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La crise sociale et la ville
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Pour une réappropriation de l’espace urbain

Urs Zuppinger

La ville ne peut être laissée aux mains des propriétaires spéculateurs, des gérances et des seules «autorités élues»

Nous avons abordé dans le numéro précédent de La brèche le caractère trompeur de l’apparence sereine, propre-en-ordre des villes suisses. A y voir de plus près, la crise sociale y est omniprésente. Elle s’aggrave chaque jour en dépit des communiqués triomphants des médias saluant les «brillants résultats des banques et autres leaders helvétiques mondiaux».

La ville broyeuse

Or, la ville n’est pas un environnement neutre pour les victimes de cette régression sociale brutale. Par son fonctionnement au service du capital et de sa mise en valeur, la ville accroît les difficultés auxquelles se heurtent les «moins favorisés».

En effet, gare aux usagers qui n’ont pas les moyens de se payer une voiture et doivent accéder aux équipements collectifs éclatés des villes ou se vendre sur le marché du travail. Gare aux habitants qui sont contraints à chercher un nouveau logement et n’ont pas un revenu suffisant pour être fiables aux yeux des gérances. Gare aux sans-emploi que la police suspecte parce qu’ils traînent dans la rue! Tout concourt dans la ville à broyer les plus faibles.

Les faits nous sont familiers. Pourtant, reconnaître leur importance semble difficile. Ils sont à chaque fois trop discrets pour faire le poids face au flot d’appels à la consommation qui assaille tout un chacun dans l’environnement urbain quotidien. De plus, ils sont disparates, ce qui nous empêche de les identifier en tant que parties d’un tout.

Tentons de faire émerger ces éléments dans leur totalité organisée. Alors que la ville est le lieu par excellence où la crise sociale se révèle dans sa quotidienneté, dans les faits, elle contribue à nous blinder, à nous insensibiliser face aux mécanismes qui la produisent.

Les «victimes» se croient condamnées à subir les conséquences de leur sort. Résultat d’une machinerie insaisissable. Dans la mesure où ils le peuvent, ils essaient de cacher leur situation sous des apparences de consommateurs ordinaires, par crainte d’être identifiés à une menace pour la sécurité de leurs concitoyens.

Quant aux jeunes en formation, aux salariés et aux personnes âgées (qui vivent du revenu de l’AVS et d’un deuxième pilier), la ville-marché dans laquelle ils passent le plus clair de leur temps les incite en permanence à se comporter en premier lieu en tant que consommateur, habitant et utilisateur d’un moyen de transport individuel, toutes caractéristiques qu’ils partagent, à première vue, avec les employeurs et les rentiers qui vivent du revenu de leur capital.

La ville: lieu possible d’une émancipation 

L’importance des entraves au développement de la solidarité entre les jeunes, les salarié•e•s, les retraité•e•s aux revenus modestes et les «victimes de la crise sociale» ne doit pas être sous-estimée.

Or, c’est la ville elle-même qui permettra de les surmonter. En effet, elle n’est pas uniquement difficile à vivre pour ceux et celles qui semblent être les jouets des politiques d’austérité multiformes et de la désagrégation sociale. Avec son cortège de stress, de bruit, de pollution de l’air et de dangers de la circulation, elle est problématique et anxiogène pour une grande partie de celles et de ceux qui sont obligés d’y vivre pour travailler ou habiter.

La solidarité acquiert un sens, dans la mesure où les citadins-citoyens (indépendamment de leur nationalité et droit de vote) se libèrent de leur statut réducteur de consommateurs contraints, et cela à l’avantage de celui d’usagers mobilisés pour faire valoir leurs besoins. La réalité urbaine s’y prête, car elle n’est pas figée. Elle change en permanence sous les effets de projets et de décisions publics ainsi que de programmes privés qui ont besoin d’une autorisation publique pour pouvoir être réalisés.

Sans interférence directe extérieure, ce jeu de décisions sert en priorité à garantir le respect de la propriété privée du sol et à organiser le territoire en fonction des besoins de l’économie capitaliste. 

Le résultat n’est pas, toujours, dans l’intérêt à court terme de chaque entreprise. Il peut même être dans l’intérêt des salariés-habitants et autres usagers ordinaires du territoire.

Tel peut être le cas, par exemple, si les autorités réussissent à obliger une entreprise nouvelle à participer au financement d’une amélioration de l’offre de transports publics, parce qu’il faut éviter la congestion du réseau routier et assurer le respect des normes de protection de l’environnement.

Mais dans bien des cas, le développement territorial se fait au détriment des qualités du cadre de vie existant. Dans un tel contexte, la mobilisation des usagers est seule à même d’empêcher que l’irréparable se produise.

L’expérience a déjà prouvé à de nombreuses reprises que les citadins-citoyens peuvent faire valoir leur point de vue en matière d’aménagement du territoire, s’ils s’organisent en conséquence. Ainsi, il n’est pas rare que des revendications populaires infléchissent le cours des choses parce qu’elles ont été avancées de façon collective. De plus, en Suisse le référendum facultatif permet d’empêcher la réalisation de certains projets d’urbanisme aberrants en obligeant les autorités à soumettre leur approbation au «verdict populaire».

Un changement d’orientation indispensable

Ces mobilisations ont toutefois diverses limites. Jusqu’à aujourd’hui, elles portent, en règle générale, sur des modifications du territoire bâti. Elles respectent donc le cadre fixé par l’urbanisme officiel dont les préoccupations se limitent à l’octroi de droits de bâtir et à leur coordination avec la politique des transports et au respect de la législation sur la protection de l’environnement.

Le contexte actuel exige que ce cadre étroit soit brisé. L’urbanisme, les transports et la protection de l’environnement ne doivent plus être considérés comme des activités à part, distinctes de celles que les collectivités publiques déploient pour promouvoir la construction de logements, pour créer des garderies, écoles, EMS (établissements médicaux sociaux) et autres équipements collectifs, pour aménager ou gérer l’espace public et pour assumer l’aide sociale.

Une exigence devrait s’affirmer: toutes ces politiques doivent former un tout qui, lui, serait subordonné à un objectif central. Ce dernier peut être défini de la sorte: assurer que la ville redevienne un cadre de vie acceptable pour tout le monde, y compris les «victimes de la crise sociale». C’est ainsi que la lutte urbaine contribuera à sortir de leur marginalisation les «sacrifié•e•s» de la régression sociale. En effet, par rapport à cet objectif leurs intérêts se recoupent indistinctement avec ceux de tous les usagers populaires de la ville. 

Deux exemples permettent d’illustrer la portée concrète de cette réorientation de fond d’une politique urbaine. 

Le bien-être et bien-vivre des personnes âgées 

On sait que le bien-être des personnes âgées qui vivent en nombre dans nos villes dépend dans une large mesure de leur capacité à se déplacer aussi longtemps que possible de façon indépendante, en dehors de leur lieu de résidence, afin d’accéder à certains services urbains, tels que les magasins de première nécessité ou les parcs publics.

Evaluer la «qualité» de la ville sous cet angle ne sert pas seulement à soutenir cette population fragilisée. C’est également une excellente entrée pour apprécier l’adéquation de l’organisation urbaine pour d’autres groupes sociaux. Par exemple, pour les enfants en bas âge et les parents et autres personnes qui les accompagnent. Si nous demandions aux autorités communales d’évaluer la structure urbaine existante et les développements projetés en fonction de ce type de critères, nous les obligerions de se confronter au vécu des gens. Eclaterait alors l’aspect illusoire d’une croyance ou d’un semblant de croyance: il suffit de poser des panneaux «30 à l’heure» pour satisfaire les besoins des habitants; tout en infligeant, de temps en temps, une contravention, puisque c’est un impôt contrôlé par l’autorité municipale.

Or, c’est l’organisation urbaine, envisagée à partir du critère d’ensemble mentionné, qui doit être revue et corrigée.

Des logements sociaux, mais lesquels? 

Il serait erroné de croire que les autorités communales de nos agglomérations urbaines sont passives en matière de promotion de logements. Derrière la discrétion qui caractérise leurs activités présentes dans ce domaine se dissimule, en règle générale, un changement d’orientation par rapport aux pratiques du passé. Aux préoccupations sociales s’est substituée la volonté d’attirer des contribuables plus juteux.

La nécessité de développer une politique sociale du logement n’a pourtant pas diminué, car le nombre de SDF (sans domicile fixe) et de ménages qui risquent d’en accroître les rangs est en augmentation.

Le journal de l’ASLOCA (Association des locataires), Droit au logement (avril 2007), a raison de citer le «Comité européen de coordination de l’Habitat social». Ce dernier regroupe des organismes non gouvernementaux actifs dans le logement social. Lors d’une conférence tenue à Bruxelles –fin janvier, début février 2007– un constat a été établi. Il claque: «Des décennies de négligence ont fait que nous héritons aujourd’hui de logements inadéquats et de graves problèmes d’exclusion.» Si le problème est moins visible en Suisse que dans certains pays voisins, pour les personnes frappées par cette relégation, il n’est pas moins difficile à vivre, pour utiliser un euphémisme.

La production de logements sociaux doit redevenir une préoccupation centrale des collectivités publiques urbaines. En même temps, il faut repréciser les objectifs de cette politique.

Il ne suffit pas que des logements confortables soient offerts en nombre suffisant et à des tailles adéquates. Leurs loyers ne doivent pas dépasser  les barèmes établis par l’aide sociale. Leur localisation se doit d’être favorable sur le plan des transports publics et des équipements collectifs et que les ménages qui connaissent des difficultés financières puissent y accéder sans entrave. Le type de construction doit aussi être pensé en relation avec des exigences écologiques effectives.

Cette énumération montre de façon concrète que les politiques communales du logement doivent redevenir ce qu’elles étaient, en grande partie, avant la Deuxième Guerre mondiale, à savoir une partie intégrante et mobilisatrice de la planification urbaine territoriale.

Une ambition, nécessaire 

D’autres préoccupations, moins évidentes aujourd’hui – comme celle du contrôle des forces de l’ordre sur l’espace public –, pourraient être abordées. Pour cela, il faudrait que l’éventail des politiques publiques soit replacé dans une planification urbaine territoriale.

L’important: le débat doit être relancé et comme tout débat il va susciter la controverse, l’affrontement. Ce qui est d’ailleurs un élément utile pour éveiller l’intérêt et la participation active des usagers qui se préoccupent de la qualité de leur milieu de vie, ainsi que des associations défendant des intérêts spécifiques –tels que ceux des personnes âgées ou des locataires– et des militant•e•s d’organisations politiques et syndicales qui se réclament d’une société plus égalitaire, où l’autonomie de l’individu s’inscrive et se renforce grâce à un cadre socialisé.

Le MPS (Mouvement pour le socialisme) ne sous-estime pas la difficulté de la démarche proposée. Nous nous y engagerons, aux côtés d’autres forces, dans la mesure où la mise en œuvre de cette politique urbaine n’est pas subordonnée à l’objectif de servir d’appui à un quelconque groupe d’élus. Car, sa priorité ne peut être  autre, pour être efficace et pas seulement médiatique, que de dégager les énergies disponibles pour la construction d’un mouvement effectif de citoyens et de salarié•e•s (actifs ou inactifs) qui se réapproprie, entre autres, la ville. En effet, la lutte contre la régression sociale ne peut atteindre son but que grâce à la mobilisation directe des intéressé•e•s.

(23 avril 2007)

 
         
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