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Le diktat des assureurs
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santésuisse garrotte l’hôpital

Bernard Bovay, Charles-André Udry

Au-delà du vote du 1er juin 2008, quelles sont les lignes de force d’une contre-réforme de l’ensemble du système de santé ?

Dans le nouvel article constitutionnel (117a), deux «principes» doivent régenter le système de santé: celui de la «concurrence» et celui de la «responsabilité individuelle». Si nous mettons l’accent sur le terme système de santé, la raison en est simple: toute la campagne laisse accroire qu’il s’agit d’une amélioration et d’une modernisation du système de l’assurance-maladie. Ce n’est pas le cas.

Le bobard de santésuisse

Si les assureurs et leurs complices gouvernementaux utilisent cette formule – amélioration du système de l’assurance-maladie –, c’est précisément parce que cette dernière n’est pas en odeur de sainteté auprès de larges secteurs de la population. Et ils utilisent de manière cynique ce désamour pour créer l’impression qu’en votant oui, les assurés seraient mieux couverts et paieraient moins.

En effet, chaque mois ou tous les deux mois, la majorité de la population doit s’acquitter de primes qui grèvent son budget et qui ne sont pas prises en compte dans le calcul de l’indice de la hausse des prix, censé être une référence pour «l’adaptation» des salaires. Une majorité de la population commence à ne plus croire les déclarations des autorités en la matière. Raison pour laquelle le radical Pascal Couchepin se fend – avant le vote du 1 er juin – de déclarations du type: «Ma prévision d’une hausse de 4% sur deux ans devrait être tenue.» Notez qu’il s’agit de «sa» prévision, et non pas de celle du Groupe Mutuel. Et les 4% se décomposent ainsi: 0,5% en 2008 (en moyenne) et donc 3,5% en 2009. Le météorologue Couchepin de l’assu­rance-maladie, habitué à la bise de Martigny, n’a jamais été décoiffé par les chiffres maquillés.

En réalité, lorsque l’on tient compte des réserves de centaines de millions accumulées par les groupes d’assu­rance-maladie, en 2009, les primes devraient être abaissées, sans même mentionner une possible redistribution aux assurés, ce qui serait tout à fait possible au plan technique.

Dès lors, pour camoufler la contre-réforme en cours – qui s’accentuera après le 1er juin 2008, d’autant plus que la campagne de bourrage de crâne semble avoir un impact plus grand que prévu – les autorités fédérales et santésuisse (le groupement qui fait triompher les intérêts des assureurs-maladie) jouent la carte d’une assurance-maladie «plus économique», plus «efficiente», luttant contre la «hausse des coûts». Ces derniers seront répercutés sur les primes, sur la participation des assurés aux coûts (franchises, quote-part) et, y compris, sur les impôts. En effet, les pouvoirs publics (cantons et communes) participent à hauteur de 55% – en moyenne, car les différences cantonales, pour l’heure, sont importantes – aux «frais d’exploitation» et «aux investissements» hospitaliers.

En créant l’illusion – à coups de demi-vérités, de mensonges grossiers et d’ignorance construite – que l’enjeu est celui d’un perfectionnement de l’assurance-maladie, les répercussions dramatiques sur le système de santé de la contre-réforme en cours sont dissimulées.

Il est évident que les notions de «concurrence» et de «responsabilité individu­elle» sont et seront des instruments visant à accroître le pouvoir des assureurs; pouvoir qui est légitimé sur la base d’une prétendue maîtrise des dépenses (ce qui est un mythe), et aussi d’une fourniture de meilleurs soins à moindres coûts, ce qui est de même une mystification (voir La brèche, avril 2008, pp. 6-7).

Felix et le système oligopolistique

Quand on parle de concurrence, à quoi se réfère-t-on ? Dans les faits, un acteur domine et dominera encore plus ledit marché de la santé: l’oligopole des assureurs. La définition d’un oligopole est claire: quelques vendeurs d’assurances-maladie ont le monopole de l’offre. Cette position oligopolistique n’a fait que s’accentuer. En 2002, une étude du Credit Suisse (Econo­mic Briefing, N° 30, «Le système de santé suisse – diagnostic pour un patient») constatait: «Ensemble, les cinq plus grands assureurs (Helsana, CSS, Visana, Concordia et Swica) regroupent 52% des 7,265 millions d’assurés. Les dix principaux assureurs couvrent 74% du marché.»

Depuis lors, la concentration s’est accentuée. Ainsi, en 2005, les cinq plus grands groupes – Helsana, CSS, Con­cor­dia-CPT, Mutuel et Sanitas-Wincare – regroupaient 4’464’765 assurés, soit 60% du total. Si l’on prend en compte les huit premiers groupes, ils totalisent 5’835’647 assurés, soit 78% des assurés [1]. Depuis lors, des regroupements se sont opérés. Le dernier concerne la CSS avec Intras (Genève), qui s’est effectué en novembre 2007.

Le président du groupe lucernois (CSS), Georg Portmann, déclarait à cette occasion qu’il n’est «pas exclu de mettre la main sur d’autres concurrents si l’occasion se présente» (Le Temps, 6 novembre 2007). L’étude du Credit Suisse (2002) mentionnée ne manquait pas d’insister sur une donnée qui acquerra toute son importance dans le futur: «Le marché de l’assurance-maladie présente donc un degré de concentration relativement élevé qui permettrait des ententes, un risque dont il faut notamment tenir compte lorsqu’il est question de supprimer l’obligation de contracter.» [2]

Autrement dit, les assureurs pourront dicter leurs conditions (type de soins, lieu des soins, définition du catalogue de base, durée des soins pour une pathologie, etc.), ainsi que les primes, les franchises et la quote-part. Manfred Manser, le patron de la grande caisse-maladie Helsana, n’hésite pas à déclarer: «Nous avons besoin de plus de liberté de choix concernant le catalogue des prestations. Nous devons offrir plusieurs catalogues de prestations à des prix différents. Maintenant les bureaucrates à Berne [allusion à l’Office fédéral de la santé publique] décident quelles prestations doivent être payées, même si vous ne le voulez pas du tout.» (NZZ am Sonntag, 11 mai 2008)

Le coup de griffes contre les «bureaucrates de Berne» – car il est bien connu que Manser & Co sont des managers et pas des bureaucrates ! – ne suffit pas à cacher que, déjà aujourd’hui, les caisses sont en train de mettre en place divers catalogues de prestations de base; pour l’heure, le catalogue de base est unique, même si son application peut varier. Or, une telle élaboration prospective peut être difficilement effectuée sans quelques relations plus ou moins formelles avec des «bureaucrates» de Berne.

Les formes sous lesquelles ces diktats seront imposés peuvent être multiples: de la loi à un règlement, en passant par un «accord contractuel». La position oligopolistique des assureurs les met dans une position habituelle au sein du système capitaliste, celle que les économistes néoclassiques qualifient de price-makers, c’est-à-dire ceux qui font les prix et contrôlent ledit marché. A l’opposé, les assurés, eux, sont et seront réduits encore plus au statut de price-takers, de preneurs contraints à accepter le prix (au sens large, ici).

D’ailleurs, à l’occasion de la fusion entre la CSS et Intras, l’Association suisse des assurés (ASSUAS) «considère que la prétendue concurrence entre les caisses maladie n’est qu’un leurre». De plus, elle «voit d’un mauvais œil la concentration du marché, alors que les Suisses sont déjà à la merci des assureurs». La découverte n’est pas fracassante, mais ce banal constat devrait être simplement répété par la presse dite d’information.

Sur ce thème, il est fort utile de connaître le jugement autorisé du Doktor Professor et manitou helvétique dans le domaine des contre-réformes du système de soins: Felix Gutzwiller. Ce membre du Conseil des Etats, radical bien à droite – qui s’est présenté, en 2007 à Zurich, sur la même liste que le président (alors) de l’UDC, Ueli Maurer, ex-sponsor de l’initiative de son parti qui servit de prétexte à la mise en chantier de l’article constitutionnel 117a – dispose aussi de quelques mandats.

Ces derniers donnent du relief à sa doctrine et à ses avis. Les sièges qui accueillent sa pleine forme et sa bonne santé – en plus du fauteuil sis à la chambre des cantons – sont les suivants: Axa Winterthur (assurance); Clariden Leu (banque); Credit Suisse Group (banque); Hirslanden Holding (chaîne de cliniques privées); Osiris The­rapeutics Inc. (firme pharmaceutique sise à Colum­bia – Etats-Unis; spécialisée dans les cellules souches) [3]; Rhan AG de Zurich (société active dans les cosmétiques !); Sanitas (assurance-maladie); Siegfried AG (société sise à Zofingen, Argovie, active dans les produits de base pour l’industrie pharmaceutique et qui a une implantation internationale).

Avec «ses compétences» et son carnet d’adresses, F. Gutz­willer est, depuis 1981, un des conseillers de l’OMS (Orga­nisation mondiale de la santé), un organisme dont le contrôle a toujours été un enjeu pour les grandes firmes du secteur médical et de la pharma.

La position oligopolistique des caisses est encouragée, sans détours, par le futurologue Felix Gutzwiller: «Il ne faut pas freiner le processus de concentration en cours. L’idéal serait un marché tenu par six à huit concurrents généralistes, plus quelques acteurs de niche.» (Le Temps, 2 mai 2008) C’est déjà le cas. Sylvie Arsever le sait-elle ? Elle poursuit son entretien avec Felix Gutzwiller par la question suivante: «La concurrence [entre caisses] ne serait-elle pas plus profitable aux assurés de base si on interdisait aux caisses de pratiquer parallèlement l’assu­rance complémentaire ?» Felix rétorque: «Les comptabilités sont aujourd’hui bien séparées et on n’a plus de subventionnements croisés. Il faudrait plutôt envisager, à terme, de supprimer l’interdiction de réaliser du profit dans l’assurance de base. Elle répond à une idée noble mais dans la pratique, on assiste à la création de profits cachés, par exemple dans le patrimoine immobilier des caisses, et ce n’est pas sain. Mais soyons clairs: cette question ne fait en aucune manière partie des enjeux de la votation de juin.»

Ce genre d’affirmation, faite avec une autorité professorale qui laisse coi le lecteur, contraint toutefois à quelques interrogations, plus logiques que suspicieuses.

1° Qui peut croire à la réalité effective de comptabilités «bien séparées» entre assurances de base et complémentaire ? Certes, les artifices comptables, avec l’instrument informatique, sont aisés. Mais, en substance, il est difficile de concevoir que les personnes qui traitent un dossier de maladie ou de sinistre à double entrée – de base et complémentaire – établissent autre chose que des données aptes à être soumises à une clé de répartition que les services comptables ont établie sur la base des directives générales de la direction de l’assurance. Si la comptabilité des assurances-maladie était si transparente, claire et saisissable par les usagers, les conflits avec des cantons et les associations de patients sur l’accès aux données ne seraient pas si nombreux.

2° De plus, F. Gutzwiller avoue que les assurances-maladie vont viser à dégager des profits dans le domaine de l’assurance obligatoire. C’est ce que nous avions déjà indiqué comme un but à atteindre pour les assureurs dans notre article précédent (La brèche, avril 2008, au point 2 qui suit l’intertitre: Le bien privé des assureurs: «votre capital santé»).

3° Enfin, comble de la farce, avec une apparente morale de l’équité, F. Gutzwiller oppose des gains qui seraient effectués dans l’assurance de base et ceux qui sont actuellement obtenus au travers de placements immobiliers (qu’il connaît bien comme membre du conseil d’administration de Sanitas). Or, rien ne permet d’indiquer que les caisses ne continueront pas de placer dans l’immobilier leurs abondantes «réserves». Dit autrement, d’encaisser des primes plus élevées, par tête, payées par les salariés-assurés et, en même temps, d’extraire une rente foncière (au travers du loyer) des salariés-locataires. A moins que les entrées de F. Gutzwiller à la banque Clariden Leu et au Credit Suisse ne le conduisent à proposer que les «réserves des caisses» – dont l’origine précise est toujours restée floue – soient placées dans des opérations sur les marchés financiers, avec les «succès» qu’enregistrent depuis mars 2007 divers segments de la Bourse, sans même mentionner les «pertes» du Credit Suisse.

La mise en concurrence sur laquelle silence est fait

Par contre, une mise en concurrence va être déchaînée par les assureurs. Sous quelle forme ?

Tout d’abord, sous celle baptisée fallacieusement «liberté de contracter» (voir encadré: «La liberté d’imposer… tout»). De quoi s’agit-il ? Un assureur aura la «liberté», c’est-à-dire le pouvoir, d’écarter de ses listes aussi bien des médecins que des institutions (hôpitaux, etc.) qui n’obéissent pas à une sorte de listes de prix et de soins. Concrètement les assureurs vont développer des modèles de contrats que médecins et institutions se verront, de fait, contraints de signer. Sans quoi ils ne pourront plus traiter des patients. En effet, ces derniers ne seront plus couverts par leur assurance-maladie s’ils choisissent un médecin «récalcitrant», c’est-à-dire qui a refusé de signer ce type de contrat. Ce médecin verra ses revenus fondre comme neige au soleil. Il pourra, peut-être, se reconvertir comme représentant médical pour une société pharmaceutique ou un fabricant d’instruments et dispositifs médicaux.

Toutefois, la question ne se limite pas à celle du revenu des médecins. En effet, plus grave, est en jeu ici la gestion de la qualité des soins; cela en termes de temps consacré au patient, de nombre de consultations, de choix thérapeutiques et de prescriptions, de type de médication et de traitements, etc.

Nous l’avons déjà expliqué dans l’article précédent (La brèche, avril 2008), une mystification est diffusée pour faire passer cette conception: il serait possible de faire «beaucoup mieux» à des prix beaucoup plus bas. Rien ne le prouve, au contraire. Sauf à introduire de manière socialement sélective des soins de qualité différenciée, ce qui ne réduit pas les «coûts globaux de la santé», mais implique une redistribution de ces coûts au sein de la masse des dépenses, en faveur, de fait, des personnes socialement et financièrement les plus privilégiées.

Sous l’angle des assurés, une liaison sera établie entre, d’une part, le modèle de contrat signé par le médecin et, d’autre part, la police d’assurance signée par l’assuré. Expliquons-nous. Un assuré se verra proposer – c’est déjà le cas aujourd’hui – des polices d’assurance-maladie impliquant un éventail assez large de possibilités, sous prétexte de besoins différents d’un assuré à l’autre. Ce dernier sera censé gérer, à partir de «choix rationnels», son «capital santé». L’assureur lui présentera le produit le plus «adéquat à ses besoins». Devant trois ou quatre produits d’assurance, il appartiendra à l’assuré de faire le «bon choix». L’assuré est considéré, ici, comme un électron libre sur lequel des conditions de travail, de revenu, de logement, de transport – sans mentionner le cadre familial et de socialisation – ne pèsent pas de tout leur poids.

Dans la réalité, pour la très vaste majorité des salarié·e·s et de la population, le choix de la police d’assurance est contraint. Il dépend, en dernière instance, du revenu disponible, et non pas, d’abord, d’un capital culturel ou desdites «mauvaises habitudes», qui, elles, sont aussi surdéterminées socialement. C’est d’ailleurs ce que reconnaît, a contrario, le patron d’Helsana lorsqu’il revendique: «Il y aura toujours des offres d’assurances garantissant un choix illimité des médecins; elles seront simplement un peu plus chères. L’important est que le payeur de primes ait le choix !» (NZZ am Sonntag, 11 mai 2008).

Il est bien connu que chacun est libre de pleurer sous la pluie le ventre vide; sous un pont avec la moitié d’un sandwich ou dans la chambre d’un cinq-étoiles avec un service d’étage. L’important c’est que chacun ait le choix; un choix égal !

En outre, selon la théorie néoclassique, l’assuré est censé être apte à opérer librement des anticipations rationnelles [4] ayant trait à la gestion de son «capital santé». S’il n’a pas pris les précautions nécessaires – telles que l’assureur les définit – il sera pénalisé. Or, il n’est pas obligatoire d’avoir suivi des cours d’économie de la santé pour savoir qu’un ménage gagnant 4’500 francs par mois, avec deux enfants, va chercher à minimiser le montant de ses primes en choisissant une franchise élevée (plus de 2000 francs). Il ne consultera pas, sauf quand la consultation s’impose de manière impérative, donc souvent trop tard. Au plan des coûts globaux, le résultat ne peut qu’être négatif. Sauf à mettre en pratique une politique de mise à l’écart de ce type de patients. C’est d’ailleurs une interrogation que posait déjà ouvertement le New York Times du 29 avril 1990, dans un article intitulé: «L’Amérique est-elle en train d’abandonner des patients malades ?». Les faits ont donné une réponse «positive» à cette interrogation.

Cette retenue conditionnée de l’assuré à consulter, à se soigner ne peut qu’avoir des répercussions négatives sur sa santé. Or, cela risque de lui être imputé et reproché dans le futur. Même dans un système où existe une couverture de santé plus égalitaire – la France – une récente étude de l’Insee (Institut National de la Stati­stique et des Etudes Econo­miques) indique que, d’un côté, «les personnes aux revenus les plus faibles se perçoivent en moins bonne santé que le reste de la population» et que, de l’autre, «la prévention et le dépistage sont des pratiques beaucoup moins répandues parmi les personnes les plus pauvres, contribuant à creuser encore l’écart entre elles et le reste de la population.» [5]

Evidemment, le modèle de contrat signé par le médecin tiendra compte des diverses couvertures d’assurance du patient avec lequel il passera une sorte de contrat, sous la haute surveillance des assureurs. L’éthique traditionnelle même de la profession de médecin est mise en cause par ces rouages de la mise en concurrence que camoufle le panneau publicitaire mensonger de «la liberté de contracter».

Les DRG et le pouvoir managérial

Parmi les bras de levier de la contre-réforme en cours, il faut mentionner les DRG, c’est-à-dire les Diagnosis-related Group. L’appel à une terminologie «moderne» et ayant l’avantage d’être anglo-saxonne, donc se référant à un management «scientifique», ne relève pas du hasard.

Une première définition des DRG peut être formulée de la sorte: une classification censée permettre de regrouper les patients hospitalisés, d’une part, à partir des diagnostics et des traitements associés à chaque hospitalisation, et, d’autre part, à partir du «coût de l’hospitalisation». Ce changement décisif – une gestion des soins d’hospitalisation prenant appui sur le système des DRG, qui est apparu aux Etats-Unis en 1983 – n’a pas été combattu par la «gauche». Son entrée en vigueur pleine et entière doit s’effectuer en 2012 et SwissDRG va piloter l’opération (voir encadré: «Qui dirige SwissDRG ?»).

L’Allemagne a une expérience dans le domaine de la gestion par DRG. Dès lors, l’organe de la FMH (Fédération des médecins suisses), le Bulletin des médecins suisses, a publié dans son N° 8 / 2007 (pp. 318-321) une contribution sur ce sujet écrite par Richard Otto Binswanger. Ce dernier est médecin chef radiologue à l’hôpital cantonal Thurgau AG (SA) de Münsterlingen. Il est président de la Société thurgovienne des médecins-chefs en hôpital. Sa réflexion se fonde sur la lecture d’une étude faite en Allemagne entre 2000 et 2004 par Werner Vogd, Die Organisation Krankenhaus im Wandel. Eine dokumentarische Evaluation aus Sicht der ärztlichen Akteure (Verlag Hans Huber, Bern, 2006).

Voici quelques extraits traduits de la «synthèse» de R. Binswanger: «Avec les DRG, la durée d’hospitali­sation du patient occupe une place centrale dans le respect du budget fixé. On vise en même temps une augmentation du nombre de patients traités, afin de compenser les éventuelles pertes de recettes. Le recours à des appareils d’examens onéreux est très critiqué, car il grève le budget de l’hôpital. Les patients les plus lucratifs sont ceux présentant des tableaux cliniques simples, appelant des interventions faciles et sans complication qui permettent de les libérer rapidement. Tous les autres patients sont considérés par le personnel médical comme non rentables, ce qu’on leur fait sentir de façon plus ou moins directe. Les services sont soumis à une forte pression de rationalisation à laquelle ils répondent par une décomposition du processus de diagnostic et de traitement. Dans la mesure du possible, les examens avant intervention sont avancés pour être pratiqués en ambulatoire. Il en va de même de l’examen d’entrée.» On ne peut mieux décrire la dimension coût-concurrence-rentabilité du système proposé.

Les tâches administratives gérées sur ordinateur ont fortement augmenté. «Dès qu’ils ont une minute de libre, les médecins se mettent à l’ordinateur pour régler les tâches administratives dans les délais. Le travail qui n’est pas contrôlé de façon formelle souffre de ce contexte. Notamment, le temps disponible pour le patient est considérablement réduit. Ce phénomène est perçu comme une entrave à la relation médecin-patient. Afin d’optimiser les procédures de travail dans les cas routiniers, on fait de plus en plus appel au diagnostic standard. Les décisions sont prises au vu du dossier et non plus en “face à face” avec le patient.»

La surcharge de travail administratif, qui retombe sur les épaules non seulement des médecins, mais des divers intervenants (infirmières, techniciens), fonctionne comme obstacle aux rapports, si importants, entre patients et soignants. Ces derniers devraient d’ailleurs recevoir une formation qualitativement meilleure, dans ce domaine, au cours de leurs études.

Biswanger poursuit: «Dans un contexte de réductions budgétaires, l’interdisciplinarité devient problématique car les réunions avec des spécialistes d’autres divisions entraînent des coûts.» Est-il besoin de souligner que la communication interdisciplinaire est une pierre de touche d’une médecine apte à prendre en compte les multiples paramètres entrant dans un diagnostic, dans les soins qui peuvent suivre et dans la détermination d’une véritable politique de santé publique.

Enfin, le chef radiologue de Thurgau AG souligne: «Les patients sont transférés très tôt vers les institutions subordonnées, même si le traitement n’est pas encore complètement terminé. Les médecins sont pourtant tout à fait conscients que ces institutions, par exemple les établissements médico-sociaux, sont moins bien équipées que les hôpitaux pour le traitement du tableau clinique.»

Il doit conclure que, pour l’heure, les médecins tentent de travailler selon des critères de qualité, mais il reconnaît que cela sera de plus en difficile, au moment même où les DRG sont vendues comme une assurance qualité: «Il est frappant de constater que d’importants efforts sont déployés pour maintenir la qualité des soins médicaux. Bien que menacés, les principes de l’éthique médicale passant par une gestion la plus globale possible du patient sont toujours respectés, lorsque c’est encore possible.»

Le choix des G-DRG a été effectué par SwissDRG. Toutefois, une réticence se manifeste au sein d’une partie du corps médical, ce que Bisswanger met en relief dans sa remarque finale. Toutefois, dans le «Rapport de la présidente de la Société Suisse de Médecine Interne (SSMI) 2007/2008», il est clairement indiqué que les principes de base des G-DRG sont acceptés. Seule est «négociée» la possibilité de pallier «l’absence de recherche concomitante qui rend difficile une correction rapide des German-DRG. L’échange d’informations doit être maintenu pour que nous puissions profiter de l’expé­rience de nos voisins» (avril 2008).

Un vrai combat de pointe pour une médecine répondant à des exigences médicales ! Il est vrai que l’un des regrets exprimés par la présidente de la SSMI – la Professeure Dr V. Briner, de l’hôpital de Lucerne – à l’occasion de son assemblée annuelle est la suivante: «Contrairement aux prévisions, les recettes de la SSMI se sont avérées plus basses que nos expectations [sic !]. Le bilan a donc mauvaise mine. Les sociétés pharmaceutiques ont réduit leurs contributions à l’assemblée annuelle.» V. Briner devrait lancer une pétition pour dénoncer la pingrerie de Daniel Vasella, de Novartis ou de Franz B. Humer de Roche. Ernesto Bertarelli, lui, s’occupe de régates et beaucoup moins de Serono.

Vers l’usine inhospitalière

Diverses études sur les DRG ne manquent pas de souligner le parallèle établi entre la production industrielle et la production hospitalière. Ainsi, Zofia Swi­narski Huber, dans son ouvrage intitulé Système de santé suisse: formation et maîtrise de coûts (Peter Lang, 2005), écrit: «Voulant trouver une structure permettant de mesurer et d’évaluer les activités hospitalières, Fetter (1991) [inventeur des DRG] a assimilé la production hospitalière à la production industrielle.» (p. 123) Elle cite à ce propos le chercheur français, médecin et cancérologue Michel Naiditch (1993): «Au-delà de son utilisation comme instrument de gestion et son aptitude à servir d’outil de financement, la force du DRG réside surtout dans le type de représentation qu’il donne de la production hospitalière qui a permis aux décideurs non médicaux de pénétrer le champ des pratiques hospitalières.» (p. 149) Les assureurs, santésuisse, les souverains du financement moniste des institutions hospitalières, vont mettre à profit – dans tous les sens du terme – les DRG afin de coloniser les institutions hospitalières avec leur personnel administratif et autres médecins des assurances, une spécialité en vogue, qui aura son centre de formation à Bâle.

La conclusion de l’étude de Zofia Swinarski Huber est transparente: «Incontestablement, le financement au moyen des forfaits DRG incite les hôpitaux à pratiquer la compétition basée sur les prix. Les forfaits DRG sont établis en fonction de la moyenne des coûts communiqués par les hôpitaux. Pour éviter un déficit d’exploitation, un hôpital doit “produire” de sorte à ce que ses coûts effectifs soient inférieurs ou égaux aux tarifs DRG.» (p. 183)

Toute la logique de la concurrence et des DRG est ici résumée. En outre, comme nous l’avions déjà indiqué (voir La brèche, avril 2008)), il n’y a pas d’accès égal à des soins de qualité sans coût. Toutefois ces derniers doivent être évalués de manière comparative par rapport: à d’autres coûts (par exemple, ceux des autoroutes avec leurs effets sur l’environnement, donc la santé); à l’ensemble de la richesse produite dans un pays ou un continent; à leur financement en relation avec les revenus et la fortune des différentes strates sociales et classes de la population; aux effets du travail [6] et des conditions de vie sur la santé avec les «coûts» qui en découlent. En outre, la dynamique des «coûts de la santé» doit être mise en regard avec la hausse des coûts propres aux évolutions technologiques sanitairement utiles, sans même mentionner les prix imposés par les grandes transnationales de la pharma et de l’industrie médicale (appareillage, etc.), soucieuses d’alimenter la bonne santé du portefeuille de leurs actionnaires.

Les DRG et le mythe du contrôle des coûts

La campagne de propagande en faveur des DRG se fonde aussi sur un présupposé: grâce à cet outil de gestion et à son application rigoureuse, enfin ladite «explosion des coûts de la santé» sera maîtrisée.

Les études portant sur les Etats-Unis démontrent le con­traire. Toutefois, il est intéressant de faire appel à des recherches effectuées en France, sous la houlette du gouvernement de droite (Chirac, Villepin) et publiées sous la responsabilité de la Documentation française. Nous faisons référence ici à l’étude de Frédéric Bousquet dans la revue Dossiers solidarité et santé, N° 1, janvier-mars 2004, consacrée au thème: «Outils et méthodes statistiques pour les politiques de santé et de protection sociale» (pp. 45-58).

L’auteur, qui travaille pour le Ministère de l’emploi, du travail et de la cohésion sociale, en relation avec le Ministère de la santé et de la protection sociale, affirme: «Le système de tarification à l’activité [appellation française pour DRG] crée en effet une incitation à la minimisation des coûts qui peut se traduire par une diminution de la durée de séjour [dans l’institution hospitalière], mais pourrait inciter également à la maximisation des revenus par le développement de l’activité.» Il s’agit donc du revenu des institutions.

Dans le paragraphe suivant, l’auteur examine diverses stratégies «susceptibles d’être mises en œuvre par les établissements». Il en met en relief deux: «augmenter le nombre de séjours rémunérés à l’activité en segmentant les séjours»; «limiter les coûts en réduisant la durée de séjour: en faisant sortir les patients plus tôt vers le domicile; en organisant plus rapidement la sortie vers une structure d’aval [hospitalisation à domicile]; ou encore, en développant des prises en charge réputées moins coûteuses, notamment en substituant les prises en charge en hospitalisation complète par des prises en charge en hospitalisation en temps partiel ou en chirurgie ambulatoire». Comme l’auteur l’explique, il s’agit, du point de vue comptable, d’une «externalisation d’un certain nombre de prises en charge vers la médecine ambulatoire» (p. 47). On retrouve ici le processus industriel de la sous-traitance en vue de minimiser coûts, salaires et qualifications.

Cette simple description, fondée entre autres sur l’expé­rience américaine, démontre, d’une part, que l’évaluation comptable limitée au périmètre d’une institution hospitalière est non pertinente du point de vue d’une appréciation effective des coûts d’ensemble et, d’autre part, que la qualité effective des soins et la prise en charge d’ensemble du patient répondent à une logique de sous-traitance dont les économistes de l’industrie ou de la construction ont tiré, le plus souvent, des conclusions négatives en termes de permanence de la qualité.

Quand il s’agit d’êtres humains, pour lesquels le nombre de paramètres est incomparablement plus nombreux que celui à prendre en compte dans la production d’un bien, il est aisé d’imaginer autant les effets négatifs sur les soins que la déresponsabilisation en cascade qui existera à l’occasion de toute contestation des résultats de ces soins, segmentés comme le dit si bien l’auteur.

Enfin, Frédéric Bousquet ajoute (pp. 47-48): «En théorie, la tarification à l’activité devrait inciter les établissements à rechercher une plus grande spécialisation de leur activité notamment dans une optique d’amélioration du processus de production des soins, dans une logique de standardisation et d’économie d’échelle. Néanmoins, l’expérience américaine n’a pas confirmé ces attendus théoriques, puisqu’au contraire, la stratégie suivie par les hôpitaux pour maximiser leur profit n’a pas été de se réorganiser pour minimiser leurs coûts, mais plutôt de chercher à maximiser leurs revenus en développant leurs parts de marché. Ainsi, peu d’établissements ont délaissé des activités, même celles réputées peu rentables, et peu ont également cherché à se spécialiser.»  On remarque ici un processus classique de concurrence et spécialisation dans la pratique de captation de parts de marché. En effet, une hyperspécialisation risque de faire perdre de futurs marchés qui vont se développer (liés à de nouveaux traitements, à de «nouvelles maladies», etc.), et de réduire l’opportunité de transfert du patient-marchandise d’un secteur peu rentable, dans un premier temps, à un secteur plus porteur au plan de la maximisation du profit, dans un second temps.

Pour conclure, Frédéric Bousquet cloue l’argument de la sorte, ce qui devrait faire réfléchir le privat-docent, statisticien médical, Simon Hölzer: «L’observation des expériences étrangères a permis de mettre en évidence un phénomène quasi systématique de la déformation dans le temps de la structure du case-mix [gravité moyenne des cas] dont une partie pourrait être due aux effets de changements des pratiques de codage. Cette “optimisation” du codage des séjours a pour conséquence de faire croître le prix moyen du séjour dans le temps, sous l’effet d’une augmentation «artificielle» de la lourdeur du cas moyen traité. Il faut clairement différencier le DRG-creep [manipulation de l’ordre des diagnostics pour modifier l’affectation en classes de patients] d’une pratique frauduleuse du codage qui pourrait être contrecarrée par un renforcement des contrôles. Le DRG-creep est une pratique «légitime» qui apparaît inévitable…» (p. 49)

De nombreuses études faites aux Etats-Unis confirment ce constat. Autrement dit, les effets incontrôlables de ce mécanisme présenté comme la potion magique pour le contrôle des dépenses de santé sont le produit de la programmation génétique des DRG. Ils sont intrinsèques à ce système.

Quant à l’argument d’une mise en concurrence qui distribuerait les soins de manière plus équitable, l’auteur, qui n’est pas opposé au système mais qui tente d’en saisir les mécanismes, écrit: «Parce qu’elle se fait sur la base du coût moyen du séjour (prix moyen pour les cliniques privées), la tarification à l’activité est potentiellement un facteur important de redistribution des ressources entre les établissements. […] Le financement en fonction du volume peut générer des difficultés pour certains établissements dont le rôle dans le maintien de la proximité des soins est structurellement associé à un faible volume d’activité. Par exemple, aux Etats-Unis, l’expérience a montré au fil du temps que le PPS (système de paiement prospectif) [paiement par forfaits liés aux prestations] désavantageait structurellement les hôpitaux ruraux en raison de la faiblesse de leur activité.» (p. 49) On peut s’attendre donc à ce qu’un écrémage radical s’opère dans la distribution régionale des institutions hospitalières en Suisse, dans les années qui viennent.

Pour terminer, l’argument de la qualité – déjà traité dans La brèche du mois d’avril – est aussi repris par cette étude. Il s’appuie sur de nombreuses enquêtes anglo-saxonnes faites au cours des dernières années. Sans caricaturer, elles constatent une dégradation majeure de la qualité des soins. Frédéric Bousquet doit le dire sans détour: «Le paiement prospectif incitant à la réduction des coûts et à la maximisation des revenus, notamment par la réduction de la durée moyenne de séjour, les risques relatifs à la qualité des soins doivent être analysés en regard des incitations à la diminution de la quantité et / ou de l’intensité des soins… En outre, la contrainte financière pesant sur les établissements dont les coûts sont supérieurs aux tarifs en vigueur peut également avoir un impact sur les conditions générales de travail, d’hygiène ou de sécurité, avec des répercussions sur la qualité de prise en charge des patients. L’observation et la mesure de la qualité des soins et de la prise en charge représentent donc un aspect essentiel de l’évaluation de la réforme, mais elles rencontrent cependant des difficultés de nature méthodologique importantes.» (p. 51)

En conclusion, on ne peut que s’étonner de voir un tel système légitimé et validé par l’ensemble des forces représentées à l’Assemblée fédérale, en particulier les «cercles politiques de «gauche», ou qui se profilent comme défendant effectivement un accès égal et de qualité aux soins. Parmi les figures emblématiques de ces milieux, en Suisse française, se profilent Pierre-Yves Maillard et son ex-conseiller particulier Oliver Peters (issu de la direction de Unia), promu depuis peu directeur financier du CHUV. Il n’est pas impossible qu’une réflexion plus approfondie de leur part susciterait chez eux quelques interrogations; dans tous les cas de figure on pourrait, si ce n’est devrait, l’espérer. Mais à ce propos l’expérience nous laisse quelque peu sceptiques.

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La liberté d’imposer… tout

Sur ladite liberté de contracter, quelques extraits du débat parlementaire, en date du 6 décembre 2007, indique, d’une part, la dimension propagandiste trompeuse de la campagne «autorisée» au cours de ces deux derniers mois et, d’autre part, en quoi cette «liberté de contracter» s’insère dans un ensemble qui en fait un élément d’une contre-réforme bien plus large, malheureusement peu mise en question sur le fond par les médecins et leurs organisations.

La tonalité de l’affiche des médecins proposant, à juste titre, le NON pour le 1er juin le démontre: «Ma santé, mon médecin, c’est mon choix.» Le contexte social comme facteur déterminant la santé des personnes, l’idée d’un choix qui serait effectivement libéré des contraintes socioculturelles, tout cela disparaît. Ce NON des associations de médecins s’affirme, de facto, sur le terrain d’une «gestion individuelle du capital santé»; un terrain occupé dans toute sa dimension par les assureurs qui proposent, aujourd’hui, les deux «pièces maîtresses» de la contre-réforme.

Certes, il est nécessaire de répondre à la propagande grossièrement mensongère faite dans la presse, mais pour le faire avec une certaine efficacité, il faudrait englober les diverses dimensions de la contre-réforme.

Les annonces faites par le Comité pour le OUI relèvent du boniment le plus trompeur. Pour exemple: «Le droit de choisir. Choisir soi-même son médecin et son hôpital: ce droit définitivement ancré dans la Constitution. La liberté de choix, nous y avons tous droit !» («Comité OUI à une santé de qualité»; publicité passée dans Le Temps, du 30 avril 2008).

Les modalités de cette falsification de l’argument ne peuvent nous empêcher de nous faire penser aux méthodes utilisées par les Souslov et Ponomarev, membres du Bureau politique du PCUS brejnévien, ou celles d’Alfred Rosenberg du NSDAP hitlérien: une typique inversion du sens et de la concrétisation du slogan officiel: «liberté de contracter».

Or, lors du débat au Conseil des Etats, le 6 décembre 2007, le rapporteur de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique, le docteur en droit Hans Altherr, radical d’Appenzell Rhodes-Extérieures, démontre la dimension fallacieuse de la propagande faite avant la votation du 1er juin: «Finalement, encore un mot sur la liberté de contracter. La majorité de votre [celle du Conseil des Etats] commission est persuadée, comme toujours, qu’elle sera introduite. Quand et sous quelle forme, cela n’est pas réglé au niveau constitutionnel. La formulation est aussi relativement ouverte.» De plus, il laisse entendre, pour engourdir une partie du corps médical, que les «choses» ne sont pas encore planifiées.

En fait, Hans Altherr ne peut éviter d’indiquer la volonté d’inscrire ce changement au plan constitutionnel et de donner, par la suite, les pleins pouvoirs aux assureurs. En effet, quiconque connaît comment avance la machine législative en Suisse a déjà compris que le mouton est plus qu’à moitié rôti.

D’ailleurs, H. Altherr nous rassure, en soulignant: «Les deux pièces maîtresses – le financement moniste et la liberté de contracter – devront être réglées dans une loi qui sera, elle aussi, susceptible d’être soumise à un référendum.» Felix Gutzwiller ajoute, pour faire la clarté: «Pour un tel modèle de concurrence régulée, des données de référence et des garde-fous sont prévus, ils se trouvent [déjà] dans ce texte [article constitutionnel 117a]. Comme le rapporteur de la commission l’a dit, ce sont les normes ayant trait à la transparence et à la qualité qui doivent, elles, devenir un principe fondamental très important, mais aussi celles concernant la liberté de contracter et le financement moniste.»

Quelques commentaires sont nécessaires. Tout d’abord, il faut entendre par transparence les mécanismes suivant:

1° l’établissement de rapports comparés coûts-qualité selon les critères sélectionnés par les assureurs;

2° l’établissement de listes d’institutions (le benchmarking – soit le test «d’évaluation des performances» et les listes qui sont établies à partir de «résultats objectifs» – mis à la mode dans l’enseignement et dans tous les secteurs privés et publics) qui mettent en relation la qualité de l’offre avec la qualité de la demande, c’est-à-dire, ici, la capacité de faire face aux frais selon la police d’assurance contractée;

3° la responsabilité qui retombera sur le patient au cas où il aurait choisi une institution sanitaire n’ayant pas garanti les soins appropriés. Ici le cercle de la gestion individuelle du capital santé se referme: il faut le gérer avant d’être malade et une fois malade. Tout cela, sous l’œil sévère de santésuisse qui va s’attribuer un rôle clé dans la «régulation» qui accompagne toujours, pour faire passer la pilule, toutes les libéralisations, c’est-à-dire l’ouverture aux capitaux privés, une gestion centrée sur les résultats financiers et une sélection sociale s’appuyant sur le pouvoir d’achat des individus, soit leurs revenus de plus en plus inégaux.

Ensuite, en attachant une certaine attention à ce que dit F. Gutzwiller et H. Altherr on comprend de suite qu’il est possible de conduire plus loin la contre-réforme déjà en cours sans cet article constitutionnel 117 A.

C’est pourquoi P. Couchepin et la Neue Zürcher Zeitung ont dit que l’article était formellement inutile. Cela pour au moins deux raisons. La première, d’ordre tactico-politique: si le 1er juin l’article 117a est rejeté, le gouvernement et les partis de droite apparaîtraient comme se heurtant à une opposition sérieuse. La seconde, parce qu’un article constitutionnel tend à déterminer une série de mesures en cascade qui ne correspondent pas nécessairement au rythme voulu pour certains cercles politiques et qui risquent de susciter des alliances hétérogènes d’opposants. A cela on peut ajouter qu’il peut être plus aisé de dérouler les contre-réformes par étapes, selon un timing moins brutal. Par exemple, introduire les DRG (Diagnosis-related Group, voir article) et, sur cette base, mettre en place les mesures qui semblent naturellement et logiquement découler de l’adoption de cette nouvelle méthode de gestion médicale.

Par contre, en introduisant un article constitutionnel dès maintenant, santésuisse, ses alliés et ses représentants gouvernementaux comme parlementaires ont décidé d’imposer, dans un cadre temporel plus strict et permettant des anticipations plus précises pour le management rentable des caisses, un cadre contraignant et un tempo rapide, donc une vitesse d’exécution, qui neutralisent, de plus, les instruments de la démocratie semi-directe (référendums et initiatives).

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Qui dirige SwissDRG ?

A la présidence du conseil d’administration de SwissDRG SA, société anonyme, siège le Dr en droit et avocat Carlo Conti. Il est chef du Département de la santé du canton de Bâle-Ville – une cité connue pour la place qu’y occupe l’industrie de la santé sous toutes ses dimensions – et vice-président de la Conférence des directeurs sanitaires. Il est membre du Comité des personnalités cantonales, de tous bords politiques, qui prône le Non à l’occasion du vote du 1 er juin 2008, pour des raisons, avant tout, de perte de contrôle des financements par les cantons et donc de perte de contrôle sur les hôpitaux face aux assureurs.

Cela ne l’empêche pas de présider SwissDRG SA. Il le fit, initialement, au côté de feu Fritz Britt (décédé en mars 2008 à l’âge de 49 ans). La carrière de ce dernier, en peu de temps, symbolise les interactions entre le public et le privé. Cet avocat au barreau de Berne a été, de 1997 à 2004, vice-directeur de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS). A ce titre, il dirigeait la Division principale Assurance maladie et accident, suite au choix qu’avaient fait la conseillère fédérale «socialiste» Ruth Dreifuss et le chef «socialiste» de l’OFAS, le Fribourgeois Otto Piller. Entre 1995 et 1997, F. Britt avait été directeur du Concordat des assureurs maladie suisses, l’ancêtre de santésuisse, dont il deviendra le directeur en 2007. Entre 2004 et fin 2006, il officiait en tant que Head of Global Policy de la transnationale pharmaceutique Novartis. Le Tages-Anzeiger de Zurich présentait ce poste de la sorte: «Responsable du lobbying». L’organisme des assureurs – santésuisse – confirmait cette aptitude lorsque F. Britt devint directeur de santésuisse. Il écrivait que F. Britt se devait «d’élaborer et de mettre en œuvre des prises de position et des stratégies visant à améliorer le contexte réglementaire dans le domaine de la santé».

Deux représentants supplémentaires des assureurs siègent aussi au Conseil de SwissDRG SA: Manfred Manser d’Helsana (voir plus haut ses déclarations à la NZZ am Sonntag du 11 mai 2008) et le Dr Willi Morger, président suppléant de la direction de la Suva et président de la Commission des tarifs médicaux LAA (Loi sur l’assurance-accidents).

Les médecins ont droit à un strapontin, occupé par Pierre-François Cuénoud, médecin-chef en chirurgie à Sion et membre du Comité central de la FMH.

Deux représentants de la structure regroupant Les Hôpitaux de Suisse (H +) – organisme qui est en faveur du Oui le 1er juin – ont droit à un siège: il s’agit du Dr Bernard Wegmüller – directeur de H + et du secteur de la «formation» dans le domaine de la santé, Organisation faîtière nationale du monde du travail santé (OdASanté) – et de Rita Ziegler. Cette dernière est membre du Comité de l’Union patronale suisse au côté, entre autres, du radical vaudois Charles Favre, ex-médecin et président de H +. Elle a aussi pour fonction de gouverner l’usine hospitalière nommée: Hôpital universitaire de Zurich.

Cette simple énumération des membres de SwissDRG SA permet d’avoir une première appréhension des buts et de la fonction de cette structure.

Dans cet aréopage on trouve aussi Pierre-Yves Maillard, conseiller d’Etat social-démocrate du canton de Vaud, et le radical Thomas Heiniger, chef du Département de la santé du canton de Zurich, membre du Rotary Club et de la corporation Zunft Wollishofen, structure qui réunit des personnes d’influence ou voulant l’accroître. Il a été président d’Adliswil de 1994 à 2007, une ville de quelques 13’000 habitants où se trouve le siège d’un des principaux assureurs européens: Generali Holding.

SwissDRG «a pour mission d’élaborer et de développer, mais aussi d’adapter et d’entretenir la structure tarifaire nationale en vue de l’introduction dans toute la Suisse d’un système de rémunération forfaitaire uniforme pour les séjours hospitaliers en soins somatiques aigus. Le système de rémunération se basera sur un système de classification des patients lié au diagnostic du type «refined» («Diagnosis Related Group ou «DRG»). L’introduction dans toute la Suisse de forfaits liés aux prestations sera prescrite par la loi d’ici 2012 au plus tard.» (Communiqué de presse, 18 janvier 2008)

Sous la houlette de SwissDRG SA sera confié «à un centre de compétence, le Case-Mix-Office («CMO»), la réunion et l’exploitation du système de rémunération DRG», ceci afin de créer les conditions concrètes – tarifaires – d’un véritable marché national de la santé, ce qui ouvrira de nouvelles perspectives pour des investissements privés plus rentables dans des segments de soins hospitaliers et connexes.

Le CMO est placé sous la direction du privat-docent de l’Université de Giessen en Allemagne, Simon Hölzer. Ce dernier a obtenu un doctorat «d’informatique médicale», après une formation médicale. Il est à l’œuvre depuis 2002 auprès de l’Association H +, dont le siège est à Berne. En septembre 2007, Hölzer a obtenu le mandat de directeur du Case-Mix-Office SwissDRG – office devant déterminer statistiquement la gravité moyenne des cas – et il espère une carrière qui le mènerait à Bâle, quittant ainsi la ville de Giessen, située dans le Land de Hesse, une ville universitaire: quelques 20‘000 étudiants sur 73’000 habitants. Le choix effectué, en 2005, d’adopter le modèle allemand de groupeur des DRG n’est pas sans relation avec la nomination de Simon Hölzer.

 

1. Voir Statistique de l’assurance-maladie obligatoire 2006, Office fédéral de la santé publique (OFSP) et santésuisse, Walter Frei, Ressort Politique, Les assureurs maladie en Suisse, 2006, p. 3.

2. Etude citée, pp. 15-16; voir aussi sur la possibilité de la suppression de l’obligation de contracter notre article publié dans La brèche, avril 2008.

3. Cette société a été lancée par un consultant d’entreprise et détenteur helvétique de capitaux Peter Friedli qui, depuis 1986 par le biais de Friedli Corporate Finance, a placé des billes dans plus de 170 firmes de biotechnologies et de technologies, en espérant trouver parmi elles quelques-unes rentables, négociables sur le marché ou à développer directement. Peter Friedli est directeur d’une société d’investis­sement dans ce secteur, New Venturetec (coté à la Bourse suisse et créée en 1997). Il est aussi directeur d’Osiris. Selon le HandelsZeitung du 2 avril 2008, Peter Friedli pense à se retirer de la double fonction de président du conseil d’administration et d’Invest­mentmanager: le cours des actions explique peut-être cela. Osiris est coté au Nasdaq, bourse des hautes technologies à Wall Street; depuis juin 2007, Friedli a acquis pour 14 millions de dollars d’actions d’Osiris, auxquelles s’ajoutent celles acquises par New Venturetec (Business Week, du 6 juin 2007 et du 18 décembre 2007).

4. Selon l’école économique néoclassique qui s’est imposée aujourd’hui et  qui est associée à l’individualisme méthodologique, «l’individu rationnel» existe à partir d’une séparation radicale entre lesdites décisions économiques et le contexte social et historique dans lequel l’individu est plongé. Son comportement est défini indépendamment de toute contrainte macrosociale. C’est une approche a-historique de la rationalité économique et qui ne tient pas compte du fait élémentaire que le fonctionnement du système capitaliste repose sur des mécanismes multiples de domination. La théorie des anticipations rationnelles se situe dans le cadre de cette conception d’ensemble de l’école néoclassique et de l’individualisme méthodologique. Il y a une fonction pratico-idéologique évidente dans cette approche: la rationalité a-historique et atomisée attribuée à l’individu renvoie à une rationalité supposée de l’ensemble du système, qui tout au plus peut subir quelques dérives devant être corrigées par des régulations ou, dans le cas d’un système comme celui de la santé, par des organismes régulateurs ou de contrôle.

5. INSEE Première, octobre 2007, N° 1161, «La santé des plus pauvres».

6. «Le stress est une problématique du monde du travail préoccupante puisque la dernière enquête européenne sur les conditions de travail de 2000 a mis en évidence que 28% de salariés européens déclarent leur santé affectée par des problèmes de stress au travail, ce qui, en fait, derrière les maux de dos, le deuxième problème de santé au travail déclaré.» (Institut National de Recherche et de Sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. INRS, France, 2006) La notion de stress est fort ambiguë. En réalité, celle de travail sous contrainte de temps est beaucoup plus pertinente et renvoie aussi bien à l’organisation du travail spécifique à chaque entreprise qu’aux interactions entre sites de production sous l’effet de la sous-traitance et du flux tendu. La notion de stress a une dimension fortement psychologisante qui permet de mettre entre parenthèses les problèmes issus de l’organisation même du travail dans cette période du capitalisme.

(29 mai 2008)

 
         
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