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Santé publique
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L’unique caisse des assureurs

Benoît Blanc

Le Conseil fédéral et la droite placent la santé publique dans les griffes des assureurs

Le 1er juin 2008, une votation fédérale se déroulera en Suisse. Elle concernera l’article constitutionnel abusivement nommé «Qualité et efficacité économique dans l’assurance-maladie». Cet article 117a a été adopté par les Chambres fédérales en décembre 2007 comme contre-projet à l’initiative de l’Union démocratique du centre (UDC) qui avait pour intitulé «Pour la baisse des primes d’assurance-maladie dans l’assurance de base». L’UDC a retiré son initiative en faveur du contre-projet gouvernemental. Que prévoit ce dernier pour mériter une telle bienveillance de la part d’un parti qui revendique être «entré dans l’opposition»?

«Concurrence» et «responsabilité individuelle»

Tout d’abord, le nouvel article 117a fait des mécanismes du marché et de la responsabilité individuelle les piliers de l’assurance maladie en Suisse (al. 3, lettre b): «l’assurance maladie est mise en œuvre conformément aux principes de la concurrence et de la transparence; la responsabilité individuelle des assurés est encouragée» [souligné par nous]. Une telle inscription dans la Constitution ne relève pas de l’anodin. C’est notamment une base constitutionnelle pour la liberté de contracter, qui vise à renforcer qualitativement la subordination des médecins aux exigences des caisses maladie. Sur cette question, le président de FMH, le Dr de Haller, explique le sens effectif de la formulation: «Pour nous, les médecins, de même que pour nos patientes et nos patients, la liberté de contracter revient exactement à son contraire – elle est une absence de liberté: à l’avenir, seuls seront encore admis les prestataires de soins qui travaillent ‘à bon marché’ et conformément aux exigences des assurances. Une pratique qui n’est possible que si l’on se concentre sur des patients généralement en bonne santé. Les médecins qui soignent des personnes âgées ou des malades chroniques – par exemple des diabétiques ou des patients atteints de maladies requérant des traitements intensifs – ne seront plus acceptés par les caisses comme partenaires contractuels. Et ce sont précisément ces patients-là, leurs patients, qui resteront sur le carreau.» (Bulletin des médecins suisses, 2008; 89: 5)

Ensuite, l’alinéa 6 introduit de fait un financement moniste de tous les soins couverts par l’assurance de base, y compris les soins hospitaliers: «l’assurance de soins est financée par les primes et les participations aux coûts à la charge des assurés ainsi que par des contributions publiques à l’organisme qui finance les prestations» (souligné par nous). Dans une étude de 2004, Stefan Spycher définissait ainsi le financement moniste: «Dans un système moniste, les assureurs assument la totalité des coûts. Le subventionnement cantonal actuel serait reporté sur les assurés. L’étendue des subventions cantonales serait définie en pourcentage du coût de l’assurance de base, pour empêcher que les cantons se retirent du financement. Les assureurs financeraient la totalité de la chaîne de traitement. Ils auraient intérêt à développer des réseaux de soins.» Autant dire: le système moniste signifie la fin définitive de ce qui reste de service public dans le secteur de la santé.

Le bouleversement introduit dans l’alinéa 6 concerne en premier lieu les hôpitaux dont environ la moitié du financement relève aujourd’hui des collectivités publiques. Il constitue également un transfert massif de pouvoir vers les caisses maladie, c’est-à-dire des institutions privées, dont une part importante des activités sont ouvertement orientées vers le profit, entre autres dans le domaine des assurances complémentaires. Les assurances géreraient ainsi des sommes considérables provenant des contribuables ou des assurés, dans les deux cas une population expropriée de tout «pouvoir de décision» (même très limitée) sur l’évolution du système de santé. Cela constitue une atteinte explicite aux droits démocratiques.

Enfin, l’alinéa 4 souligne: «La Confédération peut déclarer l’assurance-maladie obligatoire, de manière générale ou pour certaines catégories de personnes.» Cette «kann Klausel», qui ne fait de l’assurance obligatoire qu’une possibilité, est certes reprise de l’actuel article 117, contemporain de la mise en place de la Loi sur l’assurance maladie (LAMal), entrée en vigueur en 1996. Maintenir, plus de dix ans après, la porte ouverte à un caractère facultatif de l’assurance maladie dépasse cependant la simple prudence d’un législateur précautionneux.

Un Conseil fédéral udécéisé

Cet article constitutionnel reprend donc entièrement à son compte l’un des deux objectifs de l’initiative de l’UDC: placer définitivement les règles du marché au cœur du fonctionnement de l’assurance maladie et par conséquent du système de santé. Le second objectif de l’initiative de l’UDC était une réduction du catalogue des prestations de base couvertes. On comprend mieux dès lors l’adhésion de l’UDC au contre-projet du Conseil fédéral. Et la portée de son «opposition» se précise: une «opposition» légitimant le déplacement encore plus à droite du centre de gravité du Conseil fédéral, administrateur collégial de plus en plus transparent des intérêts «du monde des affaires».

L’article constitutionnel qui sera soumis au vote dit populaire le 1er juin 2008 émane d’un quarteron d’élus dont le fauteuil parlementaire n’est qu’un parmi les sièges dont ils disposent dans des conseils d’administration et autres structures institutionnelles décisives. Son père spirituel est le radical Felix Guzwiller, conseiller aux Etats zurichois. Lors des élections de 2007, il se présenta sur la même liste que le président de l’UDC Ueli Maurer et lui apporta son soutien au second tour. Guzwiller a dirigé durant de nombreuses années l’Institut de médecine préventive de Zurich (après un passage à Lausanne au début des années 1970) et figure comme auteur de nombreuses publications. Il a converti sa réputation de «ponte» – d’échelle helvétique – en santé publique en capital, politique, d’expertise et en capital tout court. Le professeur Guzwiller Dr méd. ne préside pas que l’Institut tropical suisse, sis à Bâle-Ville, capitale de l’industrie pharmaceutique. Il siège notamment aux conseils d’administration du grand assureur Axa (qui a absorbé la Winterthur), de la Banque Clariden Leu (fusion sous la houlette du Credit Suisse de diverses banques privées: Banque Clariden, Banca di Gestione Patrimoniale, Bank Hofmann, Banque Leu, Credit Suisse Fides), du groupe d’hôpitaux privés Hirslanden, de l’entreprise pharmaceutique Siegfried ou encore de l’assureur maladie Sanitas (900’000 assurés).

Guzwiller travaille étroitement avec le professeur en économétrie spécialisé dans l’économie Alberto Holly. Il est difficile – ou peut-être pas  – de savoir si ce sont les progrès accomplis dans le domaine spécifique ou dans l’ascension sociale qui ont stimulé le changement radical de position de Félix Guzwiller. Dans une étude datant de 2003 pour l’Unrist portant sur la mondialisation, l’inégalité et la santé, Alberto Holly souligne qu’en 1986 Guzwiller (ainsi que Lehmann et Martin) insistait sur le fait que «la classe politique en Suisse ne reconnaissait pas l’inégalité dans la santé comme un problème, à cause de l’abondance d’offres et du fait que l’individu est considéré comme responsable de sa santé (style de vie, assurance maladie et sa façon d’avoir accès aux soins)».

Lors du débat aux Chambres, Guzwiller a pu compter sur l’appui de tous les poids lourds du lobby de l’assurance maladie au Parlement: les Eugen David, conseiller aux Etats (CE) PDC, président du conseil d’adminis­tration de Helsana, 1er assureur maladie en Suisse; Bruno Frick, CE PDC, membre du conseil d’administration de l’assureur-maladie Swica; et autres Christoffel Brändli, CE UDC, président du conseil d’administration de Santésuisse, l’association centrale des assureurs maladie. Sans surprise, le 24 octobre 2007, Santésuisse publiait une prise de position soutenant l’œuvre de Guzwiller and Co.

Le diagnostic erroné des opposants

L’opposition à cet article constitutionnel est nombreuse et diverse: gauche, écologistes et syndicats (cela va encore sans dire), cantons (hostiles au financement moniste), FMH (l’association professionnelle des médecins, opposée à la liberté de contracter)… et Pascal Couchepin.

Le raisonnement de Couchepin est simple: des grands principes, comme ceux affichés dans l’article constitutionnel, ne peuvent que favoriser la coalition d’opposition contre eux et leur rejet. Mieux vaut la politique des petits pas, pour imposer dans les faits la mise en œuvre de ces principes, sans que personne s’en rende compte et / ou puisse s’y opposer. Le 3 janvier 2008, sans lapsus, Pascal Couchepin déclarait: «L’erreur de Christoph Blocher a été d’introduire la culture de l’économie dans la politique.» Ne vous trompez pas sur le sens de la formule. Couchepin veut imposer politiquement, à petits pas, les exigences «de l’économie» et, dans le domaine particulier de la santé, ceux du Groupe Mutuel. Pour cela, la méthode compte. Il s’en explique: «La politique des petits pas est souvent méprisée par les leaders de l’économie. Finalement, en Suisse, il n’y a que celle-ci qui marche.» (Le Temps, 3 janvier 2008) Cette orientation ne concerne que quelques domaines dits sociaux où les contre-réformes néo-conservatrices n’ont pas encore abouti totalement. Pour le reste, la politique de l’économie s’est imposée comme culture dominante.

Les autres opposants refusent ces mesures. Certains le font avec une modération accentuée. Ainsi, la conseillère aux Etats Anita Fetz – social-libérale et ex-membre de l’organisation crypto-stalinienne les POCH (Organisation progressiste de Suisse) qui soutenait l’intervention de l’URSS en Tchécoslovaquie en 1968 et rendait hommage au leader Kim Il-sung en Corée du Nord – a tenu à préciser qu’elle n’était pas «par principe» contre le financement moniste et la liberté de contracter (procès-verbal de la séance du Conseil des Etats du 6 décembre 2007). D’autres opposent à ce qu’ils qualifient d’«excès» des recettes qui toutes, peu ou prou, font notamment appel au managed care (voir encadré) et au financement des hôpitaux par des forfaits par cas prospectifs, basés sur les DRG (Diagnostics related groups), qui sont un système de classification des patients dans le but de «regrouper» les hospitalisations de soins en fonction des affections traitées et du coût des traitements.

Or, comme le rappelle l’article de Woolhandler et Himmelstein [disponible sur le site www.alencontre.org et publié en décembre 2007 dans le British Medical Journal (BMJ) 1] ce sont là deux instruments clés pour installer les mécanismes de marché au cœur du système de santé. En effet, le managed care permet de segmenter la demande de soins et d’y isoler les éléments rentables. Les DRG sont une technique permettant de transformer les soins hospitaliers en produits dotés d’un prix uniforme sur un dit marché, c’est-à-dire en des marchandises pouvant faire l’objet d’une concurrence, pour les produire au meilleur coût, développer les segments rentables, abandonner les autres, etc.

En d’autres termes, les opposants à Guzwiller and Co préparent (sans le savoir?) la victoire des assureurs et de leurs experts.

La recherche d’une alternative est donc ailleurs. Le Cahier La brèche intitulé Le marché contre la santé, édité en 2007, suggère quelques pistes pour y réfléchir, tout en offrant une documentation détaillée au sujet des réformes en cours.

 

Managed Care

On désigne par managed care – en français: réseaux de soins intégrés  – un ensemble de dispositifs dans l’assurance maladie: HMO, listes de médecins agréés, passage obligatoire par le médecin de famille pour accéder au système de santé. Ces dispositifs se caractérisent par une combinaison variable de deux principes: le premier, le «choix» des assurés de renoncer à une certaine liberté (de choisir son médecin ou son hôpital, d’accéder directement à un spécialiste) en échange de primes réduites; le second, le transfert au fournisseur de prestations (médecin, hôpital) d’une partie du risque assurantiel, en échange de figurer parmi les fournisseurs agréés par l’assurance et d’avoir ainsi un accès «facilité» à une clientèle, voire de bénéficier de primes en cas de «bonnes performances».

Les Health Maintenance Organizations [HMO] sont une des formes les plus connues et les plus contraignantes du managed care. Ils consistent souvent en des cabinets de groupe dans lesquels les médecins ont un statut d’employés et perçoivent un revenu fixe; les médecins responsables étant intéressés aux résultats. Selon les partisans du managed care, ces dispositifs seraient «gagnant-gagnant«: ils permettraient, grâce aux assureurs, des gains d’efficience (des soins de même qualité fournis à un coût inférieur) dont profiteraient patients, fournisseurs de soins et collectivités.

1. Article en libre accès sur le site de ce journal.

(25 février 2008)

 
         
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