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La Convention collective pour les travailleurs temporaires
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Une duperie

Charles-André Udry

Début juillet 2008, la presse patronale et syndicale ainsi que tous les médias, saluaient la naissance «d’une convention collective des travailleurs temporaires». Une unanimité qui aurait dû susciter quelques interrogations.

«Disposer d’une main-d’œuvre flexible»

En décembre 2007, La Vie économique, mensuel du Seco (secrétariat à l’économie), publiait une étude sur «Le travail temporaire en Suisse: motifs et perspectives sur le marché de l’emploi». L’article était rédigé par Myra Rosinger et Dragana Djudrjevic, «collaboratrices scientifiques» de swissstafing. Autrement dit, de l’Union suisse des services de l’emploi, l’association des agences de travail temporaire qui réunit 232 sociétés et déclarait un chiffre d’affaires de plus de 4,5 milliards de francs en 2007.

Cette «étude» et d’autres permettent de dresser, à grands traits, un tableau de ce secteur. La croissance du travail temporaire (intérimaire) – qui fait partie d’une autre catégorie que le travail sur appel ou le travail à contrat à durée déterminée – ne cesse de se confirmer. Les «missions» sont, pour l’essentiel, d’une durée inférieure à un an. En 2006, 241’000 personnes ont exercé un travail temporaire pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois. Selon swissstafing, de 1996 à 2007, le nombre de personnes travaillant dans des «missions temporaires» a passé de 96’000 à plus de 260’000; ce qui équivaut à quelque 5,8 % de la population active. Plus de la moitié est considérée comme du «personnel qualifié». Les «moins qualifiés» parmi les «intérimaires» sont des jeunes, des femmes, des immigré ·e·s (ou un mixte de ces «catégories»).

La précarisation atteint aussi les universitaires (en 2006, plus de 4 000 ont travaillé pour des firmes intérimaires) et des personnes ayant perdu un emploi et âgées de plus de 50 ans. Entre 2005 et 2006, le nombre d’intérimaires a augmenté de 16 % en Suisse, mais de 19 % en Suisse française et la part des immigrés s’y élevait à 61 %, contre 56 % à l’échelle nationale. En termes «d’heures louées», en 2006, elles se montent à 130 millions en Suisse et à 36 millions en Suisse française ( Evolution du travail intérimaire en Suisse romande, novembre 2007, Observatoire romand et tessinois de l’emploi).

Tout cela traduit la «flexibilisation» du marché du travail. Dit autrement, la rudesse de l’exploitation d’une force de travail qui est adaptée, sous contraintes diverses, aux plus petites modifications des flux de production et aux restructurations d’entreprises. Cela est confirmé par le simple fait que la majorité des missions temporaires – et cette tendance serait renforcée si l’on disposait des données sur les «micro-firmes» de travail temporaire, souvent sous-traitantes camouflées des grandes – concerne la construction et l’industrie manufacturière et que 70 % de cette main-d’œuvre est masculine et plus de la moitié sont des immigrés. L’article cité de La Vie économique affirme: «Les entreprises (essentiellement celles de plus de 200 employés) font appel aux services des agences intérimaires principalement pour disposer d’une main-d’œuvre flexible, ce qui leur permet de faire face aux fluctuations et à l’évolution rapide du marché.» (p. 48)

Dans le secteur dit des services, l’informatique, la communication, ainsi que le commerce et le tourisme sont les plus gros «utilisateurs» de ces emplois temporaires.

Pour plus de 60 % – et ce pourcentage est certainement sous-estimé, car les enquêtes-questionnaires sont biaisées – le «travail intérimaire» ne relève pas d’un choix, mais d’une contrainte: «aucune autre possibilité n’existe». D’ailleurs, cette sous-estimation est confirmée par le constat que «70 % des travailleurs intérimaires sont à la recherche d’un emploi régulier». Et l’aboutissement de cette «recherche» va dépendre, pour l’essentiel, des fluctuations du taux de chômage. Des chiffres datant de 2006 et indiquant que l’intérimaire débouche souvent sur un emploi fixe ne seront pas confirmés en 2009 quand le chômage sera en forte hausse.

Après le Parifonds, le swissstafing fonds…

Un élément est souvent peu souligné. Les départements des «ressources humaines» des entreprises externalisent vers les grandes agences intérimaires (Adecco, Manpower, etc.) la «sélection du personnel». L’essor du «travail intérimaire» est aussi un sous-produit de la politique d’ensemble d’externalisation des tâches considérées comme pas «centrales» pour les grandes entreprises. Ce faisant, elles ne doivent gérer ni l’engagement, ni la période post-engagement (licenciement…).

Cette «sélection du personnel» est d’autant plus importante lorsque l’on constate, selon les chiffres fournis par l’Office fédéral des migrations (ODM), qu’entre 2005 et 2006 le nombre de travailleurs européens ayant bénéficié de la procédure d’annonce (moins de 90 jours) a crû de 16 % au niveau national et de 15 % en Suisse française. Cela implique que 34 % des salariés au bénéfice de la procédure d’annonce étaient sous contrat avec une agence. En 2005, ce pourcentage était à hauteur de 28 %.

Cette tendance se traduit aussi par la croissance du nombre d’agences. Leur éventail s’est élargi. Des processus, explicites ou de fait, de sous-traitance existent entre elles. Pour toute la Suisse, elles ont passé de 2 047 en 1995 à 4 137 en 2006; pour la seule Suisse française, le saut est de 424 à 810, avec une progression remarquable dans le canton de Vaud: de 9 à 106.

En conclusion, il ne faut pas être grand clerc pour saisir deux facteurs sous-jacents à cette nouvelle CCT qui doit entrer en vigueur en 2009.

Le premier a trait à la nécessité pour les principales agences de travail temporaire de réguler un peu leur marché dont l’image de marque, vers de nombreux salarié·e·s, se dégradait, suite aux pratiques de «marchand d’esclaves» de certaines agences, dans un «climat de sous-traitance concurrentielle».

La fonction de «sélection qualifiée» de la main-d’œuvre, exigée par de nombreuses entreprises ayant pignon sur rue, obligeait de repeindre les enseignes des principales agences. Ainsi, une CCT annoncée avec publicité et de manière consensuelle – swissstafing accompagné d’UNIA, comme représentant des autres syndicats (Syna et SEC-Suisse et Employés suisses) – redore le blason des firmes intérimaires dont l’avenir s’annonce brillant. C’est donc une CCT d’avenir.

Le second a trait à la stratégie de l’appareil d’UNIA présidé par Renzo Ambrosetti, le coprésident d’UNIA tant apprécié par le patronat et qui présenta le projet de CTT aux côtés du président de swisstaffing Charles Bélaz, directeur général de Manpower Suisse. Un directeur qui annonçait, en février 2006, la réorganisation internationale de Manpower qui part «d’une réflexion fondamentale pour cerner les enjeux d’aujourd’hui et anticiper les besoins des entreprises et des individus de demain.» Et Charles Bélaz d’insister sur la mise au point par Manpower d’une «gamme de services» allant «des outils d’évaluation à la sélection du personnel, du recrutement fixe ou temporaire à la transition de carrière, de la formation gratuite pour nos candidats au conseil personnalisé. Manpower est à même d’offrir des services de gestion de ressources humaine à la pointe du progrès.» Bélaz vante les nouvelles marques de Manpower: Elan, Right, Atout pour l’emploi.

Renzo Ambrosetti admire l’élan de Manpower. Mais il partage une préoccupation plus concrète, avec ses pairs de la direction d’UNIA. Ces derniers sont quasi certains que les patrons de la construction ne vont plus accepter de financer, comme par le passé, le Parifonds, ce fonds qui verse des allocations pour le perfectionnement professionnel du secteur. Un coup dur, financier, pour l’appareil d’UNIA. En signant une CCT avec swissstafing, qui inclut un accord sur la «formation continue», avec une contribution de 0,7 % du salaire pour les travailleurs et de 0,3 % pour les employeurs (sic), une source alternative de revenu est toute trouvée pour l’appareil syndical!

Une CCT de dumping

Mais qu’est-ce que cela signifie au plan de la politique syndicale? Quatre constats peuvent déjà être effectués.

Le premier. En quoi les syndicats signataires de cette CCT représentent-ils effectivement une majorité des travailleurs et travailleuses du secteur intérimaire? Ou, pour formuler cette interrogation sous un autre angle: comment ont été discutées avec les salarié·e·s de cet important secteur les clauses décisives de cette CTT? Comment et sous quelle forme ont-ils été intégrés – au moins une partie d’entre eux, même minoritaire – au processus de discussion démocratique devant aboutir à cette CCT? Sans cette procédure, une telle CCT renforcera les syndicats dans leur dimension de strictes organisations «offrant des services» à des membres auxquels on téléphone de temps en temps.

Le deuxième. La croissance du travail intérimaire, avec ses effets de dumping salarial et de «fragmentation des collectifs de travailleurs», traduit une faiblesse de la présence syndicale sur le lieu de travail; mais aussi une législation du travail plus que squelettique, sans oublier l’inconsistance des «mesures d’accompagnement» établies à l’occasion des étapes de la «libre circulation». Or, la façon dont la CCT a été mise au point accorde une légitimité à un «partenaire» dont toute la fonction consiste à flexibiliser encore plus le marché du travail. Il y a là le renoncement à une bataille syndicalo-politique sur ce terrain décisif. Elle pouvait être conduite, de manière large et unitaire, en dénonçant la loi fédérale ayant trait au travail intérimaire. Et dans un premier temps, il était possible d’exiger que l’ensemble des clauses existant dans certaines CCT soit appliqué pour les salarié ·e·s intérimaires, et pas seulement celles concernant le salaire et le temps de travail.

Le troisième. Des salaires minimums extrêmement bas sont ancrés dans cette CCT, avec en plus des différences régionales: 3000 à 3200 francs mensuels pour les «sans formation», selon le critère de «formation helvétique» et 4000 à 4300 «avec formation». Dans le Jura et le Tessin, les salaires minimums seront encore plus bas: 2700 et 3600. Ainsi, une nouvelle référence salariale, à la baisse, est établie. Elle sera utilisée dans le futur par le patronat. C’est une CCT de dumping salarial qui a été signée.

Le quatrième. L’article 9 de la CCT introduit, de fait, la «paix du travail absolue»; au moment où le patronat renforce ses attaques.

Cette CCT «pour» les travailleurs temporaires est une confirmation de plus que l’appareil d’UNIA a comme préoccupation centrale: durer et éviter un statut d’intérimaire.

(20 septembre 2008)

 
         
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