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Santé et inégalités socio-économique
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«On observe même un accroissement
des taux de mortalité dans les groupes les moins favorisés»

Benoît Blanc

«L’espérance de vie augmente régulièrement, mais les inégalités de santé ne se réduisent pas! Certaines ont même tendance à s’aggraver.» Le constat est celui de Martin Hirsch, président d’Emmaüs France. Il ouvre un dossier consacré aux inégalités sociales de santé en France publié début 2007 par le très officiel Institut de veille sanitaire (InVS) [1].

Le constat est valable à l’échelle européenne: «Depuis les années 1980, la mortalité générale a fortement diminué et les causes de décès se sont modifiées, notamment avec une baisse importante de la mortalité par maladies cardiovasculaires et la mortalité par cancer pour certaines locali­sa­tions (estomac, cancers de l’utérus, cancers liés à l’alcool chez les hommes). La question est donc de savoir si les groupes sociaux ont tous également bénéficié de l’allongement de l’espérance de vie et si les écarts entre groupes sociaux se sont accrus ou ont au contraire diminué. Différentes études nationales [en Europe] concluent à un maintien des écarts de mortalité, voire à une aggravation des inégalités au cours du temps. […] On observe globalement une diminution moins marquée de la mortalité dans les groupes de professions manuelles ou encore pour les moins instruits. […] Pour certaines causes, on observe même un accroissement des taux de mortalité dans les groupes les moins favorisés au cours des années 1980.» [2]

Comme en écho, trois semaines plus tard, le British Medical Journal (BMJ) publiait un article intitulé: «L’écart se creuse en Grande-Bretagne entre groupes sociaux en matière de mortalité infan­tile» [3]. La mortalité infantile mesure le nombre de décès d’enfants de moins d’une année pour 1000 naissances vivantes. En 1997-99, la mortalité infantile des enfants nés outre-Manche de parents de professions manuelles était supé­rieure de 13% à la moyenne nationale. Cet écart s’est creusé pour atteindre 19% en 2002-04.

La Suisse: pas une exception

Et en Suisse? Les données officielles sont maigres à ce sujet, comme à propos de nombreux autres. Mais il n’y a aucune raison de penser que la tendance soit différente. Une étude réalisée à Genève et portant sur les années 1970-1990 [4] a montré: que l’espérance de vie des ouvriers peu ou pas qualifiés était inférieure de 4,4 ans à celle des professions libérales ou scientifiques; qu’en 1992, 85% des architectes, ingénieurs et techniciens de cette génération d’hommes ayant atteint l’âge de 65 ans avaient survécu sans invalidité, contre 60% pour les manœuvres et 57% pour les travailleurs du bâtiment. En 2002, l’Office fédéral de la statistique (OFS) a publié une étude sur Les inégalités sociales et la santé en Suisse, fondée sur les réponses à l’Enquête suisse sur la santé de 1997. On y lit (p.10) que «les personnes d’un statut socio-économique inférieur sont défavorisées dans la majorité des domaines de la santé considérés (santé en général, bien-être physique et psychique, recours aux prestations médicales et à l’entraide pour des raisons de santé, comportement en matière de santé)».

La fabrique sociale des inégalités de santé

Que cache ce terme de «défavorisé»? Les responsables de l’ouvrage coédité par l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) en 2000 en France, Les inégalités sociales de santé, sont plus directs: «Les inégalités de santé, concrètement mesurées par les taux de morbidité [maladie] et de mortalité, la fréquence des handicaps moteurs ou des troubles mentaux, l’espérance et la qualité de vie sont aussi[souligné par les auteurs] des inégalités sociales.» [5] Cette précision est essentielle. Actuellement, les assureurs et autres camelots de la démolition sociale cherchent à nous faire croire que notre santé serait avant tout une question de «capital génétique» ou de «comportements individuels».

Les mécanismes par lesquels les inégalités sociales –qui se combinent souvent avec les différences d’origine pour les personnes immigrées– se traduisent en inégalités de santé sont nombreux et complexes. En voici quatre:

1. La mise sous pression croissante des salariés dans le cadre de leur mise en concurrence brutale par les employeurs. «La «guerre» économique dans laquelle sont engagées au niveau planétaire les entreprises dans le but d’acquérir de nouveaux marchés (ou pour y rester) a directement influencé les règles du management de ces organisations. Plusieurs études ont mis en évidence les conséquences sanitaires de l’augmentation de la pression psychologique sur l’exécution des tâches, de l’insécurité et du stress dont les coûts sont externalisés vers l’assurance maladie et les autres «airbags» sociaux.» Ce constat n’est pas celui d’un syndicaliste obtus, mais du professeur Gianfranco Dome­ni­ghetti, responsable du Service de la santé publique du canton du Tessin [6]. Domenighetti rappelle une étude récente à Genève: 28% des consultations de personnes actives professionnellement étaient liées aux conditions de travail des patients. Son constat: on assiste à une «augmentation de la morbidité [des causes pouvant provoquer une maladie] suite à la croissance des inégalités sociales et des «nouveaux risques liés au travail (stress et insécurité).»

2. Dans une large mesure, les comportements, ou modes de vie, ne relèvent pas du bon vouloir individuel et du «sens des responsabilités»: ils sont façonnés par la position sociale de chacun. «La dissociation habituellement opérée entre conditions d’existence et modes de vie […] apparaît problématique là où il s’agirait plutôt de comprendre comment la position sociale détermine à la fois les unes et les autres.» [7] Un exemple: toutes les études montrent que le risque d’obésité est plus élevé pour les enfants des milieux populaires. «Ces inégalités ne se réduisent pas à des différences de comportements individuels de la part des enfants mais sont le fruit de mécanismes plus complexes impliquant l’environnement familial, les conditions de croissance dès les premiers temps de la vie. La réduction des inégalités sociales de surpoids nécessite donc d’agir de façon précoce, en ciblant, outre les connaissances et habitudes de vie des enfants, les conditions dans lesquelles ils se développent dès le plus jeune âge», conclut une étude menée en Alsace, voisine, sur ce sujet [8].

3. L’accès aux soins n’est pas le même selon la position sociale, indépendamment des éventuelles limitations financières: «Il existe des différences sociales dans la manière de repérer et de traiter les troubles et maladies, ou encore dans les chances d’en limiter les conséquences en termes d’incapacité ou de mortalité. Ainsi, par exemple, l’avantage des plus favorisés en matière de mortalité par maladies coronariennes ne provient pas seulement d’une moindre exposition à l’ensemble des facteurs de risques mais aussi d’un traitement plus systématique et plus efficace de cette pathologie, limitant leur risque létal chez les plus favorisés.» [9]

4. Les barrières financières à l’accès aux soins prennent une ampleur croissante. Suite à l’entrée en vigueur d’une nouvelle disposition de la LAMal (Loi sur l’assurance maladie) en janvier 2006, 120’000 personnes se retrouvent aujourd’hui en Suisse sans couverture maladie, parce qu’elles n’ont pas pu payer leurs primes ou franchises [10]. Même si des solutions sont bricolées au cas par cas par les cantons, ce sont des milliers de personnes qui sont ainsi gravement fragilisées –que l’on pense à toutes celles qui souffrent de maladie chronique! De même, le processus de grignotage du catalogue des prestations couvertes par la LAMal a commencé (avec les médecines alternatives ou les nouvelles règles pour les psychothérapies) et il touchera en premier lieu celles et ceux qui ont des revenus modestes.

La permanence des inégalités sociales de santé est aujourd’hui manifeste, malgré la richesse de nos sociétés et les progrès faits par la médecine. Cela peut nourrir des formes de résignation. «[Les] différences vis-à-vis de la santé, de la maladie et de la mort sont constantes et généralisées. Il n’y a pas de moyen aisé de les corriger», peut-on lire sous l’entrée «Inégalités sociales de santé» du Dictionnaire suisse de politique sociale (en ligne). Cela peut aussi conforter la conviction de la nécessité de s’attaquer aux racines de ce scandale humain, qui plongent dans les effets économiques, sociaux, politiques, culturels du capitalisme débridé.                        


1.
Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH), N°2-3, 23 janvier 2007.

2. Emmanuelle Cambois, Florence Jusot, «Ampleur tendance et causes des inégalités sociales de santé et de mortalité en Europe: une revue des études comparatives», BEH, N°2-3, 23 janvier 2007, p.11.

3. BMJ, 2007, 17 février 2007.

4. Etienne Gubéran et Massimo Usel, Mortalité prématurée et invalidité selon la profession et la classe sociale à Genève, Genève 2000.

5. Inserm, Les inégalités sociales de santé, Paris, 2000, p.14.

6. G. Domenighetti, «Grandeur et misère des systèmes universels de santé», préface à Zofia Swinarski Huber, Système de santé suisse: formation et maîtrise des coûts, Berne, 2005.

7. Inserm, op. cit., pp.127-128.

8. Dominique Fernandez et alii, «Inégalité sociale des enfants face au surpoids en Alsace: données de la visite médicale d’admission en école élémentaire, France, 2001-2002», in BEH, N°2-3/2007, p.23.

9. E. Cambois et F. Jusot, op. cit., p.13.

10. Neue Zürcher Zeitung, 8 mars 2007.

 
         
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