N° 4 Janvier 2002 La guerre coloniale de l'Etat israélien Des alternatives émergent en Palestine Edward Saïd * Palestinien vivant aux Etats-Unis, Edward Saïd est un orientaliste de renom. Ont été publiés en français ses ouvrages Culture et impérialisme, Fayard-Le Monde diplomatique, 2000, Israël/Palestine: l'égalité ou rien, La Fabrique, 1999, Des intellectuels et du pouvoir, Seuil, 1996. Sous-titres de la rédaction. Depuis qu'elle a éclaté, il y a quinze mois, l'Intifada n'a guère réussi à faire valoir des atouts politiques, malgré la force d'âme remarquable d'un peuple militairement occupé, désarmé, mal dirigé, et toujours exproprié, qui défie les ravages sans pitié de la machine de guerre israélienne. Aux Etats-Unis principalement, le gouvernement et, sauf de rares exceptions, les médias «indépendants» ne cessent de dénoncer en chúur la violence et la terreur exercées par les Palestiniens, sans prêter aucune attention aux trente-cinq années d'occupation israélienne, la plus longue de l'histoire moderne. Le résultat en est que, après le 11 septembre, les condamnations américaines officielles de l'Autorité palestinienne "de Yasser Arafat"accusée de donner refuge, voire d'encourager le terrorisme, ont froidement renforcé la thèse absurde du gouvernement Sharon pour qui c'est Israël la victime et les Palestiniens les agresseurs dans cette guerre que l'armée israélienne mène depuis quarante ans, sans avoir de pitié et sans faire de distinctions, contre les civils, leurs propriétés et leurs institutions. F-16, chars et bulldozers, sans négociations Aujourd'hui, les Palestiniens sont enfermés dans 220 ghettos contrôlés par l'armée israélienne. Les hélicoptères Apache fournis par les Etats-Unis, les chars Merkava et les F-16 fauchent tous les jours les gens, les oliveraies et les champs cultivés. Les écoles et les universités, comme les entreprises et les institutions civiles, sont totalement désorganisées. Des centaines de civils innocents ont été tués et des dizaines de milliers blessés. Israël continue d'assassiner les leaders palestiniens. Le chômage et la pauvreté frappent 50% des Palestiniens. Pendant ce temps, le général Anthony Zinni (le représentant de Washington) reproche interminablement la «violence» palestinienne au pitoyable Arafat qui ne peut même pas sortir de son bureau de Ramallah où l'emprisonnent les chars israéliens. Cela au moment où ses diverses «forces de sécurité» s'égaillent dans tous les sens en cherchant à survivre à la destruction de leurs bureaux et de leurs casernes. Pour aggraver le tout, les islamistes palestiniens ont fait le jeu de la machine de propagande et de l'armée israéliennes, toujours prêtes à exploiter la première occasion, avec leurs attentats suicides barbares et gratuits qui ont finalement obligé Arafat à tourner les restes de ses «forces de sécurité» contre le Hamas et le Djihad islamique: en arrêtant des militants, en fermant des bureaux, en tuant même des manifestants pris sous le feu de leurs armes. Arafat se précipite pour satisfaire chaque exigence que Sharon formule, même si Sharon en émet aussitôt encore une autre, provoque un incident ou déclare simplement, avec le soutien des Etats-Unis, qu'il n'est pas satisfait et que Arafat n'est qu'un «terroriste»sans importance dont le principal but dans la vie est de tuer des Juifs. De manière sadique, Sharon a interdit à Arafat d'assister à la messe de Noël à Bethléem. A cet amas sans logique d'assauts brutaux contre les Palestiniens et contre l'homme qui, pour le meilleur et pour le pire, se trouve être leur chef, Yasser Arafat n'a cessé de réagir de façon incompréhensible en implorant un retour aux négociations, comme si la campagne guerrière de Sharon n'avait pas lieu, comme si elle n'avait pas pour but transparent de détruire la possibilité même de négociations et comme si tout le concept même des accords d'Oslo n'avait pas déjà été annihilé. [Voir sur notre site la contribution précédente d'Edward Saïd et les divers articles concernant la «question palestinienne».] Ce qui me surprend, c'est que, mis à part un tout petit nombre d'Israéliens (et tout récemment David Grossman1), personne ne proteste et ne déclare ouvertement que si les Palestiniens sont harcelés par Israël c'est parce qu'ils sont les autochtones (aborigènes) du pays. Priorité: la fin de l'occupation Si l'on regarde de plus près la réalité palestinienne, on découvre certaines choses un peu plus encourageantes. Des sondages d'opinion récents ont révélé que Arafat et ses opposants islamistes (qui s'appellent eux-mêmes très injustement «la résistance») réunissent à eux deux seulement entre 40 et 45% de l'approbation populaire. Cela signifie qu'il existe une majorité silencieuse de Palestiniens qui n'approuve l'Autorité palestinienne ni pour sa confiance mal placée dans les accords d'Oslo, ni pour son régime sans loi de corruption et de répression. Mais elle n'approuve pas non plus le Hamas. Arafat qui est toujours un tacticien plein de ressources a contre-attaqué en chargeant le Dr Sari Nusseibeh, un notable de Jérusalem, président de l'Université Al-Quds et vieux routier du Fatah, de lancer quelques ballons d'essai pour suggérer que si Israël voulait bien se montrer juste un peu plus gentil, les Palestiniens pourraient renoncer à leur droit au retour. En plus, nombre de personnalités palestiniennes proches de l'Autorité (il faudrait dire plutôt que leurs activités n'ont jamais été indépendantes d'elle!) ont signé des déclarations et réalisé des tournées avec des militants de la paix israéliens qui soit sont impuissants, soit semblent être aussi inefficaces que discrédités. Ces exercices attristants sont censés montrer au monde que les Palestiniens sont prêts à faire la paix à n'importe quel prix et même à s'accommoder de l'occupation militaire. Arafat reste invaincu… pour ce qui est de sa volonté acharnée de rester au pouvoir. Pourtant, à quelque distance de tout cela, un nouveau courant nationaliste laïque est en train d'émerger lentement. Il est trop tôt pour appeler cela un parti ou un bloc. Mais c'est aujourd'hui un groupe visible qui jouit d'une véritable indépendance et d'un respect populaire. Il compte dans ses rangs: le Dr Haidar Abdel-Shafi et le Dr Moustafa Barghouti, directeur du Palestinian Medical Relief Services (à ne pas confondre avec son parent éloigné, le dirigeant du Tanzim "milice du Fatah" Marwan Barghouti), ainsi que Ibrahim Dakkak, Ziad Abou Amr, Ahmad Harb, Ali Jarbawi, Fouad Moghrabi, deux membres du Conseil législatif palestinien: Rawiya Al-Shawa et Kamal Shirafi, les écrivains Hassan Khadr et Mahmoud Darwish, Raja Shehadeh, Rima Tarazi, Ghassan Al-Khatib, Nassir Aruri, Eliya Zureik et moi-même. A mi-décembre, nous avons publié une déclaration collective qui a été bien rapportée dans les médias arabes et européens alors qu'elle a été passée totalement sous silence aux Etats-Unis. Nous y appelions à l'unité et à la résistance palestiniennes, à la fin inconditionnelle de l'occupation israélienne tout en restant volontairement silencieux à propos d'un retour aux accords d'Oslo. Nous pensons que négocier une amélioration de l'occupation revient à la prolonger. La paix ne peut venir qu'après la fin de l'occupation. La partie la plus audacieuse de notre déclaration aborde la nécessité d'améliorer la situation intérieure palestinienne, avant tout d'y renforcer la démocratie, de «rectifier» le processus de prise de décision qui est totalement contrôlé par Arafat et ses gens, de restaurer la souveraineté de la loi et d'établir une autorité judiciaire indépendante, d'empêcher que continue l'usage abusif des fonds publics, de consolider les fonctions des institutions publiques palestiniennes afin que chaque citoyen puisse avoir confiance dans ceux qui sont expressément désignés pour assumer une charge publique. Enfin, et c'est notre revendication la plus décisive, notre déclaration appelle à de nouvelles élections parlementaires au Conseil législatif de l'Autorité palestinienne. Quelle qu'ait pu être l'interprétation de cette déclaration faite ici ou là, la signification du fait que tant de personnalités indépendantes, qui pour la plupart ont une base dans des organisations actives dans les domaines de la santé, de l'enseignement, professionnel ou du travail, aient dit ces choses-là n'a échappé ni aux Palestiniens- qui y ont vu la critique la plus tranchante jamais adressée à Arafat -, ni aux militaires israéliens. Qui plus est, au moment même où l'Autorité palestinienne se précipitait pour obéir à Sharon et à Bush en réalisant une rafle des traditionnels suspects islamistes, le Dr Barghouti lançait un mouvement international de solidarité non-violent qui réunissait environ 550 observateurs européens (dont plusieurs membres du Parlement européen) qui ont fait le voyage à leurs propres frais. Ensemble avec un groupe de Palestiniens bien disciplinés, qui ont empêché tout jet de pierre et tout coup de feu du côté palestinien, ils ont perturbé les mouvements des militaires et des colons israéliens. En réussissant à écarter tant l'Autorité palestinienne que les islamistes, ils ont réussi à placer l'occupation militaire israélienne elle-même au centre de l'attention. Cette manifestation a eu lieu en décembre, au même moment où les Etats-Unis mettaient leur veto à une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU qui voulait charger un groupe international d'observateurs non armés de s'interposer entre l'armée israélienne et les civils palestiniens sans défense. Le premier résultat de cette action, c'est que le 3 janvier, après que le Dr Barghouti, entouré de 20 Européens, eut tenu une conférence de presse à Jérusalem-Est, les Israéliens l'ont arrêté, emprisonné et interrogé deux fois. Ils l'ont blessé à la tête et lui ont brisé le genou à coups de crosse de fusil, l'accusant d'avoir organisé une émeute et d'être entré illégalement à Jérusalem, alors qu'il y est né et qu'il dispose d'un permis médical d'y pénétrer. Rien de tout cela n'a bien sûr dissuadé ni lui ni ses compagnons de continuer la lutte non-violente. Je pense que la lutte non-violente est assurée de prendre le contrôle de l'Intifada qui n'a été que trop militarisée, afin de la concentrer nationalement sur l'objectif de la fin de l'occupation et des colonies et de conduire les Palestiniens vers leur Etat et vers la paix. Evidemment Israël doit craindre quelqu'un comme le Dr Barghouti, un Palestinien qui sait se contrôler, rationnel et respecté, plus que les radicaux islamistes barbus que Sharon aime à décrire, à tort, comme l'incarnation de la menace terroriste contre Israël. C'est pourquoi la seule chose que les Israéliens savent faire, c'est arrêter le Dr Barghouti, ce qui est bien typique de la faillite de la politique de Sharon. Coordonner la solidarité Où sont tous ces gens de gauche, Israéliens ou Américains, si prompts à condamner la «violence», tout en ne disant pas un mot de l'occupation militaire elle-même, indigne et criminelle? Je voudrais suggérer sérieusement qu'ils rejoignent des militants courageux comme Jeff Halper et Louisa Morgantini sur les barricades (les barricades réelles et les barricades symboliques) aux côtés de ce nouveau mouvement palestinien laïque important et qu'ils commencent une bonne fois à protester contre les méthodes des militaires israéliens qui sont directement subventionnés par les contribuables américains et leur silence qu'on achète. Après une année pendant laquelle ils se sont tordu les mains en se plaignant de l'inexistence d'un mouvement de la paix palestinien (depuis quand un peuple occupé militairement a-t-il la responsabilité de produire un mouvement de la paix?), ceux qui se disent pacifistes et qui ont une possibilité réelle d'exercer une influence sur l'armée israélienne ont le devoir politique très clair d'organiser quelque chose contre l'occupation tout de suite, maintenant, sans poser de conditions et en cessant d'adresser des exigences hors de propos aux Palestiniens qui portent une charge déjà bien assez lourde comme cela. Certains l'ont fait. Plusieurs centaines de réservistes israéliens ont refusé le service militaire dans les territoires occupés et tout un éventail de journalistes, de militants, d'universitaires et d'écrivains israéliens (parmi eux Amira Hass, Gideon Levy, David Grossman, Ilan Pappe, Dani Rabinowitz et Uri Avnery2) n'ont cessé d'attaquer la criminelle futilité de la campagne de Sharon contre le peuple palestinien. Idéalement, une voix similaire devrait pouvoir se faire entendre aux Etats-Unis. Mais excepté un minuscule nombre de voix juives qui rendent publique leur indignation devant l'occupation militaire israélienne, il y a aux Etats-Unis bien trop de complicité et de roulements de tambours guerriers contre les Palestiniens. Le lobby israélien a pour le moment réussi à identifier la guerre contre Ben Laden avec l'assaut monomaniaque de Sharon contre Arafat et son peuple. De son côté la communauté arabe-américaine est bien trop petite et elle-même assiégée au moment où elle essaie de se protéger contre les rafles d'Arabes par l'Attorney général Ashcroft, le délit de faciès et les restrictions des libertés aux Etats-Unis. [Voir dans ce numéro l'article de P. Gilardi, «Un présidentialisme impérieux».] Le besoin le plus urgent, par conséquent, c'est une coordination entre les divers groupes laïques qui soutiennent les Palestiniens. Le principal obstacle que rencontrent les Palestiniens pour être tout simplement présents, c'est la dispersion géographique, même plus que les déprédations israéliennes. Mettre fin à l'occupation et à tout ce qui va avec est un impératif assez clair en soi. Il faut maintenant le concrétiser. Quant aux intellectuels arabes, ils ne doivent pas se retenir par timidité de nous rejoindre. 1. Ecrivain israélien internationalement connu. Il est né à Jérusalem et y vit. Il est l'auteur de Tu seras mon couteau, Seuil, 2000, L'enfant zigzag, Seuil, 1998, Les exilés de la Terre promise: conversation avec des Palestiniens d'Israël, Seuil, 1995, Le livre de la grammaire intérieure, Seuil, 1994. 2. Amira Hass est collaboratrice du quotidien Haaretz; voir son livre de témoignages Boire la mer à Gaza, Chronique 1993-1996, La Fabrique, 2001. Gideon Levy écrit régulièrement dans Haaretz; pour ses articles, voir www.bintjeil/E/occupation/ levy/index.html. Ilan Pappe est professeur de science politique à l'Université de Haifa, voir entre autres son ouvrage La guerre de 1948 en Palestine, Ed. La Fabrique, 2000. Dani Rabinowitz est professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem. Uri Avnery est journaliste, écrivain, activiste de la paix; il a reçu le Prix Kreisky de défense des droits de la personne humaine en 1997; en 1974, il a établi le premier Israélien à établir des contacts avec la direction de l'OLP. Haut de page
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