labreche  

 

         
Bâtiment
homeR
 

La construction reconstruite par la sous-traitance

Alexandre Martins

La «libre circulation multilatérale» de la concurrence entre salarié·e·s organise la précarité et multiplie les accidents. En 2007, en Suisse, un cinquième des échafaudages avait, selon la SUVA, des «lacunes graves». Et les autres? De «simples lacunes»?

A l’heure où le secteur du gros œuvre en Suisse sort d’un vide conventionnel de plusieurs mois, Nicolas Jounin nous invite dans cet ouvrage à explorer avec lui le monde du bâtiment et ses différents acteurs. Il décline ici les principaux résultats de son expérience d’obser­vation participante sur les chantiers du gros œuvre parisien. Cette observation, qui débouchera sur un travail de thèse, se déroule en plusieurs phases et durera au total une année (9 mois sur les chantiers et 3 mois en formation en coffrage-ferraillage).

Les différents chapitres du livre constituent autant de «récits de chantier», à l’excep­tion de deux chapitres transversaux consacrés au travail intérimaire et à la question de la sécurité au travail. Cela permet au lecteur de découvrir les chantiers dans leurs multiples dimensions et d’appréhender les derniers développements dans la «modernisation» du secteur, en particulier l’expan­sion du travail intérimaire et de la sous-traitance. L’éclatement généralisé des statuts et des employeurs caractérise en effet l’organi­sation actuelle du travail sur les chantiers. Nicolas Jounin décrit ainsi un chantier placé sous la responsabilité d’une entreprise générale qui ne compte finalement que 15 salariés directement employés sur les 120 que compte ce chantier de gros œuvre. Vingt-cinq autres salariés sont engagés en intérim, alors que les trois entreprises sous-traitantes comptent 80 travailleurs, dont plusieurs engagés par l’inter­médiaire d’agences de travail temporaire.

Sous-traitance et concurrence entre travailleurs

Du côté des entreprises générales, le développement de la sous-traitance est motivé par la recherche de «baisse des coûts» à travers la mise en concurrence qui conduit les sous-traitants à baisser continuellement leurs prix et leurs délais. Cela se répercute en bout de chaîne sur les travailleurs par le blocage des salaires et surtout l’inten­sification du travail.

Les ferrailleurs sont ainsi décrits comme étant «toujours à la bourre», traduction de leur soumission aux cadences imposées par les chefs de chantier de l’entreprise générale aux divers sous-traitants: «Pendant que nous ferraillons un plancher, les sous-traitants chargés du coulage sont sur nos talons, tirant la corde de la benne suspendue à la grue pour lâcher des gerbes de béton, vibrant et lissant le résultat, gagnant du terrain sur nous autres qui restons penchés à multiplier les attaches» (p. 76).

Les chefs de chantier de l’entreprise générale – eux-mêmes sous la pression con­stante des «délais» – exigent des travailleurs de nombreuses heures supplémentaires, des pauses repas déca­lées et/ou raccourcies, etc. Jounin explique en effet que le contrat qui lie l’entreprise générale et les entreprises sous-traitantes «se traduit sur le chantier par une domination plus dure que ce que produit la hiérarchie interne à l’entreprise» (p. 64). Ces relations de domination/mise en concurrence sont encore accentuées par une évolution relevée par l’auteur mais postérieure à son observation participante: l’entreprise de ferraillage Bâtarmat’– sous-traitant que Jounin avait connu en 2004 – sous-traite désormais une bonne partie de ses chantiers à deux entreprises polonaises qui envoient leurs ferrailleurs. L’élargissement du marché du travail européen promet donc encore de nombreux bouleversements dans ce secteur.

Les organisateurs de la précarité

Les travailleurs temporaires sont, eux, soumis à un autre type de pression: celle de perdre leur emploi à tout moment, de ne jamais connaître la durée de la mission: ils doivent ainsi toujours travailler au mieux pour conserver leur emploi jour après jour, et éviter d’être malade…

Tout comme avec les sous-traitants (bon nombre d’intérimaires sont en fait loués à des entreprises sous-traitantes), les relations des intérimaires avec les employés fixes de l’entre­prise générale sont marquées par une infériorité statutaire: «Etre un travailleur «extérieur», sous-traitant ou intérimaire, sur un site de travail, c’est un peu comme être étranger: bien qu’indispensable, on n’est jamais que toléré» (p. 54).

Jounin s’attache également à rendre compte des pratiques des agences en commençant par celle de la gestion raciste des salariés, basée sur une logique circulaire: «Par exemple, si un Maghrébin sans qualification se présente dans une agence d’intérim, on l’enverra probablement comme manœuvre en ferraillage; si c’est un Malien, comme manœuvre tout court. L’agence conclura que les Maghrébins sont «faits pour» le ferraillage, les Maliens «faits pour» être manœuvres. Et elle aura raison puisque c’est elle qui les fait ferrailleurs et manœuvres» (p. 116).

Les agences parisiennes ont aussi pris l’habitude de convoquer plus de travailleurs que nécessaire – avec l’argu­ment de «se prémunir contre le risque de défection au dernier moment», en le faisant de la sorte reposer sur les candidats surnuméraires – ou encore celle de faire signer un contrat de durée déterminée en fin de mission, pratique illégale mais dont la dénonciation par l’auteur à l’inspection du travail se soldera par une relaxe.

Ces agences apparaissent ainsi comme les organisatrices de la précarité, mais elles se doivent également de pallier les microrésistances et les effets indésirables produits par l’atomisation du système de l’intérim: absentéisme, retard, passage à la concurrence, abandon du travail, etc. Les agents de placement (appelés «commerciaux» en France) travaillent donc à fidéliser un noyau de temporaires «sûrs» à coups de faveur, d’aide administrative, de primes et surtout en tentant de garantir un emploi continu. Ce système clientélaire, par lequel des travailleurs sont attachés à un commercial, est, en fait, lié à d’autres modes informels de gestion de la main-d’œuvre dans le bâtiment: les loyautés personnelles (d’un travailleur intérimaire envers un chef de chantier); la gestion discriminatoire de la main-d’œuvre déjà évoquée – qui tend à identifier poste et origine; ou encore le recrutement par cooptation. Jounin parle à ce propos de «fidélisations informelles, conçues comme mécanisme compensant ou contrecarrant les résistances suscitées par la précarité» (p. 268).

Cette infinie diversité des statuts dessine au final un dégradé partant d’un chef de chantier ou ouvrier qualifié d’une entreprise générale et allant jusqu’au manœuvre intérimaire auprès d’un sous-traitant, en passant par l’intéri­maire de longue durée attaché soit à l’agence d’intérim, soit à l’entreprise utilisatrice.

Sans que cette dimension de loyautés personnelles soit négligeable, elle ne doit pas être surestimée dans ses effets. Jounin relate l’exemple d’un travailleur intérimaire fidélisé à une entreprise générale («comme embauché») ayant néanmoins intégré la peur de perdre son emploi et évitant donc de manquer le travail en cas de maladie.

Cet éclatement des statuts est complété par une grille de lecture ethnicisante des hiérarchies professionnelles. Jounin met en évidence la reprise partielle de ce type de grille de lecture par les travailleurs eux-mêmes, au travers des multiples «plaisanteries» qui fonctionnent comme autant de rappels à l’ordre d’une structure de domination. Néanmoins, ce sont les différences de statuts qui servent de base aux différentiations: «Il s’agit […] d’un entre-soi hiérarchique, qui ne prend une forme ethnique que parce que, en amont, les logiques du bâtiment ont conduit à confondre origine et poste» (p. 31).

Obligés de prendre des risques

Dans ce dégradé de situations, il ne faut pas perdre de vue la question de l’exploitation. Ces multiples noyaux informels ne sont en effet que l’envers de l’atomisation généralisée de la «périphérie» contrainte de par sa fragilité – souvent redoublée par une précarité du droit de séjour comme dans le cas des sans-papiers – aux travaux les plus pénibles et les plus dangereux.

Le chapitre que Jounin consacre spécifiquement au problème de la sécurité au travail sur les chantiers replace bien cette question en tant qu’enjeu de lutte qui cristallise des rapports de forces. Ainsi en est-il du problème essentiel de santé au travail qu’est celui du travail sous la pluie: le travail en cas d’intempérie doit être suspendu, mais la définition d’une situation d’intempérie est le résultat d’un rapport de force, d’une lutte. Une lutte qui est conditionnée par l’écla­tement des statuts et des employeurs: une grève sera nécessaire pour interrompre le travail, mais le paiement de la journée reste dépendant des divers employeurs. Ainsi, l’activation des catégories légales doit également être conquise…

D’une manière plus générale, la sécurité sur les chantiers est traversée de nombreuses contradictions, en premier lieu celles qui séparent concepteurs et exécutants – également premiers concernés – de la sécurité au travail. Cette dernière se présente en effet comme un ensemble de prescriptions édictées par des «spécialistes en sécurité au travail» auxquelles les ouvriers doivent se conformer, sans que leur expérience de travail soit réellement prise en compte. Ce d’autant plus lorsqu’on pense à l’épineux problème qui se pose aux travailleurs soucieux de concilier respect des «normes de sécurité» et respect des cadences de travail.

Les règles de sécurité conçues par d’autres sont donc enfreintes par les travailleurs lorsqu’ils y sont contraints par la pression qu’on leur impose ou encore quand elles ne leur semblent pas adaptées au matériel ou à l’organisation réelle de leur tâche. Il en découle que les travailleurs soumis aux exigences des cadences doivent tricher, plus ou moins, avec les consignes de sécurité; ce qui permettra ensuite aux directeurs de travaux de prouver que l’accident est dû à une violation des règles de sécurité.

Nicolas Jounin rend ainsi compte de la situation réservée aux ouvriers en matière de sécurité au travail: «Pris entre les exigences de cadence et les prescriptions de sécurité, les ouvriers n’ont plus le choix que de prendre des risques, et de cacher qu’ils prennent des risques. La réglementation de l’entreprise en matière de sécurité n’a donc pas pour unique effet la protection de l’intégrité physique des ouvriers. A la limite, elle est même susceptible d’avoir l’effet inverse: sans éliminer les conduites à risque, elle impose le silence à leur sujet et fait ainsi obstacle aux tentatives de reprise en main de leur sécurité par les salariés» (p. 198).

Au final, ce livre constitue une bonne illustration des processus en cours dans le secteur du bâtiment et donne également à entendre le point de vue des travailleurs sur leur expérience au travail, deux éléments essentiels pour penser les conditions d’une rénovation de l’action syndicale dans le secteur.

(25 avril 2008)

 
         
Vos commentaires     Haut de page