N°9 - 2002

Histoire et actualité de la division sexuée du travai

Fabriquer les inégalités

Depuis les années soixante-dix, on assiste dans les pays industrialisés à une augmentation constante de l'emploi salarié des femmes, étroitement imbriquée avec une transformation en profondeur du travail et de son organisation, mise en úuvre par un patronat conquérant. Ce changement est en résonance avec des évolutions - dont l'ampleur et la portée sont encore difficiles à apprécier - dans les idées dominantes portant sur la place respective des femmes et des hommes dans la société, comme sur leur insertion et leur rôle effectifs.

Pour alimenter la réflexion sur cette muta­tion sociale, l'ouvrage de Laura Lee Downs, directrice d'études à l'EHESS, «L'inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l'industrie métallurgique en France et en Angleterre (1914-1939)», apporte un éclairage historique ainsi qu'une réflexion sur la manière dont se façonne l'ordre social hiérarchisé et inégalitaire dans les entreprises et sur ce que cela révèle à propos du fonctionnement du capitalisme et ses évolutions.

Jean-François Marquis

Paru d'abord en anglais en 1995, sous le titre plus explicite de Manufacturing Inequality [Fabriquer les inégalités] (Cornell University Press), le livre de Laura Lee Downs retrace une histoire qui commence en 1915. La guerre qui se prolonge prive en particulier l'industrie métallurgique de centaines de milliers de salariés, mobilisés au front, tués ou blessés. Cela au moment même où l'effort de guerre se traduit par une explosion de la demande d'armes et de munitions.

En France comme en Grande-Bretagne, la réponse conjointe - qui n'exclut pas les conflits d'intérêts - du patronat et de l'Etat va combiner l'entrée en masse dans les usines de nouveaux secteurs de main-d'úuvre, des femmes en particulier (mais aussi, en France, de travailleurs immigrés), et une accélération de la restructuration du processus productif selon les principes d'organisation «scientifique» du travail, dont le théoricien le plus connu est Taylor.

A la fin de la guerre, les femmes occupaient 25 % des emplois dans la métallurgie française (30 % en région parisienne), contre moins de 5 % en 1914. En Grande-Bretagne, le nombre de femmes travaillant dans l'industrie mécanique passa de 170000 en 1914 à 597000 en 1918. Et la parcellarisation du travail avait atteint un niveau sans comparaison avec celui d'avant-guerre, impliquant une refonte des processus de production, une redéfinition des qualifications et un réagencement de la hiérarchie dans les ateliers.

Même si l'emploi des femmes dans la métallurgie recula après 1918, il ne revint plus à son niveau du début du siècle (environ 5 %), y compris après la crise des années 30 et les campagnes lancées pour le retour des femmes au foyer. A la fin des années 30, les femmes occupaient 15 % à 20 % des emplois dans cette industrie. De fait, les positions occupées par les femmes et les hommes dans le processus de production n'étaient tout simplement pas substituables: «Les patrons pensaient désormais que l'industrie ne pourrait plus se passer de la main-d'úuvre féminine.» (p. 279)

Cette dynamique s'inscrivit dans une évolution d'ensemble de l'emploi des femmes, caractérisant toute la première moitié du XXe siècle: «Dans les deux pays, la part des femmes dans la main-d'úuvre rémunérée, qui n'avait cessé d'augmenter depuis le milieu du XIXe siècle, diminua progressivement: à partir de 1900 en Grande-Bretagne, et de 1925 en France. Sur le long terme, la guerre ne remit pas en cause cette tendance. Elle eut cependant pour effet d'accélérer la redistribution des travailleuses, les amenant à quitter les secteurs traditionnellement plus féminisés de l'économie - le vêtement, le textile, le service aux particuliers - et à rejoindre les nouvelles industries des biens de consommation.» (p. 80)

Femmes = travail répétitif:la mise en place d'une identification

En partant de la réorganisation de l'industrie métallurgique précipitée par la guerre, Laura Lee Downs analyse cette mutation et compare les choix faits en France et en Grande-Bretagne. Elle décrit la brutale dégradation des conditions de travail imposée dans cette industrie, au moment même où les femmes y entrèrent en masse: en France par exemple, suspension de toutes les lois sur le travail, cycles de 13 jours de travail de 11 à 12 heures par jour, suivis d'un seul jour de repos ; baisse globale des salaires, de 20 à 30 % pour les hommes mobilisés, etc.

Downs montre l'avancée concomitante d'une division du travail toujours plus poussée et de l'emploi d'une main-d'œuvre féminine peu onéreuse, aboutissant à une division sexuée du travail: «Rapidement, les patrons français et anglais associèrent inéluctablement les femmes aux tâches répétitives et fragmentées. Pour eux, il existait en effet une correspondance entre le caractère du travail parcellisé et les qualités de travail typiquement féminines (l'agilité, la dextérité et la patience).» (p. 124).

Laura Lee Downs analyse également les luttes sociales qui éclatèrent dans le sillage de cette entrée en masse des femmes dans l'industrie mécanique. En France, c'est, au printemps 1917, les grèves dans la métallurgie parisienne où les questions de salaire et de conditions de travail jouèrent le rôle de détonateur: contemporaines des mutineries brutalement réprimées d'avril-mai 1917, elles marquèrent les premières ruptures massives dans l'union sacrée. «Or, au départ, ces luttes furent exclusivement le fait des femmes.»(p. 175). En Grande-Bretagne, une grève exemplaire eut lieu chez Rover (automobiles) en 1930. Menée par des femmes, avec l'appui des hommes qualifiés de Rover (mais pas du syndicat professionnel, exclusivement masculin), elle visait à empêcher l'introduction du système Bedaux 1 de rémunération à la pièce ; elle déboucha finalement sur le principe d'un salaire égal pour un travail égal.

Downs fait aussi le récit de la mise sur pied, en Grande Bretagne puis en France, d'«inspections sociales», Celles-ci reflétaient la conviction patronale «que les femmes constituaient un problème spécifique et nouveau pour la discipline du travail»(p. 216). Dès 1916, toutes les usines d'armement britanniques furent obligées de nommer une«inspectrice sociale». Downs décrit ainsi leur rôle: «L'inspectrice sociale devait donc gérer et discipliner les ouvrières tout en jouant le rôle de l'intermédiaire bienveillante entre le patron et ses employées. Ce qui permettait avant tout à l'inspectrice de réussir dans ce travail polyvalent, c'était sa classe sociale et sa personnalité. Pour superviser des femmes prolétaires, elle devait être une femme issue des classes moyenne ou supérieure, "habituée [...] par son expérience et sa position sociale [...] à gérer des subordonnées".»(p. 232). L'intérêt en France pour cette expérience prit de l'ampleur dès le début 1917 et se combina avec les préoccupations natalistes: il déboucha sur la création de postes de «surintendantes»dans nombre d'entreprises, postes qui se maintinrent souvent bien au-delà de 1918, contrairement à ce qui se passa en Grande-Bretagne.

L'étude de la démobilisation et de l'entre-deux-guerres conclut l'ouvrage de Downs. L'auteure montre que si l'Etat et le patronat abordèrent cette période avec l'idée d'un «retour à la normale», c'est-à-dire à la division du travail prévalant avant 1914, la réalité fut différente: «la catégorie «main-d'úuvre féminine» était désormais bien installée au sein d'une force de travail industrielle hiérarchiquement ordonnée autour de différences internes. En 1920, la situation qui prévalait avant la guerre n'avait donc pas été restaurée par le patronat, mais les choses n'étaient pas non plus identiques à ce qu'elles avaient été avant le conflit. [...] Après la guerre, le résultat de ce processus fut la définition d'un nombre réduit d'emplois, mal rémunérés, et réservés aux femmes.»(p. 279)

La situation se modifia encore dans l'entre-deux-guerres, mais elle ne déboucha jamais sur un mouvement de départ des femmes de l'industrie métallurgique:«L'évolution industrielle à long terme, qui avait donné la primauté aux industries de biens de consommation, avait donné aux femmes une place centrale dans la nouvelle économie industrielle. Comme les crises se succédaient, les politiciens, les journalistes, et parfois même les industriels (le plus souvent ceux qui n'employaient pas des femmes) demandaient souvent aux femmes, et surtout à celles qui étaient mariées, de se retirer pour donner leur emploi aux hommes chômeurs (généralement appelés «pères de famille»). (...) Peu de gens semblèrent se souvenir que, depuis que les limites entre les tâches masculines et féminines avaient été retracées pendant et après la guerre, le travail d'une femme n'était plus interchangeable avec celui d'un homme. Pour employer un homme à un poste de femme, il aurait fallu augmenter le salaire et, pire encore, remettre en question un ordre industriel qui, aux yeux des patrons, reposait sur l'attribution des tâches aux ouvriers et ouvrières en fonction du savoir-faire et du sexe.»(p. 336)

Patriarcat et capitalisme

Pour comprendre l'intégration discriminée des femmes aux entreprises métallurgiques, et l'ordre social qui fut ainsi mis en place dans les usines, Downs propose une grille d'analyse s'opposant à deux approches dominantes.

Premièrement, Downs prend le contre pied des approches dualistes, indiquant deux sources distinctes, et largement indépendantes, de l'oppression des femmes: le capitalisme et le patriarcat. «Depuis la parution de Capitalism, Patriarchy, and Job Segregation by Sex, l'ouvrage novateur de Heidi Hartmann [1979], les chercheurs ont tenté de comprendre l'histoire du travail féminin en considérant que les agents de l'oppression des femmes au travail étaient soit le capitalisme, soit le "patriarcat". Mais en cherchant à donner la priorité à l'un ou à l'autre, on présuppose que le capitalisme et le patriarcat sont des structures pures: en dépit de leur alliance contre les femmes, elles ne se seraient pas influencées mutuellement. Ma recherche s'inscrit en faux contre cette herméneutique de la ségrégation [...]» (pp. 13-14)

Downs conteste aussi les analyses néo-classiques, qui présentent la division sexuée du travail comme la conséquence du fait que «les patrons ne se sont pas comportés rationnellement, comme ils auraient dû le faire, parce que leur perception était faussée par des idées saugrenues sur la nature radicalement différente des femmes» (p. 446), ou, au contraire, com­me «une simple application de la logique capitaliste [...], les stratégies des patrons [étant] rationnellesa priori [car] motivées par la recherche du profit.» (p. 446)

Downs expose ainsi son approche: «Il est vrai que les patrons anglais et français envisagèrent la main-d'úuvre féminine comme une catégorie à part, liée au nouveau processus de production fragmenté. Ainsi, la classification des ouvrières reposait non pas sur leur rôle domestique, à l'extérieur de l'usine, mais sur leur capacité à accomplir des tâches rapides ou répétitives. Cela ne signifie pas que les idées sur les femmes et sur la domesticité ne jouèrent aucun rôle dans la restructuration de la métallurgie après 1914. Au contraire, ceux qui firent entrer dans les usines l'idéologie de la différence entre les sexes entonnaient le refrain bien connu selon lequel les femmes restaient avant tout des êtres domestiques.

» Dans l'usine, le principe de la division sexuée fut cependant à l'origine de conflits de plus grande ampleur, sur les salaires, la répartition du pouvoir dans les ateliers, et la division du travail. Au fil de ces luttes, la catégorie de genre prit une nouvelle signification, technique, qui n'était pas liée directement aux discours généraux sur les rôles sociaux des femmes et des hommes dans l'univers domestique. Les idées sur les différences entre les sexes furent donc exprimées en termes techniques, dans le cadre du monde caché de la production. La féminité fut associée à la vitesse et à la dextérité dans un processus de production organisé «scientifiquement», alors que la masculinité fut associée à une image de force brute plus maladroite, mais qui allait de pair avec une capacité unique à acquérir une compréhension d'ensemble de l'organisation du travail, et qui permettait donc d'accéder à des positions d'autorité morale et technique dans les ateliers.

» Il n'est donc pas suffisant de dire que les patrons de l'industrie métallurgique se sont contentés d'importer dans leurs usines des divisions sexuelles qui préexistaient dans le monde extérieur. De fait, ces hommes étaient persuadés que le genre était une catégorie en soi, stable et signifiante, qui correspondait à des caractéristiques particulières en termes de personnalité et d'aptitudes. Mais la relation entre ces conceptions et le processus de restructuration du travail avant et après la Première Guerre mondiale fut dialectique: les premières influencèrent le second, et réciproquement. Le patriarcat était loin de correspondre à un ensemble d'idées et de pratiques étrangères au comportement économique rationnel des patrons capitalistes: bien au contraire, il sous-tendait partiellement ce comportement. Il fut partie intégrante du système de relations techniques et sociales qui gouverna la production métallurgique après 1914.» (p 14-15)

Selon Downs, le patronat recourut pour légitimer ses choix à un discours qu'elle qualifie d'«aristotélicien»: «J'utilise le terme «aristotélicien» pour désigner un mode de raisonnement omniprésent, qui portait sur la relation entre l'ordre social et l'être social, et pour montrer que cette logique sociale hiérarchisée se trouvait au cúur du projet capitaliste. Aristote pensait que l'être social (la femme, l'enfant, l'artisan, l'esclave, l'homme libre, l'aristocrate) engendre inévitablement des différences entre catégories sur le plan de la capacité à raisonner et à produire, qualitativement et quantitativement. Les patrons étaient attirés par cette approche, qui leur permettait de créer un ordre social cohérent et unifié à partir d'un matériau humain diversifié, car ils étaient persuadés qu'un contrôle hiérarchique strict était essentiel pour la bonne marche de la production. Le langage aristotélicien, qui relie l'être social à la capacité productive, était centré sur la hiérarchie et les chaînes de commandement, à la différence du langage de l'économie politique.» (p. 22-23)

La conséquence pratique fut que, «à tous les niveaux - la répartition des tâches, les emplois proposés, la formation, les salaires, les structures d'encadrement - les patrons traitèrent les femmes sur la base d'un présupposé commun: les différences entre les hommes et les femmes sont toujours les mêmes, on peut les connaître, et si on les connaît, on peut s'en inspirer pour organiser les divisions sexuelles et techniques de la main-d'úuvre et les relations de pouvoir dans les usines.»(p. 25)

Cette analyse invite à une interrogation: aujourd'hui, le discours «légitime» - à ne pas confondre avec la réalité - sur l'«ordre social» a largement intégré l'idée d'égalité entre femmes et hommes (de même qu'entre «races»). La nécessité pour le capitalisme d'élargir son champ de recrutement de main-d'úuvre (y compris pour des emplois très qualifiés), aux femmes en particulier, alimente cette évolution. Le degré sans précédent atteint par la marchandisation - qui mesure et réduit toute chose et tout être à un étalon commun: l'argent - y contribue aussi, en même temps qu'il creuse dans les faits les inégalités entre individus et entre classes. Cependant, le capitalisme a besoin d'un salariat subordonné, ce qui implique notamment qu'il soit fragmenté, hiérarchisé, avec des segments entiers dévalorisés, et d'autres dont on valorise lesdites initiatives autonomes et qui sont cooptés au travers de mécanismes multiples.

Dans la configuration présente et l'accentuation de l'exploitation du travail, le capitalisme a intérêt à ce qu'une part importante des tâches domestiques, liées à la reproduction de la force de travail, restent privatisées, c'est-à-dire qu'elles ne soient pas intégrées dans le salaire social et qu'elles continuent à être assurées gratuitement, pour l'essentiel par des femmes. Comment ces deux dynamiques entrent-elles en écho avec les luttes sociales, des femmes en particulier, et se répercutent-elles sur la place des femmes dans l'ordre social des entreprises et, plus largement, dans la société ?

Savoir-faire et naturalisation des différences

Laura Lee Downs nous invite aussi à réfléchir à la manière dont les différences et les inégalités existant dans l'organisation du travail ont été naturalisées grâce à une double opération: elles ont été présentées à la fois comme la conséquence nécessaire de la division technique du travail et comme correspondant aux qualités intrinsèques des individus et des groupes d'individus - les femmes en particulier. Ce discours de légitimation  inverse de manière typique les causes et les effets: la division sociale et la division technique du travail ; la place prescrite aux individus dans le processus de production et leur «nature».

Il aboutit à faire des inégalités non pas la conséquence de l'organisation hiérachisée du processus productif, mais l'expression des différences entre catégories d'individus. «A la fin de la guerre, la distinction des types de travail était devenue une question ancrée dans les personnes elles-mêmes.»(p. 317) «Les employeurs concluaient que l'exécution patiente par les femmes de travaux rapides et précis provenait de qualités qui leur étaient propres, et non des structures de production de masse où étaient engagés les nouveaux travailleurs, hommes et femmes. La réification des femmes comme travailleurs répétitifs s'accordait également avec l'insistance des employeurs à rappeler que les hommes étaient particulièrement mal adaptés à ces nouvelles formes de travail.»(p. 316)

Dans cette opération, la construction de la catégorie sociale du «savoir-faire» joua un rôle clé. «Le savoir-faire était le moyen de faire, à partir d'êtres sociaux distincts, des êtres productifs hiérarchiquement ordonnés. Ce critère permit donc aux patrons de reprendre à leur compte l'idée que les femmes constituaient une catégorie à part dans les ateliers.» (p. 23)

Downs rappelle qu'au début du XXe siècle, «l'atelier de métallurgie était déjà structuré par un partage entre ouvriers qualifiés et non qualifiés, jeunes et vieux, français et étrangers. [...] Toutes les distinctions procédaient d'un critère en apparence solide, le savoir-faire. Travailleurs et patrons se servaient de ce même vocable pour discuter des différences de toutes sortes (âge, classe, origine), et pour les rattacher à la capacité d'effectuer certaines catégories de travail. Aussi la «distinction des savoir-faire» servait-elle d'étiquette facile pour l'ensemble des idées que les dirigeants capitalistes se faisaient des différences sociales. [...] Les lignes de clivage qui organisaient l'atelier se rattachaient à un processus de production qui, pour être sujet à de rapides mutations, n'en était pas moins concret. Le partage s'imposait facilement comme un fait «naturel». Aussi, bien que le tracé de certaines lignes de partage fût âprement discuté par les ouvriers, ceux-ci ne remirent jamais en question le principe de division lui-même, et les patrons, tant anglais que français, gardèrent une immense liberté de contrôle et d'organisation.» (pp. 119-120)

L'entrée en masse des femmes dans les usines métallurgiques, contemporaine à la généralisation de nouvelles techniques de travail, allait à la fois brouiller les anciennes délimitations des tâches, pousser les employeurs à redéfinir les postes - qualifiés en particulier - occupés par des hommes, et introduire une nouvelle sorte de division, entre femmes et hommes. «L'expérience de la guerre montre que les patrons étaient incapables de penser une égalité des savoir-faire masculin et féminin. Ils refusèrent d'insérer les femmes dans les catégories du savoir-faire masculin, même lorsqu'elles effectuaient un travail semblable. [...] La guerre ne changea pas seulement la technologie et la main-d'úuvre. Elle permit aussi aux patrons de comprendre différemment le travail qualifié. Ce changement d'optique était inextricablement lié à l'arrivée des femmes dans les usines de métallurgie. A la lumière de cette expérience, les patrons de l'après guerre allaient organiser leur main-d'úuvre selon des catégories nouvelles, mais toujours articulées en termes de distinction de qualification.»(p. 122)

Dans l'analyse de ce processus, Downs met en garde contre toute interprétation réductrice: «La sexualisation du savoir-faire ne répondait pas à un plan établi au préalable, élaboré par des patrons calculateurs. Ce résultat inattendu était plutôt immanent à la logique des situations, au sens donné par les patrons à la différence sexuelle, et à la rencontre particulière entre cette signification et le processus de transformation technique dans l'usine. Dans ce processus, le genre passait pour une catégorie stable et homogène, pendant qu'une autre gamme de différence - de qualifié à non qualifié - était fluctuante.» (p. 328)

En même temps, elle montre à de nombreuses reprises que les modalités de l'intégration des femmes à l'industrie métallurgique ne peuvent être comprises que resituées dans une politique d'ensemble du patronat visant à réorganiser dans son ensemble le processus productif, et donc aussi la structure hiérarchisée du salariat: «...Les patrons de la métallurgie renoncèrent à l'idée de former des femmes aux tâches qualifiées [pour remplacer les hommes]. [...] Suite à l'effritement et à la recomposition du processus de travail après 1914, la stratégie d'investissement prit un tournant radical: l'investissement se détourna de la main-d'úuvre et de la formation au profit des nouvelles technologies et du personnel de direction. Ce changement structurel ne put être institutionnalisé qu'au prix d'une âpre négociation avec les ouvriers qualifiés dont la position privilégiée se trouvait alors mise en danger. En fragmentant les travaux qualifiés en tâches qui ne requéraient ni apprentissage ni formation longue, les patrons se rendirent compte qu'il était de leur intérêt de donner ces emplois à des femmes: non seulement cela confortait leurs préjugés sur les capacités des femmes, mais cela leur permettait aussi de discuter plus facilement la position privilégiée dont jouissaient les ouvriers qualifiés au sein de l'atelier. Après guerre, le patronat pensait désormais le savoir-faire en terme de distinction des sexes, et le travail répétitif ou fragmenté avait une connotation féminine. [...] Finalement le travail qualifié garda son étiquette masculine, bien qu'il fût parfois effectué par des femmes. Parallèlement, travail féminin et travail non qualifié devinrent synonymes.» (p. 127)

Une telle approche est aux antipodes des démarches prétendant «isoler» les inégalités subies par les femmes dans le monde du travail et les combattre en tant que telles. Elle montre que ces inégalités ne se surajoutent pas à l'organisation sociale d'un processus de production, mais qu'elles y sont en quelque sorte «fusionnées», ce qui contribue d'ailleurs à les faire apparaître comme «normales». Les luttes contre la discrimination des femmes dans le travail deviennent alors une dimension nécessaire de celles des femmes et des hommes salarié·e·s contre les mécanismes de subordination de leur travail à la valorisation du capital.

Démarcation incontestée

Le livre de Laura Lee Downs alimente également le débat sur la manière dont les organisations syndicales et les hommes salarié·e·s - les ouvriers qualifiés en particulier - réagirent face à ces transformations qui menaçaient leur position: «les nouvelles méthodes[d'organisation du travail] reposaient avant tout sur une déqualification des ouvriers professionnels»(p. 124). Leur réponse fut majoritairement marquée, selon Downs, par l'adhésion à la vision naturalisée des différences entre femmes et hommes: «Quand le principe de la division sexuée fut appliqué au microcosme de l'usine métallurgique, les gestionnaires qui dirigeaient la production et les ouvriers qui subissaient les changements productifs se trouvèrent en désaccord sur le tracé de la ligne de démarcation entre les hommes et les femmes. Mais l'existence même de cette ligne ne fut jamais réellement mise en doute. De part et d'autre du fossé qui séparait le capital et le travail, nul ne songea à questionner le fait que pour produire des pièces métalliques, il fallait exécuter des tâches qui revenaient a priori aux hommes ou aux femmes.»(p. 17)

Conséquence de cette position de départ, les organisations syndicales et les salariés qu'elles organisaient se retrouvaient enfermés dans une série de dilemmes, qu'illustra à l'époque une ouvrière qualifiée britannique, Joan Williams: «Il était difficile pour les hommes de voir des femmes accomplir des tâches qui leur étaient traditionnellement réservées, et les faire parfois mieux qu'eux [...]. Ils connaissaient un véritable dilemme: ils ne voulaient pas que les femmes vendent leurs services moins cher qu'eux, mais ils acceptaient mal qu'elles gagnent autant qu'eux.» (p. 142) De même, Downs rappelle que «les dirigeants des syndicats anglais et français étaient souvent les plus fervents partisans d'une égalité des salaires. Il y avait à cela deux raisons: ils défendaient ainsi le niveau général des salaires, et ils nourrissaient le secret espoir que les patrons préféreraient exclure les femmes plutôt que de les payer au même salaire que les hommes.» (p 160)

Downs indique également comment cette combinaison de corporatisme professionnel et de vision patriarcale laissait le champ libre aux employeurs pour faire de l'organisation du travail un instrument de division du salariat: «La hiérarchie de l'usine, en plaçant une élite qualifiée d'hommes issus des couches les plus élevées de la classe ouvrière en position d'autorité sur une masse de femmes prolétaires, reflétait des différences de classe, et on peut donc se demander si la subordination des ouvrières à des chefs masculins, décidée par les patrons, eut pour conséquence de transformer les tensions issues de différences sociales en conflit entre les sexes. La forme récurrente de ces histoires - qui montrent des femmes malmenées, sans cesse sollicitées et assujetties par les hommes qui contrôlaient leurs salaires et leur travail - va certainement dans ce sens.»(p. 351)

Ces constats soulèvent une question: comment concevoir une stratégie syndicale, visant à intégrer tous les segments du salariat dans un dispositif collectif de défense, si l'on ne donne pas à l'exigence d'émancipation une dimension universelle et si, par conséquent, l'on n'est pas prêt à remettre en question tous les aspects de l'organisation sociale générée par le capitalisme ? n

1. «Le système Bedaux d'analyse du mouvement fut sans doute la technique de «gestion scientifique» la plus populaire de l'entre-deux-guerres. [...] Le créateur de ce système, Charles Bedaux, apporta de nombreuses nouveautés. En premier lieu, il proposait de récompenser les ouvriers en fonction de l'effort fourni et non du rendement. Ensuite, Bedaux usa d'un langage scientifique apparemment rationnel pour évoquer le système de mesure de l'effort, déguisant ainsi une procédure arbitraire sous le masque de la vérité scientifique. Enfin, ce système n'était pas installé dans les usines par les patrons mais par l'équipe de Bedaux, composée d'«ingénieurs» en analyse du mouvement. Au sein des entreprises, ces hommes se targuaient d'être des intervenants neutres, dont la «science du travail» profiterait aussi bien aux ouvriers qu'aux patrons. Mais derrière le discours technocratique des ingénieurs en analyse du mouvement se profilait la réalité du système coercitif de Bedaux, qui permettait d'augmenter la productivité en poussant femmes et hommes à travailler à un rythme intensif, et ininterrompu.» (p. 417)

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