N° 4 Janvier 2002

Argentine: le «quadrilatère radical»

La «multitude» s'empare de la place publique

Charles-André Udry

Depuis plus d'un mois la «rébellion populaire» subvertit l'ordre politique et social en Argentine. La «multitude» «le titre le plus flétri de l'histoire» selon la formule d'Adolphe Tiers, l'âme de la réaction conservatrice de la IIe République française, celui qui écrasa la Commune de Paris -occupe la rue, les lieux symboliques du pouvoir, se réunit dans les quartiers, s'attaque aux banques impérialistes...

Dans un seul mouvement, l'Argentine a cessé définitivement d'être le pays des «yankees du Sud» et est devenue, en trois semaines, un laboratoire social où affleure, dans les tourbillons de l'insubordination, une «nouvelle démocratie directe», les premiers éléments de double pouvoir. Le 13 janvier s'est tenue, à Buenos Aires, dans le parc du Centenaire, la première rencontre des Assemblées de quartier. Une assemblée autoconvoquée, selon la formule en usage. Ce dimanche 20 janvier, il en alla de même.

L'Argentinazo et le continent

L'ouverture d'un processus révolutionnaire en Argentine doit être replacée dans son contexte régional pour en saisir toutes les conséquences. La crise de direction politique bourgeoise régionale est ouverte depuis plus de trois ans. Son origine ne réside nulle part ailleurs que dans ledit modèle économique néolibéral, de fait néocolonial, imposé à ces pays. Ce «modèle» aboutit à un gigantesque transfert des divers types de ressources vers quelques grands groupes impérialistes (sociétés industrielles-commerciales-financières) et vers une minorité de leurs partenaires locaux. Tout cela s'accompagne d'une corruption monstrueuse et d'un parasitisme propres à des classes dominantes qui ont plus confiance dans un compte bancaire ouvert aux Etats-Unis ou en Suisse que dans leur propre pays.

Une telle transfusion de richesse sociale passe, nécessairement, par la saignée d'un éventail de couches sociales qui s'élargit au cours des ans et au gré des crises financières comme des récessions.

Le choc est d'autant plus rude lorsqu'un pays a connu un relatif degré de développement industriel - comme l'Argentine - et que son potentiel se trouve littéralement détruit sous les coups de boutoir d'une mondialisation du capital qui contraint le pays à s'ajuster aux exigences des pays impérialistes et de leurs groupes transnationaux. Ce qui signifie pratiquement: leur ouvrir, sans réserve, le marché intérieur; leur livrer, à bon compte, les terres, les mines et gisements divers, les industries et les services nationaux; s'acquitter assidûment du service d'une dette illégitime; concentrer la production sur des secteurs exportateurs mis en concurrence à l'échelle mondiale et donc très fragiles.

L'Argentinazose produit dans un continent déjà agité par le «triangle radical» comme l'écrit la presse du continent. Tout d'abord, le Venezuela-en crise politique ouverte depuis la démission contrainte, pour malversation, du social-libéral Carlos Andrés Perez en 1993 -a suscité l'ire de l'administration américaine dès l'arrivée au pouvoir de Hugo Chavez, début 1999. Ensuite, en Colombie, les «négociations de paix» entre le gouvernement Pastrana, soutenu par les militaires américains, et les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) traduisent un affrontement socio-militaire dépassant les frontières du pays. Enfin, en Equateur, suite au renversement du gouvernement néo-libéral de Jamil Muhal, et à une confluence particulière d'insurrections populaire, indigène et militaire, la stabilité n'a jamais été recouvrée. Le triangle devient quadrilatère politique avec l'Argentinazo. Et, en Uruguay, la courbe des mobilisations s'élève.

En même temps, en Bolivie, les mobilisations paysannes se poursuivent dans le Chapare; les barrages routiers entre Cochabamba et Santa Cruz resurgissent sans cesse. Il y a quelques jours, dans la bourgade de Sacaba, capitale de la province de Chapare, les forces de répression ont tué des paysans et en ont blessé, par balles, environ 80. Au Brésil, l'assassinat ce mois de janvier de Celso Daniel, un des fondateurs du Parti des travailleurs (PT), coordinateur du Programme gouvernemental du PT pour les élections présidentielles de 2002, a provoqué une vraie réaction populaire de répulsion. Cet assassinat, après celui d'Antonio da Costa Santos en septembre 2001, ne laisse planer aucun doute sur un fait élémentaire: en période de crise, la «démocratie» bourgeoise tolère fort bien la violence organisée par «le haut».

Pour terminer, il est utile de replacer l'Argentinazodans une tendance qui acquiert une valeur politique méconnue par la quasi-totalité des commentateurs. Après l'Equateur, le Pérou (fuite de A. Fujimori en novembre 2000) et maintenant avec l'Argentine, la preuve est faite que la «multitude», les «forces populaires» peuvent renverser des gouvernements élus suite à des procédures plus ou moins démocratiques, mais qui étranglent le peuple et capturent les richesses du pays. Le principe de révocabilité des élus est appliqué, ici, sous sa forme la plus directe.

Dans ce cadre, l'Argentinazocrée un élément qui perturbe, dans l'arrière-cour des Etats-Unis, les plans que l'administration de George (doubleyou) Bush a mis en œuvre, de façon accélérée, après le 11 septembre.

A la croisée des chemins

La faillite de l'Argentine, le «meilleur élève» de la classe du FMI - car plus personne n'ose invoquer la Bolivie qui avait servi d'argument de vente lors du vote sur l'adhésion de la Suisse au FMI - constitue une condamnation des politiques économiques qui dépouillent la population. Un chiffre: d'octobre 2000 à mai 2001, dans la province de Santa Fe, le nombre d'indigents est passé de 260000 à 354000. Un indigent est une personne qui ne dispose pas de 63 pesos (à cette date quelque 98 francs suisses) par mois pour couvrir ses besoins alimentaires1.

Dès lors, lorsqu'il est fait mention de rébellion contre la «faim», il ne s'agit pas d'une métaphore. Le «saccage» des supermarchés est, en fait, un acte d'autosubsistance élémentaire. Et les récits sont nombreux qui montrent que, dans les villes de la province ou dans les quartiers de Buenos Aires, des structures populaires assuraient une distribution solidaire des biens réquisitionnés. La pratique du troc, pour survivre, avait tissé des solidarités qui sont apparues au grand jour depuis fin décembre. De plus, pourquoi la saisie collective de nourriture et de biens de base dans des supermarchés devrait-elle être décriée dans un pays soumis à l'expropriation légalisée, par une infime minorité, de la petite épargne, des salaires des employés du secteur public - qui ne reçoivent des «bons» changeables en pesos qu'au prix d'une décote élevée -, des retraités qui ne peuvent toucher leur rente et de l'ensemble des biens collectifs?

Le constat d'échec des politiques dites néolibérales est flagrant depuis des années. Ce qui est nouveau réside dans une exigence radicale et pratique par «le peuple» d'une autre orientation économique, sociale et politique, d'un autre système. C'est sur cette volonté -qui s'énonce dans la rue, dans les quartiers, dans les manifestations (mais pas encore sur les lieux de travail) -qu'ont butté tous les présidents nommés ou transitoires depuis le 19 décembre. C'est à cette détermination montante que se heurtera Eduardo Duhalde.

L'assemblée législative qui a nommé Eduardo Duhalde s'est empressée - face à un mouvement de masse qui apprenait l'autoconvocation - de supprimer les élections du 3 mars et de lui confier le pouvoir exécutif jusqu'en 2003.

Les directions des partis de droite craignaient une rupture du système bipartite bourgeois (péroniste du Parti justicialiste et radicaux de l'Union civique radicale). L'union nationale est à l'ordre du jour, au moment où la légitimité des institutions et des partis politiques traditionnels se dévalue plus vite que le peso. Cette dernière dévaluation va signifier une nouvelle perte de pouvoir d'achat pour des millions de personnes. La crise de liquidités va précipiter les faillites des PME et faire exploser le chômage. Désespoir et colère confluent, pour l'heure, dans un processus multiforme de «démocratie directe» décentralisée et d'affrontements ponctuels, en province, avec les forces de l'ordre. L'Argentine est à la croisée de nombreux chemins. L'alternative «socialisme ou barbarie» affirme son actualité historique. Il n'est pas inconvenant de le souligner. (Janvier 2002)

1. Pagina 12, 15 décembre 2001.

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