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Les blouses blanches manifestent

Anne Spagnoli

Une mobilisation qui pose, de fait, la question du futur système de santé en Suisse.

Le 24 mars 2009, les médecins des cantons de Genève et de Vaud ont organisé une grève et des manifestations. Ils étaient plusieurs milliers. Selon la Société Vaudoise de Médecine (SVM), la majorité des 1500 cabinets dans le canton de Vaud ont fermé. A Genève, près de 90% des cabinets privés ont fait de même.

Le 1er avril, des associations de médecins des autres cantons suisses ont organisé une journée de mobilisation. Quelque 15000 blouses blanches, fait nouveau, ont défilé dans les villes. Les banderoles portaient des slogans tels que: «Sauvons la médecine» et «Touche pas à mon labo». Quelques amabilités étaient adressées au con­seil­ler fédéral Pascal Couchepin.

Aux côtés des médecins se trouvaient des assistantes médi­cales et des laborantines. Bon nombre d’usagers ont rejoint les rangs des «blouses blanches».

Après le 1er mai, des médecins ont cessé d’alimenter deux bases de données nationales: celle des décès et celle des maladies infectieuses, «grippe porcine» exceptée. De plus, une manifestation nationale est prévue pour le 2 juin.

La baisse des tarifs de laboratoire

Ce qui a mis le feu aux poudres: la décision prise par le Département fédéral de l’intérieur (DFI), par voie d’ordonnance, d’abaisser fortement – de fait pour la seconde fois – les tarifs des examens de laboratoire effectués par les médecins. Cette mesure doit entrer en vigueur le 1er juillet. A son habitude, Couchepin a lancé un chiffre: une «économie globale» de 200 millions de francs. Tout cela s’inscrit dans la campagne antisociale de «réduction des coûts de la santé», dont chacun, indépendamment de son revenu, doit, véritable paradoxe, s’acquitter des frais ! L’idée sous-jacente: des soins de qualité, accessibles de manière égalitaire, pourraient être assurés à bas coûts. C’est une mystification (voir à ce sujet le Cahier La brèche n° 1, Le marché contre la santé, accessible sur www.labreche.ch).

Jean-Pierre Pavillon, président de la SVM soulignait: «Nous ne nous battons pas pour notre revenu car on ne gagne pas sa vie avec l’activité de laboratoire. Nous ne voulons pas perdre un outil de travail.» Certaines analyses de laboratoire jouent en effet un rôle important dans la chaîne des prestations fournies par les médecins généralistes en cabinet privé. Ne pas pouvoir les effectuer directement – la réduction des tarifs met en cause l’existence même du laboratoire – entraînera des retards dans les diagnostics et des hospitalisations qui sont en partie évitées avec le système actuel. Il en résultera de nombreux inconvénients pour les patients et des coûts indirects qui neutraliseront les prétendues économies. Une chose est certaine: les grands laboratoires privés, par contre, disposeront d’une position renforcée.

Pour les assistantes médicales, la révision des tarifs décidée conduira à une déqualification professionnelle, à une dégradation des conditions de travail et à des licenciements. On leur a déjà enlevé la radiologie il y a quelques années. Les tâches médico-techniques occupent à l’heure actuelle encore un tiers de leur temps de travail. Le reste est consacré à des tâches administratives. Lorsque les nouveaux tarifs auront contraint les médecins – leurs employeurs – à renoncer aux prestations de laboratoire, une partie d’entre elles se trouveront au chômage. L’autre risque bien de devoir se contenter d’un salaire réduit, étant donné le changement intervenu dans leurs fonctions.

De la grogne à la grève

Il y a quelque 30 ans, les médecins étaient vus et se considéraient, dans leur très large majorité, comme membres d’une sorte de caste réunissant les professions libérales. Corporatisme et élitisme nourrissaient une attitude opposée à toute «étatisation» de la santé. Ils n’ont vu qu’avec retard que s’affirmait avec force un type particulier de monopole: celui des assurances privées disposant de l’appui gouvernemental. Le réveil a donc été dur. En effet, avec quelques grognements, en 2003-2004, ils ont dû accepter le nouveau système de tarification du secteur ambulatoire (TarMed). Il en découla un contrôle tatillon des assurances et une prise en charge des patients souvent plus compliquée. Leur revenu a stagné ou décliné. Pour un cabinet de généraliste, dont le «chiffre d’affaires» est de 250000 fr., le revenu effectif est d’environ 125000.

La réaction actuelle des médecins, en particulier des généralistes – mobilisations et grève – est nourrie par ces changements en cascade et, y compris, par une transformation de leur origine, de leur parcours et de leur statut social. Le nombre de généralistes en cabinet privé – pour 1000 habitants – a augmenté à l’échelle nationale de 1960 à 2001; depuis lors, il régresse. Par contre, les spécialistes en cabinet privé – un ensemble très hétérogène – ont augmenté de 1990 à 2006 (de 0,96 à 1,47 pour 1000).

Jean-Pierre Pavillon expliquait à ce propos: «Il faut que l’avenir de la profession soit en jeu pour faire descendre les blouses blanches dans la rue […] De mémoire d’homme c’était la première grève de médecins […] Notre système de santé est malade de la gestion de la loi sur l’assurance maladie. On s’enlise dans des réformes qui n’avancent pas, ou on prend de mauvaises directions.» (ats, 24 mars 2009)

Au-delà de l’affaire des tarifs d’examens de laboratoire, les praticiens voulaient attirer l’attention du grand public sur les conséquences négatives d’une approche strictement comptable de la médecine généraliste et défendre leurs prestations à la population. C’est d’ailleurs ce qu’une partie d’entre elle a ressenti en signant massivement, dans divers cantons, des pétitions et en apportant son appui actif aux médecins.

Lorsque le président de la SVM parle de «l’avenir de la profession», ce n’est pas une parole creuse. En quelque sorte, les médecins libéraux se trouvent placés sous l’étroite surveillance des assurances privées – qui ponctionnent les patients – et sous la loupe de médecins d’assurance, qui fonctionnent comme garde-chiourme de la puissance oligopolistique des Helsana, Groupe Mutuelle, CSS, etc. De plus, la structure par âge des médecins généralistes est en évolution. En 2006, 48% d’entre eux avaient entre 50 et 59 ans et 17% entre 60 et 69 ans. Parmi les médecins spécialistes, la tranche d’âge 40-49 ans est mieux représentée: 34%. Les femmes médecins exerçant en cabinet privé ont augmenté en nombre; mais elles ne représentent encore que 32% des médecins en cabinet privé: généralistes et spécialistes confondus. La progression est toutefois importante par rapport aux années 1950-1960.

L’intransigeance des autorités

Les médecins ont été étonnés puis choqués par l’autoritarisme de «l’exécutif fédéral collégial», caricaturé en l’occurrence par Pascal Couchepin. Ce dernier considère que des explications ne sont pas nécessaires. D’un certain point de vue, il a enregistré la modification du rapport de forces socio-politique entre les assureurs privés – qui lui sont si proches – et le corps médical. Ce dernier n’a plus à être traité comme par le passé. Espérons que ce même corps médical saisisse l’origine du traitement qui lui est infligé. Alors, une partie plus importante changera, peut-être, sa conception de la santé publique. C’est un processus que l’on voit, sous diverses formes, poindre dans certains pays d’Europe.

L’autorité fédérale manifeste sa fermeté d’autant plus qu’elle a essuyé un échec le 1er juin 2008 lors du vote sur l’article constitutionnel «Qualité et efficacité de l’assurance maladie»: 30,52% de Oui et 69,48% de Non. L’acceptation de cet article aurait encouragé les Chambres à parfaire la mainmise des assurances maladie sur les prestations et les «coûts de la santé». Parmi les instruments prévus: l’abolition du libre choix des médecins (voir ci-contre l’encadré «Li­berté de contracter»). Formellement cet élément ne figurait pas dans le texte soumis au vote. Il n’a pas moins été au centre de la campagne. La Fédération des médecins suisses (FMH) le contestait. Ce qui explique l’ampleur du rejet. La baisse des tarifs des analyses en laboratoires n’est probablement qu’un nouvel épisode du bras de fer qui oppose le lobby des assurances – bien représenté dans l’exécutif et dans le législatif fédéral – aux médecins.

Bien qu’ayant dû freiner le projet de transfert plus complet de la réduction contrôlée des «coûts de la santé» aux assurances privées, le conseil fédéral et son porte-parole Couchepin n’ont pas renoncé à leur orientation.

Le but lui apparaît d’autant plus possible à atteindre qu’une sorte de consensus existe – allant de la FMH à santésuisse – pour accepter le postulat de «l’impérieuse nécessité de prendre des mesures pour maîtriser les coûts». Le Parti socialiste, parti gouvernemental, y est logiquement et physiolo­giquement favorable. Pour­tant, il y a une différence entre «maîtriser des coûts» et opérer des choix pour une médecine et des soins de qualité, accessibles pour tous et toutes. Cela implique des dépenses et un véritable débat démocratique sur les mécanismes d’allocation des ressources et leurs origines. Ce débat public pourrait être posé de manière plus claire dans la conjoncture actuelle.

Mais le point de départ doit être un refus d’un principe relevant d’une pseudo-évidence: «faire des économies de l’ordre de 15 à 20%». Sans cela, la divergence entre assureurs et autorités, d’un côté, et médecins ainsi que «patients potentiels», de l’autre, risque de ne se concentrer que sur la voie empruntée pour obtenir cette diminution.

En 2003, lorsque Couchepin prit la tête du DFI, il déclara: «Je me laisse trois à quatre ans pour obtenir des résultats dans la maîtrise des coûts». Pour l’heure, malgré les points marqués, la contre-réforme n’avan­ce pas au rythme voulu.

Dès lors, une attaque frontale aux cabinets des généralistes apparaissait opportune. D’une part, parce que Couchepin sait que ce système est aujourd’hui fragilisé. Certes, il fonctionne encore trop bien pour que les médecins soient incités à se lancer, en grand nombre, dans la construction de réseaux de soins. D’autre part, Couchepin pouvait infliger un camouflet à la FMH, suite à la défaite politique du 1er juin 2008. De plus, il fallait donner une leçon à celles et ceux qui avaient «mal voté» et indiquer que la santé est aussi entrée dans une période de réajustement des prestations vers le bas: «on payera plus cher pour bénéficier de soins d’une qualité inférieure».

C’est ce qui se produira lorsque la baisse des tarifs des analyses de laboratoire sera appliquée et lorsque la taxe de 30 francs pour chaque consultation chez un médecin ou à l’hôpital sera introduite. Cela «pour faire réfléchir» les assurés – traduction du mépris social des autorités – avant qu’ils consultent.

Quelle issue ?

Face à un éventail de contre-réformes sur le terrain de la santé, un front devrait se cons­truire entre divers secteurs de soignants et les usagers. Des éléments d’un tel processus de coalition ont émergé à l’occasion de la mobilisation «pour une caisse unique». L’enjeu est celui de la qualité et des critères de fonctionnement d’un système de santé dans un pays disposant d’importantes ressources intellectuelles et matérielles (infrastructures et finances).

Il en découle le besoin d’une réflexion renouvelée sur la place des cabinets privés et des médecins généralistes, comme spécialistes, dans un système de santé devant répon­dre à de nouvelles exigences: celles liées, entre autres, aux profondes mutations de la société, du travail et du salariat (chômeurs inclus). C’est une thématique que nous nous efforcerons d’aborder, si possible en réseau, dans les mois futurs.


«Liberté de contracter»

L’abolition du libre choix des médecins est promue sous la dénomination trompeuse de «liberté de contracter». Aujourd’hui les assurances doivent rembourser au tarif prévu toute facture pour une prestation médicale correspondant au catalogue de base. La liberté de choix est ainsi du côté des fournisseurs de prestations (médecins, physiothérapeutes, etc.) et des assurés. Une fois ce libre choix aboli un assureur ne devra rembourser plus que les factures des fournisseurs de prestations avec lesquels il aura préalablement conclu un contrat et défini une enveloppe budgétaire.

(27 juillet 2009)

 
         
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