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Industrie pharmaceutique
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Quand les pharmas soignent le travail

Peter Streckheisen *

Comprendre les transformations du travail dans l’industrie pharmaceutique afin d’appréhender leurs effets multiples sur les salarié·e·s: une condition pour un syndicalisme rénové

Le 26 février 2008 à Bâle, Daniel Vasella, le chef du groupe pharmaceutique Novartis, présentait aux actionnaires réunis un bénéfice de 6,5 milliards de dollars (6,37 milliards de francs au taux de change de mi-avril 2008) pour 2007. Le revenu de Vasella se situe à hauteur de 17 millions – un montant un peu plus bas que les 44 millions de 2006, mais qui ne freine pas son train de vie. L’assemblée décide d’augmenter les dividendes de 19 %. Chaque année, Novartis fait ainsi un cadeau aux actionnaires: depuis la fusion de 1996 [1], les dividendes grimpent de 11 % en moyenne annuelle.

Ces chiffres sont connus du grand public. Mais où sont les salarié·e·s effectuant le travail à la base de ces profits mirobolants? Pour de nombreux experts en «évolution technique» et en «progrès social», qui croient à l’avènement de la «société du savoir», ces salarié·e·s n’existent tout simplement plus. Pourtant, le groupe Novartis emploie près de 100’000 personnes dans 140 pays, dont quelque 10’000 en Suisse. Et il ne s’agit pas, en majorité, de managers et de «chercheurs de pointe». Il suffit d’aller dans les laboratoires et les usines pour retrouver ce personnel au bas des échelles hiérarchiques, et comprendre que sa situation ne s’est pas forcément améliorée ces dernières années. Ces salarié ·e·s restent invisibles, d’autant plus qu’ils et elles ne disposent plus d’une organisation syndicale permettant de les faire apparaître publiquement, à travers des luttes d’une certaine ampleur.

Deux mondes du travail

Pendant les décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, la chimie bâloise était marquée par l’affirmation de deux «mondes du travail» opposés, les directions des entreprises sachant évidemment tirer profit de cette opposition. Il y avait d’un côté un monde ouvrier, dont l’identité s’était construite à travers les luttes de la première moitié du XXe siècle, des manifestations ouvrières brutalement réprimées en 1919 – des travailleurs ont été tués par l’armée à la Rebgasse de Bâle – jusqu’au mouvement de grèves de l’hiver 1943-1944 à Schweizerhalle. En janvier 1945, face à une organisation syndicale ayant gagné 10’000 salarié ·e·s de la chimie pendant la guerre, les industriels bâlois ont dû signer une convention collective de travail (CCT) qui comportait une réglementation transparente des salaires. Des historiens comme Bernard Degen et Christian Simon ont décrit cet accord comme première véritable CCT en Suisse, et comme contre-modèle à la «paix du travail» de l’industrie des machines (1937) [2].

De l’autre côté existait le monde des «employés», souvent membres d’une organisation interne à chaque entreprise, loyale à l’égard de sa direction, qui leur offrait quelques privilèges: la possibilité d’acheter des produits à prix réduit, le droit de manger dans un autre réfectoire que les ouvriers, avec les «Doktoren» (directeurs, chercheurs, etc.); un salaire mensualisé, alors que les ouvriers étaient payés à l’heure, etc. Lors de la signature de la CCT en 1945, ces «employés» ne comprenaient encore que les cadres, les dirigeants et le personnel administratif. Mais durant l’expansion économique de l’après-guerre, le personnel des laboratoires s’est progressivement transformé, quittant le statut de l’ancien ouvrier pour acquérir celui de l’employé. En même temps, la formation professionnelle du laborantin s’est imposée comme voie d’accès obligatoire aux laboratoires [3]

Il aura fallu attendre les fusions, les externalisations et les suppressions d’emploi massives des années 1990 pour que cette opposition de deux mondes perde sa signification antérieure. Cela s’est fait au prix d’un effritement des identités politiques et culturelles des deux groupes de salarié·e·s.

L’usine dans le laboratoire

L’analyse du travail des laborantins fait aujourd’hui apparaître une série de processus tendant à remettre en cause l’identification avec le métier, «la fierté d’être qualifié» – par opposition aux ouvriers – qui formait la base du corporatisme professionnel et de l’indivi­dualisme croyant à la possibilité de l’ascension sociale par l’effort et le talent. Dans les laboratoires de recherche, le travail subit actuellement une orientation toujours plus stricte «vers le marché». Il est soumis au diktat des «délais à tenir», avec pour conséquence la menace sur la dimension de liberté et de créativité que l’on associe au mot «recherche». L’automatisation des tests standardisés a avancé à pas de géant depuis le début des années 1990. Beaucoup de laboratoires se sont spécialisés sur un seul type de test. Cela vaut notamment pour le screening, procédure permettant de rechercher une propriété thérapeutique parmi un grand nombre de substances [4]. Le résultat est que le travail comporte de plus en plus un aspect de «routine», avec le type de «stress» qui en découle. Un laborantin se souvient que, dans les années 1980, ils avaient 30 % du temps de travail à disposition pour explorer un phénomène intéressant. Cela est aujourd’hui devenu impensable. Il se plaint que l’on ne fasse plus de véritable recherche, mais seulement du screening, et que le travail dans les laboratoires soit devenu une «production de masse» qui rappelle les modalités de production industrielle.

Dans les laboratoires de développement, où il s’agit de réaliser un médicament (comprimé, sirop, dragée, etc.) à partir de substances thérapeutiques, s’y ajoute une densité croissante des normes prescrivant la manière d’accomplir le travail. C’est le résultat de l’imposition de la Good Laboratory Practice, définie au plan international sous la direction de la puissante Food & Drug Administration (FDA) qui règle l’accès des médicaments au marché nord-américain. Les groupes pharmaceutiques imposent des normes encore plus strictes à leur personnel, afin de «faire mieux» que la concurrence et de plaire ainsi aux autorités de contrôle. Combiné avec des programmes informatiques enregistrant chaque geste de l’employé·e sur son clavier, ce système conduit à une situation dans laquelle les salarié·e·s – pourtant «qualifié·e·s» – se trouvent «totalement contrô­lé·e·s», comme l’explique une laborantine.

L’autonomie des ouvriers

Dans les usines, le management a commencé à développer un discours portant sur «l’autonomie» et la «responsabilité», adressé uniquement jusqu’ici aux «employés». Un site de production pharmaceutique de 1500 salarié·e·s subit ainsi une réorganisation profonde de l’organisation du travail. Toute la couche des cadres inférieurs et moyens est éliminée. De nouvelles équipes d’une vingtaine de salarié·e·s sont créées, avec un teamleader qui doit les diriger comme une entreprise dans l’entreprise. Alors que, depuis des décennies, la direction exigeait des salariés qu’ils se bornent à exécuter des ordres et à suivre les normes prescrites – tout en profitant d’un savoir pratique multiple et non reconnu –, ce personnel est aujourd’hui appelé à prendre des responsabilités, à travailler de manière autonome et à résoudre les problèmes qui surgissent au cours des processus de production. Les salarié ·e·s ne travaillent plus sous surveillance permanente d’un «petit chef», puisque le nouveau teamleader ne passe plus que deux ou trois fois par jour à leur poste.

Pour certains salariés, cette réorganisation apparaît comme une libération – qu’ils espèrent durable – par rapport à une routine de travail insupportablement ennuyeuse. Pour beaucoup d’autres, elle inspire le sentiment que leur manière de travailler ne vaut plus rien; elle suscite la peur de perdre son poste de travail ou d’être relégué à un domaine de moindre statut. Mais chacun·e sait que la nouvelle organisation – appelée lean et process oriented – sert à augmenter la pression et donc la rentabilité du capital investi dans le site concerné. La nouvelle «autonomie» des travailleurs reste prise dans un réseau étroit de normes de travail et ne comporte pas de véritable programme de formation continue du personnel [5], ni de revalorisation au sein des échelles de fonctions qui déterminent les salaires de base.

Salaire au mérite et loi de la valeur

L’analyse du travail dans les usines et les laboratoires de Novartis fait ressortir deux traits communs. D’une part, les chefs directs sont de moins en moins présents sur le lieu de travail. Alors que, sous l’effet du «management par projets», les chefs de laboratoire se transforment en managers qui passent leur temps dans des meetings, à écrire des rapports ou à nouer des contacts stratégiques (sans être présent·e·s dans le laboratoire). Le nombre d’ouvriers par contremaître dans les usines augmente, et parfois les «petits chefs» disparaissent complètement. Mais cela ne signifie pas l’émergence d’une plus grande liberté, car le système des normes reste en place et la pression qui repose sur les salarié·e·s (charge de travail, délais) augmente considérablement. De plus en plus, on observe une gestion du personnel par la pression du temps et les «normes de qualité». Le contact des chefs avec «leurs salarié·e·s» passe au deuxième plan, il se trouve biaisé par une «culture d’entreprise» artificielle, élaborée par le «département des ressources humaines».

Dans ce cadre, le nouveau système salarial de Novartis joue un rôle central. Il vise à faire valoir les principes de ce vaste mécanisme social aveugle et aveuglant que Marx avait désigné comme la «loi de la valeur», qui produit des inégalités sociales en les naturalisant. Chaque salarié·e est ainsi jugé·e par son chef selon la «performance individuelle» et la conformité de son comportement avec les valeurs de la culture d’entreprise (Novartis values).

Afin que le cadre du «budget salarial» mis à disposition soit toujours respecté, le «département des ressources humaines» impose à toutes les unités d’aboutir à une «notation» des salarié·e·s qui suive une distribution normale (courbe de Gauss, courbe en cloche): pour chaque «bonne note» attribuée à un membre de l’équipe, il faut en attribuer une mauvaise à un autre, etc. Le management fait miroiter au personnel une «équité selon la performance», mais les salariés font l’expérience que cette prétendue équité se trouve en permanence sabotée par les rapports de pouvoir en général, et par l’imposition de la courbe de Gauss en particulier. L’enquête révèle aussi l’existence d’une résistance à ce principe chez les chefs, qui le perçoivent comme une menace pour la collaboration au sein des équipes et pour leur «contact humain» avec les salarié·e·s.

Résistances individuelles et organisation syndicale

L’analyse du travail dans les usines et les laboratoires identifie d’innombrables traces de résistances au quotidien, permettant de faire face à la pression de travail, de défendre sa dignité et de retrouver des formes de solidarité. Mais, con­trairement aux années d’après-guerre, la chimie bâloise est aujourd’hui un «désert syndical». Pour relancer une nouvelle intervention syndicale, il ne suffira pas de renégocier une CCT qui ne régit même plus les salaires. Il y a quelques années, des «ouvriers» et des «employés» de Novartis manifestaient ensemble en faveur du principe des augmentations salariales collectives (contre le «tout individuel» voulu par la direction).

Pour ouvrir une nouvelle phase d’organisation des salarié·e·s de la chimie bâloise, il sera nécessaire de reconquérir une présence syndicale dans les usines et les laboratoires. Peut-être l’enquête présentée ici pourrait-elle fournir l’une ou l’autre indication, modeste, pour cette tâche de longue haleine, en montrant quelques aspects de la situation actuelle des salarié·e·s et des manières dont ils et elles la vivent subjectivement – en résistant et s’opposant, parfois, à leur manière.

* Peter Streckheisen vient de publier un ouvrage intitulé Die zwei Gesichter der Qualifikation. Eine Fallstudie zum Wandel von Industriearbeit (Les deux figures de la qualification. Une étude cas sur la mutation du travail industriel), UVK Verlagsgesellschaft, Konstanz, 2008, 363 p. L’auteur anime aussi la publication suisse alémanique Debatte, du BFS (Mouvement pour le socialisme).

1. Le groupe Novartis est né de la fusion de deux grandes entreprises transnationales de la chimie bâloise, Ciba-Geigy et Sandoz, en 1996.

2. Bernard Degen: Das Basel der andern. Geschichte der Basler Ge­werkschaftsbewegung, Basel, 1986; Christian Simon: «Arbeiterkommission und Gesamtarbeitsvertrag in der Basler Chemischen Industrie». Viertel­jahrschrift für Sozial- und Wirt­schaftsgeschichte, Heft 78/1, S. 39-80.

3. La reconnaissance du statut d’employé figurait parmi les objectifs centraux de l’association professionnelle des laborantins (SLV), fondée en 1946 à Bâle. A partir de 1963, les grandes entreprises de la chimie bâloise engageaient les laborantins qualifiés à titre d’employés, avec contrat individuel de travail, les soustrayant aux réglementations de la CCT.

4. Chaque groupe pharmaceutique a développé ses propres «archives» avec un grand nombre de substances à utilité thérapeutique potentielle. Les archives de Novartis comportent plus d’un million de substances. Le High Through­put Screening permet de scruter toutes ces substances en l’espace de 10 jours environ.

5. Dans la production pharmaceutique (production finale des médicaments), la très grande majorité du personnel est composée de salariés formés sur le tas, qui sont souvent entrés dans les usines par le biais de firmes de travail temporaire (Adecco, Manpower, etc.). Il en va autrement dans la production chimique (production des substances thérapeutiques), où les groupes de la chimie bâloise ont commencé à engager des «ouvriers qualifiés» depuis le milieu des années 1990.

(25 avril 2008)

 
         
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