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La «politique tsigane» de la Suisse

Alexandre Martins

Cet ouvrage, initialement publié en allemand et ayant connu une diffusion quasiment confidentielle, constitue le volume 23 des rapports de la Commission d’Experts Indépendants «Suisse-Seconde guerre mondiale» (CIE) [1]. La traduction en français est par ailleurs augmentée d’une longue postface de Thomas Huonker dans laquelle il revient sur des cas individuels sur la base de documents découverts après la rédaction du rapport pour la CIE.

Dans ce livre, les auteurs s’attachent tout d’abord à exposer les traits forts de la dite «politique tsigane» helvétique à partir du début du XXe siècle, pour s’attarder ensuite plus en détail sur les années 30 et les rapports qu’entretiennent le gouvernement suisse et l’Allemangne nazie sur cette thématique.

Ce travail est d’autant plus important que l’intérêt des historiens pour le génocide du peuple tsigane (Porrajmos dans la langue des Roms) est très récent et que cette étude fait donc œuvre de pionnière à bien des égards. En outre, il faut relever que, dans le cas de la Suisse, les recherches en ce domaine sont entravées par la destruction de bon nombre de documents essentiels pour l’appréhension quantitative de la répression des Tsiganes, notamment le «registre tsigane» qui regroupait les informations récoltées par les forces de police.

Une discrimination à l’échelle européenne – La Suisse à la pointe

S’il est difficile de dater les débuts de la discrimination contre les Tsiganes, on peut néanmoins constater son accélération dès la fin de la Première Guerre mondiale. Accéleration liée à l’expulsion des minorités dans le cadre du processus de réorganisation de la carte de l’Europe et de la formation d’Etats-nations nouveaux issus des empires austro-hongrois et ottoman.

En ce qui concerne la Suisse, c’est dès 1906 que le Conseil Fédéral décide de fermer les frontières aux Tsiganes et d’interdire leur transport par bateau ou chemin de fer. A cette époque, la Confédération helvétique est donc à la pointe de la lutte contre les populations non sédentaires. Ces mesures anti-Tsiganes découlent notamment de ce que les auteurs nomment le «complexe scientifico-policier». Cette dénomination vise à saisir l’imbrication entre la recherche dite scientifique autour des «théories de l’hérédité» et l’activité policière contre la criminalité. Le point de rencontre est ainsi constitué par l’idée eugéniste d’une «prédisposition raciale à la criminalité» dont seraient porteurs les Tsiganes, définis ici tant de manière raciale que sociologique (l’accent étant ainsi mis dans ce cas sur le mode de vie nomade considéré comme anormal). Les auteurs citent des scientifiques suisses à la base de la recherche «tsiganologique» qui influenceront de manière directe les recherches eugénistes nazies par le biais «d’échanges académiques» entre spécialistes.

Cette conjonction entre «science» et services de police sera à la base de la création, en 1911, d’un registre tsigane, centralisé par le département de justice et police, qui doit permettre de recueillir toutes les données signalétiques des Tsiganes entrés en Suisse. Les gens du voyage sont ainsi perçus comme immédiatement menaçants pour l’ordre bourgeois de par leur mode de vie. L’option helvétique sera donc l’interdiction d’entrée des Tsiganes étrangers et leur refoulement. Néanmoins, un problème se pose avec les gens du voyage de nationalité suisse. La «solution» trouvée par les autorités – lorsqu’elles ne décident pas purement et simplement de retirer la nationalité suisse aux gens du voyage - sera un mélange de répression et de fortes pressions à l’assimilation. C’est ainsi que les Tsiganes suisses seront internés et mis en camp de travail - la même procédure est appliquée aux Tsiganes étrangers avant leur renvoi – la période d’internement permettant l’enregistrement des données anthropométriques qui figureront dans le registre tsigane. Cette répression est doublée d’une politique tournée vers la reproduction. D’une part, une politique de stérilisation forcée s’inscrit bien sûr dans ce cadre. D’autre part, cette politique comporte un aspect peut-être moins connu mais tout autant inhumain. En effet, dès 1926, la fondation Pro Juventute crée l’œuvre des enfants de la grand-route dont le but est l’éradication du mode de vie nomade par la dissolution des familles et l’assimilation forcée. C’est ainsi que plus de 600 enfants seront enlevés à leur famille et placés dans d’autres familles «normales», quand ce n’est pas dans divers instituts pour aliénés ou encore en prison (le plus souvent pour des motifs de vagabondage). L’œuvre des enfants de la grand-route ne cessera ses activités qu’en 1973…

Coopération policière internationale

Pour traiter de la répression anti-Tsiganes, il est important de garder en mémoire qu’il s’agit d’un phénomène qui se déroule à l’échelle européenne. La mise sur pied de la «politique tsigane» helvétique, avec son registre réunissant les données anthropométriques des gens du voyage appréhendés, sera bien vite complétée par des efforts de coopération internationale entre services de police. Dès 1923, un forum d’échange et de coordination interétatique est créé à Vienne: la commission internationale de police criminelle (CIPC, qui reprendra ses activités sous le nom d’Interpol en 1947). Cette commission est créée à l’initiative notamment de l’Allemagne qui a également mis en place un registre tsigane, situé à Munich. Ce forum permet la coordination des politiques anti-tsigane européennes dans le but d’empêcher l’entrée de Roms sur leur territoire. Dès 1935, l’Allemagne nazie va prendre progressivement l’ascendant dans la CIPC, avec l’appui des délégués suisses, pour finalement en prendre la direction en 1938. Dans le même temps, l’anti-tsiganisme allemand va se radicaliser avec les premières rafles et la construction de «camps tsiganes» dès les années 35-36. Durant la même période, la CIPC nazifiée aura pu mettre sur pied un registre tsigane international visant à recueillir des photos, empreintes digitales, et autres données généalogiques des gens du voyage. Durant la guerre, la CIPC fonctionnera sous la direction directe de la SS qui aura ainsi un accès illimité au registre tsigane. Cela n’empêchera aucunement la poursuite des bons rapports entre la CIPC et les autorités suisses, y compris durant les années de guerre, notamment par le biais d’échanges épistolaires et autres visites de courtoisie. Ces éléments permettent ainsi de déplacer le regard sur le réseau tant formel qu’informel tissé entre les cercles dirigeants helvétiques et les élites allemandes travaillant à l’édification du 3 e Reich dans leur pays. L’étude de Thomas Huonker et Regula Ludi vient ainsi confirmer les trop rares études critiques [2] sur la politique suisse à l’époque du national-socialisme qui montrent clairement l’existence de tels réseaux d’interconnaissances et d’affinités entre élites suisses et allemandes dans le cadre d’une défense conséquente de leurs intérêts.

Les persécutions nazies contre les gens du voyage vont s’accélérer dès 1938 avec le décret de «fixation» leur interdisant la fuite, puis avec les premiers déplacements de population vers les travaux forcés de construction en Pologne pour culminer avec le génocide à partir de 1941 [3]. Pendant toutes ces années, la politique d’interdiction d’entrée et de refoulement helvétique à l’égard des gens du voyage ne variera pas d’un iota. Malgré les limites de l’évaluation précise du nombre de refoulés et les problèmes de méthodes qu’un tel exercice implique, les auteurs arrivent à la conclusion que l’interdiction d’entrée a été maintenue et que les autorités ont refusé l’asile aux Roms et aux Sintis. Les dernières instructions de juillet 1944 ne comptent d’ailleurs pas les Tsiganes au nombre des populations menacées et ne devant donc pas être refoulées. Afin de pallier au manque de données quantitatives, l’ouvrage s’attarde sur plusieurs cas bien documentés, tous plus choquants les uns que les autres, allant du refoulement aux conséquences mortelles en septembre 1944 au récit de la trajectoire vers les camps de familles rendues apatrides après avoir été déchues de leur nationalité suisse dans les années 30. Comme à l’égard du peuple juif, dont les persécutions sont mieux documentées, la politique pratiquée par la Suisse envers les réfugiés fuyant le nazisme rend les autorités complices de la politique génocidaire mise en place par le régime national-socialiste.

Dans une longue postface, basée sur des documents découverts postérieurement à la publication du rapport de la CIE (postface donc inédite dans la première édition allemande du livre), Thomas Huonker apporte de nouveaux exemples de trajets de vie de gens du voyage persécutés ou rejetés par la Suisse qui viennent confirmer les conclusions tirées dans le rapport de la CIE. De même, les affinités entre élites et «chercheurs» eugénistes suisses et allemands sont confirmées à l’aide d’autres cas de visite de dirigeants nazis dans les établissements de redressement helvétiques ou de participation active et influente de scientifiques suisses à des congrès organisés par le régime national-socialiste.

Au final, le bilan tiré de l’étude du comportement des autorités suisses à l’égard des communautés non sédentaires dans la première partie du XXe siècle est constitué de répression policière, d’internements arbitraires, de stérilisations forcées et de renvois de réfugiés menacés en Allemagne nazie.

Par ailleurs, outre l’immense intérêt historique de ce livre qui nous permet de mettre en perspective la conjonction entre un anti-tsiganisme à la mode helvétique présent de longue date et les affinités des élites suisses avec les dirigeants du 3e Reich, l’ouvrage est d’une évidente actualité. Après avoir relevé que l’interdiction d’entrée en Suisse s’est poursuivie jusqu’en 1972, Thomas Huonker rappelle la persistance de la discrimination dont sont victimes les populations non sédentaires à l’échelle européenne [4], alors même que ces populations constituent la plus grande minorité d’Europe (avec 10 millions de membres). La Suisse n’est encore une fois pas en reste avec les dits arrêtés anti-mendicité qui servent de cache-sexe à la poursuite de la discrimination des gens du voyage.

1. Thomas Huonker est historien et responsable du projet de recherche du fonds national suisse «En route entre persécution et reconnaissance. Formes et vues d’inclusion et d’exclusion des Yéniches, Sinti et Rom en Suisse de 1800 à nos jours». Regula Ludi est chercheuse associée à l’université de Berne.

2. Mentionnons en particulier les travaux précurseurs de Daniel Bourgeois, par exemple Business helvétique et troisième Reich, également paru aux éditions Page 2 en 1998, ou encore l’article d’Hans-Ulrich Jost dans la Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, «Menace et repliement, 1916-1945», éditions Payot, 1986. Ainsi que les travaux de la commission Bergier.

3. Relevons que la Suisse constituait un passage obligé pour négocier les objets précieux et les devises confisqués par les nazis dans les camps de concentration.

4. Pour la Suisse, lire notamment l’article de Dario Lopreno publié dans La Brèche N° 1/2008: «La chasse aux miséreux et aux Roms».

(27 juillet 2009)

 
         
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