et c'est là le deuxième enseignement majeur de la faillite d'Enron, qui illustre en quelque sorte grandeur nature les risques d'un système de retraite fondé de façon croissante sur une épargne salariale individualisée et soumise aux caprices des marchés financiers.

La transformation du système de retraites privées: un marché de dupes

L'une des transformations majeures du système de retraite capitalisé aux Etats-Unis durant ces vingt dernières années a été l'essor continu des régimes d'employeur à primauté de cotisations, soumettant l'épargne retraite des travailleurs à leur effort contributif croissant et aux risques des marchés financiers, en leur laissant théoriquement plus de choix. Cet essor s'est opéré au détriment des régimes d'employeur à primauté de prestations [de rentes] servis par les entreprises, plus coûteux pour l'entreprise qui prend à sa charge le risque de marché et garantit le montant de la retraite en fonction du salaire et de l'ancienneté du salarié dans l'entreprise 9.

Parmi l'ensemble des plans à primauté de cotisations, les plans dits «401k» (du nom de la section du code fiscal américain qui s'y réfère) sont ceux qui ont connu le développement le plus spectaculaire. Ils s'apparentent davantage à des plans d'épargne salariale qu'à de véritables régimes de retraite et sont d'ailleurs très proches, dans leur conception et dans leur facture, des plans d'épargne d'entreprise à la française. Défiscalisés, ces plans facultatifs ont l'avantage d'être «portables» avec une forme de sortie en capital [comme cela existe dans les fonds de pension en Suisse]. Par conséquent, un salarié qui quitte une entreprise peut transférer son plan 401k; il peut aussi le conserver dans l'entreprise, en tant que retraité; il peut encore l'utiliser sans avoir quitté l'entreprise sous certaines conditions et en dehors de toute pénalité fiscale (achat d'une résidence principale, études des enfants, décès ou maladie dans la famille). Dans le cas des régimes d'employeur à primauté de prestations, les droits à retraite des travailleurs ne sont préservés qu'au bout de six années d'ancienneté dans l'entreprise et toute sortie (en rente) anticipée pénalise fortement le salarié.

Mis en úuvre à partir de 1982 et conçus dès le départ pour favoriser l'actionnariat salarié, les plans 401k sont devenus extrêmement «populaires», à la faveur de la hausse exceptionnelle du marché boursier des années 90. Dans ce type de plans, les salarié·e·s épargnent théoriquement en vue de leur retraite, en choisissant de cotiser un pourcentage déterminé de leur salaire directement prélevé à la source, placé sur un compte individuel défiscalisé et plafonné (10500 dollars par an en 2000). La plupart des employeurs «prennent à leur charge», comme en Suisse, 50% du total des primes au fonds de pension. Un tiers des entreprises lient cet «participation» à l'évolution de leur profit. Elle est comptabilisée comme une dépense, et est donc déductible du résultat. Ces sommes sont ensuite placées par le salarié, parmi les différentes options possibles de fonds qui lui sont proposées par son employeur. Comme il n'existe aucune limite réglementaire aux placements effectués en titres de l'entreprise, contrairement aux fonds de pension à primauté de prestations qui ne peuvent légalement investir plus de 10% de leur portefeuille en actions d'une même entreprise, certains employeurs placent ces sommes en titres de leur propre entreprise.

Une épargne salariale à haut risque

Compte tenu de ces caractéristiques, les plans 401k sont plus lourdement investis en actions que les autres types de plans (75% à fin 2000), ce qui est un paradoxe car le risque n'y est pas du tout mutualisé. Et sur les presque 2000 milliards de dollars capitalisés dans les plans 401k, près d'un cinquième (19%) est investi en actions de l'entreprise. Ce pourcentage est d'autant plus élevé que la taille des entreprises s'accroît: il est de 32% dans le cas des grandes entreprises, et monte à 52% quand celles-ci abondent en titres de l'entreprise 10. L'actionnariat salarié au travers des plans 401k ou d'autres formules comme les stock options ou les Employee Stock Ownership (ESOP) s'est développé d'autant plus aisément, outre les incitations via l'abondement ou les décotes, qu'il s'agit d'un choix plus «spontané» que l'investissement dans des portefeuilles diversifiés de mutual funds, et soumis à l'influence de la culture d'entreprise ambiante et à la pression exercée par la direction.

Les success storiesde Microsoft ou de Gillette ont occulté les risques inhérents à ce type de placement, laissant accroire que chaque salarié pouvait un jour devenir millionnaire. Par ce biais, les employeurs accentuent le lien de subordination des salariés: non seulement ils attendent de ces derniers qu'ils travaillent plus et mieux, mais ils exigent qu'ils soient aussi de bons et loyaux actionnaires.

Aujourd'hui, environ 2000 entreprises américaines, couvrant au total 6 millions de travailleurs, offrent à leurs salariés leurs propres titres comme une des options de placement au choix dans leurs plans 401k. Et la moitié de ces entreprises «participent» au financement des «primes» des salariés au fonds de pension sous forme de titres de l'entreprise. Ainsi, certaines grandes entreprises se retrouvent avec des plans 401k très fortement concentrés en titres maison: c'est le cas des grandes entreprises comme Procter & Gamble (94,7%), Coca-Cola (81,5%), General Electric (77,4%), Texas Instruments (75,7%) ou McDonald's (74,3%) 11. Tandis que la plupart de ces entreprises laissent leurs salariés libres de revendre leurs actions ainsi acquises, certaines d'entre elles obligent leurs salariés à conserver ces titres un certain nombre d'années, ou jusqu'à un certain âge (généralement 50 ans), en en faisant des actionnaires captifs. Face à ce risque, qui constitue un véritable défi à la règle de diversification de l'investisseur prudent, un projet de loi sénatoriale a été déposé, visant à imposer une limite de 20% aux placements en actions dans toute entreprise quelle qu'elle soit; à réduire de moitié la déduction fiscale liée à l'abondement par l'employeur en actions de sa propre entreprise; et à permettre aux salariés de revendre ces actions après trois mois.

Les nouvelles règles salariales: deux poids, deux mesures

Chez Enron, la substitution du plan 401k, en lieu et place du régime traditionnel de pension à primauté de prestations, a été réalisée en 1995. L'employeur abondait en général pour moitié les cotisations des 12000 participants à son plan 401k en titres de l'entreprise dans un fonds dédié (Enron Corporate Stock Fund), à hauteur de 6% du salaire. En conséquence, le plan 401k de l'entreprise comptait pour 62% de titres Enron au début de l'année 2001, et ce en dépit des dix-neuf autres options laissées théoriquement au choix des salariés. Car du fait du mécanisme de l'abondement par Enron, les salariés avaient intérêt à investir en actions de l'entreprise, bien qu'ils ne puissent les revendre avant d'avoir atteint l'âge de 50 ans.

Des salariés du groupe de même que des actionnaires ont attaqué l'employeur en justice pour avoir failli à ses devoirs fiduciaires, notamment pour ne pas avoir informé ses salariés de ses difficultés financières. Car les employeurs ont l'obligation de contrôler les options d'investissement qu'ils offrent à leurs salariés et de les éduquer en matière d'investissement et de risque. Des poursuites ont également été engagées à l'encontre de la firme d'audit Arthur Andersen, chargée de certifier les comptes, et de Northern Trust Co., l'administrateur fiduciaire du plan, qui ont laissé se développer des pratiques comptables visant à falsifier les comptes. D'autres cas semblables de poursuites judiciaires contre l'employeur se sont produits récemment, où les plans d'épargne retraite ont été littéralement volatilisés après la chute des valeurs boursières (par exemple, Lucent Technologies ou Polaroid). Sans parler des salariés du transport aérien (notamment ceux d'United Airlines) qui, coincés dans leur plan d'actionnariat salarié (ESOP), ont vu leur épargne salariale fondre comme neige au soleil, suite à l'effondrement des cours boursiers dans le secteur.

Dans le cas d'Enron, l'affaire illustre de manière brutale le fossé existant entre le traitement privilégié accordé aux cadres dirigeants ou aux détenteurs de prétendues «compétences clés» et celui de la grande masse des salariés: les premiers ont pu vendre leurs actions acquises au travers des stock options ou d'autres formes de rémunération12, tandis que les salarié·e·s ordinaires en ont été empêchés de mi-octobre à mi-novembre (l'entreprise a prétexté un changement d'administrateurs des comptes) alors que le titre avait commencé à baisser. En conséquence, les 12000 salariés impliqués dans le plan 401k d'Enron ont perdu, selon le Ministère du travail, jusqu'à 90% de la valeur de leur «épargne retraite», pour certains les économies de toute une vie. Sans compter les salariés qui ont été de surcroît «remerciés» avec pour seule indemnité 4500 dollars chacun. Alors que quelques jours avant que le groupe ne se déclare en faillite sous la protection du chapitre 11, 500 cadres dirigeants devaient recevoir pour 55 millions de dollars de primes, et que la société avait versé, début novembre 2001, 50 millions de dollars à 75 de ses traders13 pour les inciter à rester dans le groupe. Ce mode très discriminatoire de gestion de la main-d'úuvre, qui a trouvé son plein épanouissement dans le cadre d'un capitalisme dominé par la finance de marché, a démultiplié les effets de polarisation au sein du salariat, que les luttes ouvrières des trente glorieuses s'étaient employées à contenir, voire à réduire. Aux Etats-Unis, cela prend la forme d'un véritable apartheid social: la rémunération moyenne entre un ouvrier et un dirigeant d'entreprise était dans un rapport de 1 à 45 en 1980; vingt ans après, cet écart est de 1 à 53014.

Un «crime» contre le capitalisme actionnarial?

L'affaire Enron est loin d'être terminée et dire que les zones d'ombre restent nombreuses à ce jour relève de l'euphémisme. Les enquêtes en cours ne manqueront pas de soulever de nouvelles interrogations. Toutefois, on peut d'ores et déjà s'interroger sur la fiabilité d'un système de retraite par capitalisation, configuré en partie pour promouvoir l'actionnariat salarié et dépendant des marchés financiers, ainsi que sur sa capacité à procurer des revenus adéquats aux pensionné·e·s.

L'autre question posée par cette faillite concerne le système de corporate governanceaméricain lui-même, pris en défaut à tous les étages du système alors qu'il est supposé, selon la théorie, être le meilleur instrument de contrôle et de surveillance des dirigeants: tous les dispositifs destinés à contrôler et à rendre transparente l'action de ces derniers étaient formellement en place, aucun d'eux n'a apparemment fonctionné.

La nécessité de réglementer à nouveau le système de retraite fondé sur les fonds de pension et les différents plans d'actionnariat salarié se pose aujourd'hui tout comme celle d'une réforme de la profession d'auditeur et de la façon dont ces professionnels rendent des comptes aux actionnaires. Etant donné que la moitié des ménages américains détiennent des actions, directement ou indirectement [bien que selon la Réserve fédérale le 10% des ménages les plus riches possède le 90% du total des titres détenus par l'ensemble des ménages - Barron's, 14.1.2002], cette tâche apparaît des plus urgentes à de nombreux acteurs situés au cúur même du système financier et du système politique américain. Mais au-delà de ces questions et à y regarder de près, ce sont les plus importants symboles du capitalisme actionnarial qui ont été atteints. C'est ainsi qu'un journaliste d'un grand bimensuel américain de la vie des affaires a pu écrire: «… au-delà de ce que divulgueront les enquêtes [sur Enron], c'est comme si un crime avait été commis.»15n

10 janvier 2002

1. Option d'achat d'actions: supplément de rémunération des cadres dirigeants d'une entreprise reposant sur la cession par l'entreprise d'options sur ses actions. L'option d'achat sur un titre revient à acheter aujourd'hui (à un prix convenu aujourd'hui) le droit d'acheter à une échéance convenue ce titre. A l'échéance, on peut exercer l'option, c'est-à-dire acheter réellement, ou renoncer. On peut acheter aussi des options de vente. Les stock-options représentent un mode de rémunération qui relève le plus souvent de l'évasion fiscale. - Réd.

2. L'actuel PDG du groupe, Kenneth Lay, était déjà dans les années 80 l'un des plus fervents supporters de George Bush, père de l'actuel président. Il aura continué avec le fils. Enron est non seulement le groupe ayant le plus contribué aux campagnes du président George W. Bush mais il a de surcroît accueilli plusieurs officiels de haut niveau de l'administration Bush dans ses rangs. En retour, l'ex-gouverneur du Texas a favorisé la déréglementation du marché énergétique de l'Etat en 1999, et a permis aux industries polluantes comme Enron d'éviter de se soumettre aux lois sur la réduction des émissions de gaz. Quand il devient président, Kenneth Lay est le seul dirigeant reçu en privé par le vice-président Dick Cheney, ancien sous-secrétaire d'Etat à l'énergie de Reagan, pour discuter de la politique énergétique de la nation, cf. «For a generous donor and Bush, the support is a two-way street», New York Times, June 30, 2000 et «Power politics», Financial Times, January 12, 2002.

3. Recours de plus en plus fréquent par les entreprises au marché boursier comme source de financement externe plutôt qu'aux banques et autres intermédiaires financiers du même type. Les opérations de titrisation ont souvent pour fonction de faire sortir les créances du bilan. - Réd.

4. Les plus exposées d'entre elles cherchent, dans l'espoir de compenser leurs pertes, à racheter l'activité de trading du groupe. UBS a remporté la mise (voir encadré p. 4).

5. Dans le cas d'Enron, Arthur Andersen était non seulement leur commissaire aux comptes depuis l'origine mais aussi le consultant de la direction. Plusieurs de ses professionnels ont même rejoint l'équipe dirigeante d'Enron. Ses responsables ont reconnu que certains actes illégaux auraient pu être commis et ont avoué avoir détruit des documents comptables. De même, les banques les plus exposées dans la dette d'Enron, J.-P. Morgan et Citigroup, sont aussi les banquiers conseil qui ont préparé le dossier de fusion avec Dynegy.

6. Jeffrey Skilling avait notamment créé un système annuel d'évaluation des traders, destiné à se débarrasser des 20% les moins performants et dont le résultat était de faire régner un climat féroce basé sur l'hypercompétition individuelle, comme dans de nombreuses «dotcoms».

7. Signalons que dans le cas d'Alliance Capital, premier actionnaire d'Enron avec 43 millions d'actions du groupe à la fin du 3e trimestre 2001, un dirigeant et membre du conseil d'administration de cette firme siégeait également au conseil d'administration d'Enron, ce qui témoigne là encore d'un mélange des genres peu orthodoxe.

8. Le magazine Fortunelui aura durant six années consécutives décerné le titre de l'entreprise américaine la plus innovative. Cf. aussi sur ce point Business Week, December 17, 2001.

9. Cf. L. apRoberts, Les retraites aux Etats-Unis - Sécurité sociale et fonds de pension,La Dispute, Paris, 2000.

10. Cf. Holden S. & VanDerhei J.: «401k plan asset allocation, account balances and loan activity in 2000», Perspective, Investment Company Institute, Vol. 71, n° 5, November 2001.

11. Cf. The Economist, December 15th 2001.

12. Pour la seule année 2000, son président Kenneth Lay aura pu lever pour 123 millions de dollars d'options d'actions. Et le total des sommes ainsi empochées par une petite poignée de dirigeants s'élèverait à 1 milliard de dollars.

13. Courtiers, c'est-à-dire un intermédiaire qui offre contre rémunération (commission de courtage) un réseau de relations dont il dispose sur un marché (il met en contact vendeur et acheteur).

14. Cf. http://www.aflcio.org/paywatch/ceopay.htm

15. Cf. «Why Enron went bust» by B. McLean, Fortune, December 24, 2001.

Points de repère

• Août 2000: crise énergétique en Californie, avec interruptions de courant. Bénéfices importants pour les entreprises du secteur du type Enron (courtier).

• 20 janvier 2001: le républicain George W. Bush est élu président. Enron et son PDG, Kenneth L. Lay, offrent deux fois 100000 dollars au Parti républicain.

• 22 février, 7 mars, 17 avril: réunions de Kenneth L. Lay avec la commission de l'énergie, sous la houlette du vice-président des Etats-Unis, Dick Cheney.

• 17 mai: la commission de l'énergie produit un rapport qui approuve l'essentiel des propositions d'Enron.

• 14 août: le directeur exécutif Jeffrey K. Skilling démissionne; K. L. Lay assume la responsabilité de PDG et de vice-président.

• 16 octobre: enregistrement d'une perte nette de 618 millions de dollars au 3e trimestre.

• 22 octobre: Enron affirme que la commission de surveillance des opérations boursières (SEC) a ouvert une enquête interne sur la société.

• 23 octobre: K. L. Lay tranquillise les investisseurs lors de l'assemblée des actionnaires.

• 22 octobre: K. L. Lay appelle Alen Greenspan, président de la Réserve fédérale (banque centrale).

• 29 octobre: K. L. Lay intervient auprès des autorités fédérales, le Secrétariat au commerce, pour tenter d'écarter un rapport négatif de l'agence de notation Moody sur la solvabilité d'Enron.

• 8 novembre: K. L. Lay compare la situation d'Enron à la société financière Long Term Capital Management, un fonds spéculatif entré en faillite lors de la crise de 1998 et soutenu à bout de bras par la Fed et le gouvernement, qui contraignent des grandes banques privées, dont des banques suisses, à injecter des fonds.

• 9 novembre: Dynegy, société relativement modeste du secteur énergétique, envisage le rachat d'Enron pour 9 milliards de dollars.

• 28 novembre: la fusion Dynegy/Enron échoue.

• 29 novembre: la SEC élargit son enquête à la société d'audit Arthur Andersen.

• Fin novembre: 4000 employés licenciés. Onze dirigeants reçoivent chacun entre 500000 et 5 millions de dollars.

• 2 décembre: Enron déclare sa faillite; toutefois les actions restent sur le marché boursier.

• 10 janvier 2002: Arthur Andersen reconnaît la destruction de documents confidentiels durant les mois de septembre, octobre et novembre 2001.

Kenneth L. Lay, entre novembre 2000 et le 31 juillet 2001, vend 627000 actions d'Enron par petites quantités.

Jeffrey K. Skilling vend 500000 actions le 17 septembre 2001.

Jim Derrick, de la direction générale, vend 160000 actions du 6 au 15 juin 2001.

Lou Pai, directeur exécutif d'Enron Xcelerator, vend 1,1 million d'actions du 18 mai au 7 juin 2001.

Gratis pro UBS-Deo

United Bank of Switzerland (UBS), par le biais de sa banque d'affaires UBS Warburg, a acquis Enron en faillite. Comme le titre la Basler Zeitung(16.1.2002), UBS obtient le «joyau d'Enron gratis».

Lors de la mise aux enchères par le Tribunal des faillites de New York de l'activité de courtage en énergie d'Enron en Amérique du Nord et de la plate-forme de courtage sur Internet (EnronOnline), l'offre de UBS a reçu la préférence face à celle de grandes banques américaines. UBS ne débourse pas un centime; elle est libérée de tous les engagements passés et futurs d'Enron (autrement dit de ses dettes et autres difficultés). UBS versera une part des bénéfices avant impôts.

Par cette acquisition, le nouveau PDG de UBS Warburg, John Costas, élargit les activités de courtage à l'échelle mondiale. UBS Warburg ne fait donc plus dans les activités dites conservatrices. Elle considère le marché de l'énergie comme un secteur comparable au négoce traditionnel. Dit autrement, UBS Warburg et la direction de UBS veulent tirer avantage de la déréglementation du secteur de l'énergie, entre autres l'électricité et le gaz.

En même temps, ce rachat permet, à très bon compte, à UBS de se «débarrasser» des mauvaises créances qu'elle détenait auprès d'Enron.

En effet, les prêts effectués ces dernières années par les grandes banques, parmi lesquelles UBS et le Credit Suisse, s'expliquent, en partie, par les méthodes utilisées dans le courtage. Enron avait une activité de courtier non seulement dans l'électricité et le gaz, mais aussi dans le secteur des commodities (marchandises), telles que le pétrole brut, le charbon, le bois, le papier, le plastique, l'eau, les engrais, les eaux usées, ou encore des contrats portant sur des minutes de transmission téléphonique, des informations météorologiques (importantes pour l'énergie éolienne) et sur la publicité télévisée. Selon la réglementation (sic) en vigueur dans ces secteurs, une entreprise comme Enron pouvait présenter, légalement, des comptes fantaisistes. Un exemple: une vente de courant électrique ou de gaz pouvait (et peut) être passée dans la colonne des profits d'Enron pour un montant équivalant à la valeur entière de la transaction et non pas pour celui correspondant à la seule commission de courtage encaissée effectivement par Enron. C'est, entre autres, en utilisant de tels moyens qu'Enron arrivait à présenter des gains à hauteur de 101 milliards de dollars en 2000.

En réalité, comme l'indiquent des documents de la banque Goldman Sachs, active depuis longtemps dans le courtage, tous les experts connaissaient ou subodoraient les méthodes de «gonflette» utilisées par Enron. Jouer les étonnés aujourd'hui relève du pur cynisme de la part des experts, courtiers et vendeurs ainsi que des sociétés d'audit, dépendant de ces stéroïdes financiers.

Le chiffre d'affaires et les bénéfices enflés permettaient d'obtenir des volumes de crédits qu'un sobre bilan n'aurait pas justifiés. Un jour, la bulle devait éclater.

En réalité, la faille et la faillite d'Enron renvoient à un phénomène plus général qui s'exprime dans de nombreuses crises dites boursières des pays de la périphérie ou dans des faillites de très grosses entreprises des pays du centre. - Réd.

«Ces institutions (dont le capitalisme dépend et qui sont fournies par le gouvernement) incluent des règles modernes de comptabilité, des auditeurs indépendants, une régulation des marchés d'actions et financiers, l'interdiction d'opérations d'initiés. L'affaire Enron montre que ces institutions ont été corrompues.»

Paul Krugman, célèbre économiste enseignant à Princeton,  in New York Times,18 janvier 2002.

«Nous avons la démonstration vivante que le système supposé fournir  ces assurances (indications comptables réelles, dirigeants qui n'utilisent pas leur poste pour détourner de l'argent) ne fonctionne pas. Et personne que je connais dans la communauté financière ne pense qu'Enron est un cas isolé.»

Paul Krugman, New York Times,18 janvier 2002

«Enron a utilisé les stratégies traditionnelles du business pour éviter les impôts. Il a aussi fait usage de méthodes inhabituelles, parmi lesquelles la création de 881 filiales [dans des paradis fiscaux permettant  le transfert de profits, dès lors non soumis à impôts]. Enron n'a payé des impôts qu'une année entre 1996 et 2000, alors que le gouvernement lui a ristourné fiscalement des centaines de millions de dollars.» 

David C. Johnston, New York Times,18 janvier 2002

 

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