Enzo Traverso
La violence nazie. Une généalogie européenne
Editions La Fabrique, Paris, 2002, 190 p.
Nos lecteurs et lectrices, du moins une partie d'entre eux, connaissent Enzo Traverso. Ils ont pu lire Les marxistes et la question juive. Histoire d'un débat 1843-1943 (rééd. augmentée Editions Kimé, 1997, avec préface de P. Vidal-Naquet) et plus récemment L'histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels(Ed. du Cerf, 1997); ainsi que la considérable introduction à un livre (textes choisis) qui servira, longtemps, de référence: Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat(Le Seuil, coll. Points-Essais, 2001).
Comme toujours Enzo Traverso conjugue une érudition étendue et solide - ses bibliographies ne sont pas faites de livres «récupérés» sur une base de données, mais d'ouvrages lus avec la perspicacité d'une intelligence comparative - à cette capacité de nous présenter les débats, les orientations intellectuelles et politiques diverses, contradictoires, qui accompagnent les «événements», particulièrement ceux qui constituent un «tournant radical». Or, le judéocide «du point de vue de l'histoire des juifs...achève définitivement, de la façon la plus tragique, une phase en Europe»(p. 9).
E. Traverso clarifie ainsi sa méthode et son objectif: «Cette étude généalogique inscrit la violence nazie dans la longue durée au sein de l'histoire européenne, mais elle ne la fait pas découler de cette dernière par une sorte d'automatisme inéluctable, selon une causalité impitoyable.»(p. 162)
L'ouvrage de E. Traverso ne porte pas sur l'identification des victimes du national-socialisme: les juifs, puis les Tsiganes, les Slaves, les antifascistes...Il porte sur la «définition des mobiles (le racisme, l'antisémitisme, l'eugénisme, l'anticommunisme) et des armes du délit (la guerre, la conquête, l'extermination industrielle)». Remontant à la guillotine, à la prison, à l'usine («ce nouveau type de prison..dans la première phase du capitalisme»), au colonialisme avec ses conquêtes et pratiques d'extermination et son «espace vital», à la «guerre totale»de 1914-1918 accompagnée de son «armée fordiste»et de sa «mort anonyme de masse», au «racisme de classe».. l'auteur peut présenter ainsi sa thèse: «..la singularité du judéocide apparaît moins celle d'un événement «sans précédent» - c'est-à-dire, selon Raul Hilberg1, d'un événement dont l'histoire n'offrirait aucun exemple comparable «ni par ses dimensions ni par son caractère organisé» - que celle d'une synthèse unique d'un vaste ensemble de modes de domination et d'extermination déjà expérimentés séparément au cours de l'histoire occidentale moderne. Une synthèse unique, et pour cela radicalement, terriblement nouvelle, au point d'être inimaginable et souvent incompréhensible pour ses contemporains.»
La fusion des expériences historiques et des modèles de référence analysée par E. Traverso lui permet de retracer «la généalogie historique du national-socialisme à notre regard rétrospectif».
A l'encontre d'une historiographie pas innocente - à l'heure d'un redéploiement impérial sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale - Enzo Traverso, de façon argumentée et précise, montre qu'il «y a une continuité historique qui fait de l'Europe libérale un laboratoire des violences du XXe siècle et d'Auschwitz un produit authentique de la civilisation occidentale».
Peut-être est-ce à cause de cette continuité qu'un intellectuel et militant marxiste comme Ernest Mandel - qui a connu la répression nazie et a côtoyé les militants actifs au sortir de la Première Guerre mondiale - n'a peut-être pas assez souligné, dans son úuvre, la dimension de «synthèse unique»du judéocide.
Cet ouvrage d'Enzo Traverso est précieux et nous semble marquer une avancée dans ses recherches. A lire absolument. - C.-A. Udry
1. Voir son dernier ouvrage, Holocauste: les sources de l'histoire, Gallimard, essais, 2001.