N°6 - 2002

Programme économique: blanc bonnet, bonnet blanc

Les dés pipés de la présidentielle


Du mois d'avril au mois de juin, en France, l'élection présidentielle (premier tour: 21 avril, second tour: 5 mai), puis les élections législatives (premier tour: 9 juin, second tour: 16 juin) occuperont l'avant-scène politique. Dans un pays où les mouvements sociaux acquièrent, rapidement, une dynamique politique, ces élections sont un moment significatif et permettent aussi de saisir la distance qui s'est introduite entre les scénarios électoraux et le film de la réalité socio-économique, et y compris politique.

A cette occasion, «à l'encontre» a choisi de présenter un dossier construit autour de quatre contributions, celles de Michel Husson, de Jean-Marie Vincent, d'Olivier Sabado et de François Chesnais. La discussion ouverte se poursuivra dans les colonnes de «à l'encontre» et sur notre site www.alencontre.org.

Michel Husson*

La campagne présidentielle française est dominée par ce constat: dans leur grande majorité, les électeurs potentiels ne discernent aucune différence entre les programmes des deux principaux candidats, Jacques Chirac et Lionel Jospin. Plutôt que d'une analyse globale de la situation politique, c'est sur cette convergence que l'on voudrait ici insister.

Le charme discret du néolibéralisme

l n'y a pratiquement aucun candidat pour porter, dans cette campagne, la version dure du discours néolibéral. Seul Alain Madelin [ministre de l'Economie et des Finances du gouvernement Juppé et qui prône «la modernisation de la France»] s'y est risqué et cela ne semble pas lui réussir.

On assiste du coup à un partage des rôles où le patronat, avec son propre programme de «refondation sociale», exprime tout haut ce que les libéraux de tous bords rêvent (tout bas) de faire. Il existe même un discours subliminal dominant qui est au fond assez bien perçu par l'opinion, à savoir que les candidats font campagne sur les aspects collatéraux (comme l'on dit des dommages) d'une orientation irréversible, qui est celle tracée par le patronat, sous l'égide du risque rebaptisé modernité. Il existe donc une sorte de consensus sur deux points: la dureté croissante des réalités économiques et le choix de ne parler que des mesures d'accompagnement.Cette situation convient parfaitement à Chirac, qui a de fait relativisé la thématique de la «fracture sociale» utilisée à la présidentielle de 1995, pour mettre en avant l'argument mirifique d'une baisse des impôts que chacun sait impossible, ou en tout cas incompatible avec le reste de ses intentions programmatiques.Baisser l'impôt sur le revenu d'un tiers, ce serait faire reculer à nouveau le seul impôt progressif d'un système fiscal de moins en moins redistributif. Une telle mesure n'a évidemment aucune chance de relancer la croissance de manière à créer suffisamment d'emplois et encore moins de réduire les inégalités. Que cette proposition inconsistante soit argumentée par des gens en principe aussi sérieux que Edouard Balladur [député RPR, ministre de l'Economie, des Finances et de la Privatisation de mars 1986 à mai 1988, premier ministre de mars 1993 à mai 1995] ou Alain Juppé [député RPR, ministre délégué auprès de Balladur de 1986 à 1988, ministre des Affaires étrangères de mars 1993 à mai 1995, puis premier ministre de mai 1995 à juin 1997], c'est bien le signe d'une dégénérescence profonde du débat politique bourgeois.La logique de Jospin n'est pas très différente. Son argument de campagne n'est pas de dénoncer une telle baisse d'impôts comme socialement injuste; il consiste à accuser à l'avance la droite de ne pas être en mesure de tenir cette promesse. Le débat ne porte donc pas sur le fait de savoir s'il faut plus ou moins d'impôts, comment il doit être réparti, puis affecté: la seule question qui reste ouverte est de savoir qui est le mieux à même de le faire baisser. Et, d'ailleurs, les sondages disent que ce serait plutôt Jospin!

Si on généralise cette comparaison à quelques points saillants, on peut établir un tableau comparatif des «projets» des deux principaux candidats1 (cf ci-dessous). Ce tableau un peu stylisé permet de faire apparaître l'importance de la sémantique, particulièrement évidente dans le cas des retraites et des privatisations. Prendre à la lettre l'expression des programmes serait donc une erreur manifeste de méthode, à partir de l'adage selon lequel «les promesses n'engagent que ceux qui les reçoivent» 2. Il faut donc décrypter, et on va le faire ici sur un dossier essentiel, celui de l'emploi

L'emploi et les 35 heures

A propos des 35 heures mises en place par le gouvernement Jospin, on constate une curieuse convergence vers leur acceptation de fait, doublée d'une volonté commune de passer à autre chose. Dans le programme de Jospin, la seule allusion aux 35 heures se trouve dans un paragraphe introductif qui dit ceci: «Le plein emploi d'ici la fin de la décennie, tel est l'objectif que j'ai fixé, tel est l'objectif que nous pouvons atteindre. Jusqu'en 1997, la résignation s'était installée. Depuis 1997, nous avons conduit une action volontariste, notamment à travers les 35 heures et les emplois jeunes.»Ensuite, le programme n'en parle plus. Autrement dit, on continue à vouloir avancer vers le plein-emploi mais avec d'autres moyens que la réduction du temps de travail.

Du côté de Chirac, cette mesure, baptisée «anti-économique» par le patronat et dénoncée comme une hérésie par la droite, est en réalité reconduite. Chirac propose de «faire confiance au dialogue social» et d'appliquer «cette nouvelle méthode d'abord à l'assouplissement des 35 heures».L'assouplissement en question ne remet évidemment pas en cause les aides accordées aux entreprises pour accompagner le passage aux 35 heures mais vise à édulcorer la notion de durée légale du travail en autorisant des entorses, à commencer par l'application aux entreprises de moins de 20 salariés, soumises (en théorie) à cette nouvelle durée légale du travail depuis le 1er janvier 2002. Cela ne diffère pas beaucoup des mesures du même ordre prises par la gauche pour vider de son contenu contraignant la notion de la durée légale du travail, notamment dans les petites entreprises.Seul le patronat campe sur une position plus dure. Il propose de «redonner toute sa valeur au travail» 3, de la manière suivante: «Chaque Français doit pouvoir travailler autant qu'il le souhaite, dans le cadre de contrats et conventions librement négociés. La loi sur les 35 heures doit être profondément modifiée pour reconnaître aux partenaires sociaux une pleine compétence pour définir l'organisation du temps de travail. Sinon, elle doit être abrogée.» 4Cette acceptation tacite des 35 heures chez la plupart des candidats demande à être expliquée. Si la réduction du temps de travail est ce non-sens économique que dénonce le patronat, et cette calamité sociale pour les salariés que condamne une partie de la gauche radicale, d'où vient alors cette relative prudence? Il se trouve que la situation réelle est ambivalente. Les modalités d'application des 35 heures font apparaître une très grande diversité de situations selon le secteur et la taille de l'entreprise, la qualification et le genre des salarié·e·s. Entre la pure intensification-flexibilisation du travail et le gain de temps libre, on trouve une large gamme de réalités, et de perceptions de cette réalité.La complexité de la situation renvoie à un second type de problème, qui est le bilan des créations d'emplois. Elles ont été massives, puisque environ 1,8 million d'emplois ont été créés entre 1997 et 2001, parmi lesquels la proportion de temps partiel et de statuts précaires est d'ailleurs plutôt en recul. On peut dire, à la louche, que les deux tiers s'expliquent «normalement» par la croissance ou par les emplois jeunes.Restent 600000 emplois «supplémentaires» qu'il faut expliquer: sont-ils le fruit du passage aux 35 heures ou de la politique d'allégement de charges sociales? C'est un débat central qui conditionne le choix des politiques à mener dans les années à venir, surtout si la croissance est moins soutenue. Or, tout se passe comme si s'était établi un consensus entre sociaux-libéraux et néolibéraux pour minimiser l'impact de la réduction du temps de travail et gonfler l'effet de la baisse des charges. Chirac et toute la droite réunie font constamment référence à une étude labellisée INSEE5, de piètre qualité, qui «démontre» que les baisses de charges auraient créé 460000 emplois entre 1994 et 1997, donc avant toute réduction du temps de travail. Avant même Chirac, c'est Jean Pisani-Ferry - actuel président délégué du Conseil d'Analyse Economique de Lionel Jospin - qui s'était le premier jeté sur cette étude, encore à l'état de document de travail, pour en arriver à la conclusion suivante: «On ne peut soutenir à la fois que le SMIC est essentiel et qu'il n'exerce aucun effet négatif sur l'emploi.» 6Tout se passe donc comme si la parenthèse ouverte par la réduction du temps de travail devait être refermée. D'où une assez curieuse contradiction: vu de la gauche plurielle, le bilan des 35 heures est positif, mais il semble urgent d'abandonner cette excellente idée. La solution de ce paradoxe, c'est que la réduction du temps de travail n'est pas conçue pour accompagner de manière permanente les gains de productivité et créer des emplois, et ses principaux «bienfaits» auront été d'un autre ordre7: flexibiliser le marché du travail, décentraliser la négociation de manière à faire prévaloir une logique de contrat, et finalement pérenniser des aides accordées de manière inconditionnelle. Tout en présentant la réduction du temps de travail comme une mesure de gauche, on a nettoyé le terrain pour laisser la place libre aux seules solutions libérales.Peut-on pour autant dire qu'il s'agit de politiques identiques? Ce serait contre-productif pour tout le monde! On ne peut donc répondre à cette question qu'en deux temps. Sur le fond, il existe un accord fondamental que l'on vient d'illustrer sur deux dossiers importants, comme les retraites et l'emploi. Mais il existe des divergences quant aux modalités d'accompagnement et à la nécessité plus ou moins admise de leur habillage social. Cette dialectique est celle de l'alternance bourgeoise.

L'alternance bourgeoise

Depuis le tournant néolibéral de 1983, s'est mise en place une forme d'alternance, marquée par une dialectique perverse. La droite introduit ou approfondit des «réformes» préparées par la gauche: en 1993, Balladur a ainsi traduit en lois et décrets le Livre blanc sur les retraites de Michel Rocard [premier ministre de 1988 à 1991], et il a privatisé en suivant une liste d'entreprises dressée par Pierre Bérégovoy [ministre des Affaires sociales de 1982 à 1984, puis ministre de l'Economie, des Finances et du Budget de 1984 à 1986 et 1988 à 1992, et premier ministre en 1992-1993]. En sens inverse, la gauche n'a jamais aboli les mesures prises par la droite, qu'il s'agisse de statuts précaires ou de baisses de cotisations sociales. En dépit des marges de manúuvre disponibles pour une orientation un peu plus social-démocrate, la politique du PS, sur toute une série de terrains, ne consiste pas à trouver des compromis (ni même des semblants de compromis) entre intérêts sociaux opposés. Bien souvent, le PS prend les devants par rapport aux desiderata du patronat, notamment en matière fiscale. On se rappelle avec quelle opiniâtreté le ministre de l'Economie, Dominique Strauss-Kahn [de juin 1997 à novembre 1999, député PS et tête de file du staff électoral de Jospin], a plaidé en faveur d'un régime fiscal plus favorable aux stock options [option d'achat d'actions]. On peut aussi examiner les orientations budgétaires de son successeur, Laurent Fabius, véritable militant des baisses d'impôts. La baisse des tranches d'impôts pour les classes aisées et la mise en place de la «prime pour l'emploi» expriment une politique qui ne peut que renforcer les inégalités. Défiscalisation pour ceux d'en haut, «filet de sécurité» pour ceux d'en bas, on a là un programme libéral pur sucre.

Si on essaie de rendre compte de cette situation, on tombe assez rapidement sur deux postulats catégoriques qui définissent une orientation politique, presque une philosophie.

Le premier principe, c'est l'acceptation de la régression capitaliste perçue comme inéluctable, sous prétexte de mondialisation ou de nouvelles technologies. La gauche plurielle, car il ne s'agit pas seulement du PS, limite son action à accompagner, en le corrigeant à la marge, un processus contre lequel on ne pourrait rien. La gauche humanise, pondère, aménage, des transformations de la «société de marché», mais elle ne prétend plus y résister, et encore moins y opposer une alternative. C'est le thème central de la troisième voie, du postmodernisme. Et c'est le socle du social-libéralisme qui est une posture à tous égards distincte de la social-démocratie. Le second point découle de cette résignation générale, et consiste à placer très bas le seuil maximal d'affrontement avec le patronat. On se trouve donc dans une situation très particulière où des marges de manúuvre existent mais ne sont pas explorées parce que le PS considère qu'elles impliqueraient de s'opposer trop brutalement au patronat.Au total, la fonction historique de Jospin est d'assurer la transition de la social-démocratie au social-libéralisme. Cette «blairisation» du PS implique la neutralisation des alliés et leur soumission à ce processus général. Le schéma a été suivi à la lettre à l'égard du PC et des Verts, comme l'illustrent deux anecdotes récentes. C'est Robert Hue [secrétaire général du PCF] affirmant que jamais il ne participerait à un gouvernement de «centre-gauche», sans se rendre compte que c'est ce que son parti fait depuis cinq ans. La découverte par Noël Mamère [député Vert] du refus de Jospin de sortir du nucléaire relève du même aveuglement simulé. Mais les plus pathétiques sont certainement ceux qui, de l'intérieur du PS, cherchent à magnifier la politique de Jospin. Sur le site de la Gauche Socialiste8 on trouve de bons exemples de cette rhétorique. Ainsi peut-on y lire: «Quant aux engagements de Lionel Jospin, il faut faire preuve de beaucoup de mauvaise foi ou d'une conviction social-libérale chevillée au corps pour penser qu'ils puissent être atteints sans assumer des ruptures fortes avec la logique du capitalisme de notre époque. Qui peut croire que nous pourrons avoir 900000 chômeurs de moins d'ici à 2007 sans une politique volontariste de soutien à la croissance par la consommation ou sans poursuivre et amplifier le mouvement des 35 heures?»La réponse est évidemment: «personne». Mais personne ne pense non plus que l'objectif sera atteint, parce qu'il n'y a aucune trace dans le programme du PS de «ruptures fortes avec la logique du capitalisme de notre époque»!Mitterrand aura réconcilié la gauche avec l'entreprise; Jospin s'est quant à lui fixé pour mission de la soumettre à la loi du profit. Il aura atteint son objectif, s'il réussit à américaniser le système politique français de manière à le faire fonctionner comme aux Etats-Unis: beaucoup d'abstentions et deux candidats si voisins l'un de l'autre qu'il faut compter et recompter les voix.Le reste de la gauche plurielle, par arrivisme («faire de la politique autrement»,disaient les Verts!) ou pusillanimité («peser sur les décisions»,se justifie le PCF), accompagne cette grande transformation, tout en perdant son identité dans l'affaire.Le débat politique général est déconsidéré par les enchères du double langage. Cependant, cette belle mécanique a du mal à embrayer, comme l'illustre un mouvement général de remontée du vote révolutionnaire et des mobilisations de masse. C'est au fond au troisième tour social que l'on testera le degré d'avancement de la métamorphose social-libérale de la gauche française. - 25 mars 2002


1 On les trouve aux adresses suivantes: http:// www.lioneljospin.net/projet/ et http://www.chiracaveclafrance.net/projet.html

2. Plusieurs hommes politiques se disputent la paternité de cette formule joliment cynique: Henri Queuille (à titre posthume) [né en 1884, il est mort le 15 juin 1970, Corrèzien il fit une longue carrière de ministre de l'Agriculture au cours de la IIIe République, pour terminer ministre du Ravitaillement du 21 mars au 16 juin 1940], Charles Pasqua [qui est le candidat du parti qu'il a créé: Rassemblement pour la France] et Jacques Chirac.

3. Ce n'est rien d'autre que la traduction du slogan make work payqui est la formule de l'OCDE.

4. Pour une France qui gagne, résolutions adoptées par le Congrès exceptionnel du Medef, Lyon, 15 janvier 2002 http://www.medef.fr/FORUMS/ doc/01-15-02_resolutions-lyon. PDF

5. Institut national de la statistique et des études économiques. Cette étude, ainsi que les réactions critiques qu'elle a suscitées, est consultable sur le site Marchandisehttp://www.ecocritique.html

6. Jean Pisani-Ferry, La Bonne Aventure, Editions La Découverte, prix du livre d'économie 2001.

7. Dans son livre-programme, l'ancien ministre de l'Economie n'évoque à aucun moment l'effet des 35 heures sur l'emploi. Voir Dominique Strauss-Kahn, La flamme et la cendre, Grasset, 2002.

8. http://www.gauche-socialiste.com

* Economiste auprès de l'IRES (Institut de recherche économique et sociale), animateur de Attac, auteur, entre autres, de Les ajustements de l'emploi, Page deux, 1999, Le grand bluff capitaliste, La Dispute, 2001, et contributeur au récent ouvrage de la Fondation Copernic, Un social-libéralisme à la française?,La Découverte, 2002.

 

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