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La mise au point de la vraie contre-réforme

Bernard Bovay

Le 1er juin 2008, les citoyen­nes et citoyens rejetaient le con­tre-projet constitutionnel fédéral intitulé: «Pour un système de soins plus efficace et de meilleure qualité grâce à une concurrence accrue». Ce contre-projet était censé con­tre­carrer une initiative de l’UDC (Union démocratique du centre). Elle avait pour titre: «Pour une baisse des primes d’assurance-maladie». Cette initiative avait été lancée en janvier 2003 et déposée le 27 juillet 2004, avec 102 000 signatures.

Face au contre-projet des Chambres, elle a été retirée à l’avantage de ce dernier. Une large campagne d’opposition à ce contre-projet a été menée, entre autres sur le thème: «Non aux pleins pouvoirs des assurances maladie». Elle a abouti à un succès. Pour rappel, le contre-projet a été refusé par 69,5 % des votants, avec une participation de 44,81 %, ce qui est relativement élevé, selon le standard historique.

Contourner le vote de juin 2008

Une des questions qui firent débat avait trait à ladite «liber­té de contracter». Autrement dit, au droit des assurances d’établir la liste des médecins agréés et autres prestataires de services de santé et de l’imposer à leurs «assurés». Il n’a pas fallu attendre un mois avant que la contre-offensive des assurances soit lancée. Ou plus exactement qu’elle continue sur la même orientation. Ainsi, le Forum santé pour tous (FST) – dont la coprésidente est l’ex-présidente du Parti radical démocratique suisse, Christia­ne Langenberger – consacrait son bulletin «d’information» de juillet-août 2008 au thème: «L’influence du marché et de la concurrence sur le management de la qualité va certainement s’accroître même [sic !] au sein du système de santé suisse.» Le FTS – on ne craint pas les oxymores chez les assureurs – est un repaire de la droite parlementaire et un instrument des assurances maladie.

Le 27 août 2008, la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique (CSSS) du Conseil des Etats se prononçait à la majorité «en faveur de l’élaboration d’un modèle d’assurance de base duale. Il s’agit de donner aux assurés, dans le cadre de l’assurance obligatoire, le choix entre deux modèles: le modèle de base [modèle B], qui correspond à la réglementation en vigueur, et le modèle dit contractuel («Ver­trags­modell») [modèle C], dans lequel fournisseurs de prestations et assureurs jouissent de la liberté de contracter.»

L’urgence d’avancer en la matière était soulignée. Le 22 août, santésuisse, l’organe faîtier des caisses maladie, proposait un système dual, sous le prétexte de trouver une issue au moratoire portant sur l’installation des médecins.

De cette chronologie ressortent deux traits forts de la politique helvétique. Le premier: le résultat d’un vote est au maximum un petit caillou sur l’autoroute empruntée par les véritables décideurs et leurs représentants au Conseil fédéral. Le second: lorsque les décideurs décident, ceux qui doivent appliquer les décisions au plan législatif ou constitutionnel s’empressent de répon­dre aux injonctions; d’autant plus qu’une fraction des parlementaires de milice sont des professionnels du lobby des assuran­ces, des banques, de l’industrie, etc.

En outre, il ne faut pas oublier les recettes de la cuisine parlementaire helvétique. Généralement, une première proposition est lancée par un acteur intéressé. En l’occurrence, il s’agit ici de l’assurance Helsana. Cette dernière, le 21 avril 2008, proposait déjà, en gros, un modèle du type de celui en voie de formulation, actuellement, par la CSSS.

Comme très souvent dans la législation helvétique, le ver est déjà dans le fruit. En effet, dès l’introduction de la LAMal (votation en 1994 et entrée en vigueur en 1996), l’article 62 était conçu pour permettre des modèles alternatifs d’assurance par rapport au modèle de base avec obligation de contracter, ce qui signifie l’impossibilité pour les caisses maladie de choisir et d’imposer un groupe restreint et agréé par elles de médecins ou d’institutions de santé. Les modèles alternatifs n’ont pas pris de suite leur envol. Ils sont restés à la marge. La plupart des caisses maladie ont certes mis en place des réseaux de santé. Mais leur essor est resté limité. Il s’agit donc pour elles de débloquer cette situation. C’est ce que doit permettre le système dual. La terminologie la plus utilisée pour désigner ce système et les différents modèles possibles est celle de managed care (réseau de santé).

Les prestataires de soins pris en tenaille

La CSSS du Conseil des Etats a initié ses travaux dès août 2008, en examinant un projet venant du Conseil fédéral, qui n’a pas entendu longtemps après la votation de juin. La CSSS, dans un communiqué de presse consacré à l’avance de ses travaux cet automne, affirmait s’être penchée sur «l’élaboration d’un modèle d’assurance de base duale (Forster / Oggier)». Elle réaffirme la volonté d’imposer un tel projet le plus rapidement possible et déclare que «la commission a engagé la discussion par article de manière à pouvoir procéder au vote lors de sa prochaine séance, agendée au 24 novem­bre 2008».

Ce communiqué a suscité une réaction, limitée, de la FMH (Fédération des médecins suisses). Elle publiait, en date du 29 octobre, un communiqué indiquant que la FMH réalise (enfin ?) les avancées de la CSSS visant à imposer un système dual. La FMH souligne que la CSSS ne tient pas compte du vote populaire et découvre qu’«une fois de plus le lobby des caisses-maladie fonctionne et que leurs cinq représentants siégeant à la CSSS ont réussi à s’imposer».

Ce texte est marqué du sceau d’un certain angélisme. En effet, la FMH conclut: «Il est urgent que les membres de la CSSS se remémorent quels sont les devoirs et les tâches d’une commission.» En l’occurrence, la CSSS du Conseil des Etats applique une norme de fonctionnement, dans ces domaines, qui est usuelle, bien que pas démocratique, au sens le plus élémentaire du terme. Cette réalité devrait être saisie par la FMH afin de pouvoir mener une nouvelle bataille plus décidée, dans l’avenir, contre un projet qui mûrit rapidement.

En effet, ce projet vise à affaiblir fortement la position des prestataires de soins face aux assureurs, qui deviennent de vrais entrepreneurs de soins, à partir de leur position monopolistique d’acheteur (monopsone).

Le projet élaboré par la CSSS, sur proposition de l’exécutif fédéral, prévoit la levée du moratoire gelant l’ouverture des nouveaux cabinets de médecins, moratoire introduit en 2002. Son échéance devrait être fixée par les Chambres à fin 2009. Se combine avec cette mesure l’option du managed care (réseau de santé) qui s’ajouterait à une option de libre choix du médecin, soit donc un système dual.

Le système dual est présenté par les autorités et la CSSS comme permettant de mettre fin au «gel des admissions» (moratoire) qui ne pouvait certes qu’être temporaire. En fait, une fois le moratoire levé, le flux de «jeunes médecins» reprendra. Ces derniers seront plus disposés à être «accueillis» par les structures de réseaux de santé (managed care) promues par les assurances maladie. Plus généralement, la conjonction entre la fin du moratoire et le modèle de «coopération» (modèle C) proposé par santésuisse (voir plus bas) va mettre sous une très forte pression une grande partie des médecins. Ils subiront, simultanément, la concurrence des nouvelles installations de cabinets et les conditions que dicteront les assureurs lors de la mise en œuvre des «modèles» avec liberté de contracter.

Premiers éléments sur les modèles B et C…

Afin de mieux de saisir ce qui se concocte de manière accélérée au plan législatif, il est utile d’examiner les modèles présentés, dès août 2008, par santésuisse. Leur logique est d’introduire deux types – et davantage suivant les combinaisons – d’assurance-maladie.

1° Dans le modèle baptisé B – qui correspond dans les grandes lignes au modèle de base actuel – les prestations de base (assurance de base-LAMal) sont maintenues. Du moins, c’est ce qui est affirmé aujourd’hui. Toutefois, la pression pour les réduire et, surtout, pour ne pas les adapter aux nouvelles possibilités d’examens, de médication et de soins reste grande.

2° Dans le modèle C – dit «modèle de coopération» – il est prévu que le catalogue des prestations de base doit être au moins égal à celui défini pour le modèle B. Toutefois, il est possible de l’élargir. Dès lors, des différenciations seront introduites en ligne avec différents types de contrats. Cela sera lié au niveau des primes. Un catalogue minimum existera – avec ses possibilités de modifications comme pour le modèle B – et s’ajouteront des prestations renvoyant à une échelle de primes.

Ce qui accroît le différentiel d’accès à certains soins, cela en rapport avec l’inégalité des revenus. En outre, si l’assuré est membre d’un réseau de santé (managed care), l’estimation des prestations nécessaires – même si elles sont prévues dans le catalogue de base – reviendra au réseau, qui lui est soumis aux exigences de rentabilité déterminées par l’assureur de ce réseau.

3° Le «modèle de coopération» (modèle C), mentionné ci-dessus, est caractérisé par santésuisse comme étant un modèle où «la collaboration est définie librement entre les assureurs et les fournisseurs de prestations». Un contrat existe donc entre ces deux parties. Le «librement» a ici la même valeur que le terme «liberté» dans la formule «liberté de contracter». En réalité, cette «liberté» n’est autre que la détermination d’une liste de médecins agréée par les assureurs et, conjointement, un type de pratique médicale que les assureurs vont forger et placer sous le contrôle de leurs «médecins conseil».

Le «librement» dans le rapport entre assureurs et fournisseurs de soins est du même ordre que la possibilité pour un particulier, d’une part, de discuter les termes et conditions d’un contrat d’assurance lors de sa signature et, d’autre part, de trouver une «marge de manœuvre» une fois l’assurance conclue.

4° Dans le modèle C, «il est possible de changer de modèle chaque année, sauf si une durée de contrat plus longue a été convenue». Dans cette phrase le terme le plus important est la préposition «sauf».

Pour les assureurs, les clients sains et saufs seront ceux qui signeront un contrat de longue durée. C’est le moyen d’avoir des assurés captifs, ce qui est une pratique bien connue de la «libre concurrence»! Et il y a peu de doute que les assureurs introduiront des clauses qui, sous la formule «d’un commun accord», permettront de se débarrasser de certains «cas particuliers». D’autres clauses seront trouvées, sans difficulté – telle que la non-acceptation par l’assuré malade de la solution thérapeutique proposée – pour mettre fin à un contrat.

… et d’autres éléments encore plus inquiétants

Dans le modèle C, la détermination des primes «est libre»; elles devraient être fixées selon des principes «actuariels» et les primes seront différentes selon les régions.

5° Actuellement, une caisse maladie, pour une région donnée, doit proposer une prime indépendante des facteurs qui influencent individuellement le risque pour les adultes de 25 ans et plus.

Une personne âgée, en moyenne, «coûte» plus cher. Afin d’éviter des effets de sélection de «bons risques» (soit des assurés jeunes et en bonne santé), il existe une compensation des risques, selon l’âge et le sexe, entre les différentes caisses. Les caisses dont le cercle des assuré·e·s comporte, par exemple, plus de personnes âgées que la moyenne reçoivent des caisses dont le cercle des assuré·e·s a une moyenne d’âge inférieure une compensation qui leur permet – en théorie – de faire face à des frais plus élevés.

Cette compensation des risques n’empêche toutefois pas une sélection rentable du profil de leurs assurés. Cela contraint d’ailleurs les autorités à chercher sans cesse des critères supplémentaires censés permettre une effective compensation et une sélection amoindrie. Toutefois, cette recherche est vouée à un échec relatif.

Avec le modèle C, les termes «actuariels» et «li­bres» acquièrent toute leur importance. Par «actuariel», il est entendu que la prime devrait correspondre aux «ris­ques», c’est-à-dire aux coûts probables de chaque assuré, augmentés des frais et d’une marge bénéficiaire, placée sous le contrôle de la «concur­rence» entre des caisses maladie jouissant d’une position oligopolistique. Ce qui veut dire qu’elles ont l’aptitude de fixer d’un commun accord leur marge bénéficiaire.

Dans la foulée des termes «actuariel» et «libre» seront remis en question des critères ayant encore une légère teinte sociale, tels que des primes indifférenciées selon l’âge.

Par «libre», il faut saisir que les caractéristiques déterminant les primes pourront être choisies selon le pouvoir discrétionnaire des assureurs, qui s’appuieront sur ladite théorie des risques ou du «moral hazard» (voir ci-contre).

Pour illustration, on peut faire référence aux primes d’assurance automobile. On a vu surgir sur une base clairement «actuarielle» – à défaut d’être publique et vérifiable – des critères tels que l’âge, la nationalité, la couleur de la voiture, etc. pour la détermination des primes et, de fait, du choix des assurés.

La «compensation des risques» peut amortir les effets du «libre» et de «l’actuariel», mais cela n’empêchera pas le déroulement du mécanisme décrit.

En outre, grâce au modèle C, il sera possible de canaliser les «mauvais risques» (mala­des chroniques, etc.) vers le modèle B (avec le danger de hausse des primes) ou vers un réseau ayant des primes plus abordables, mais dictant des pratiques de soins très «contrôlées», autrement dit pouvant être pénalisantes pour la personne malade.

6° Dans les modèles B et C, la compensation des risques pourra prendre un profil méconnu jusqu’à maintenant. Les critères d’âge et de sexe constituaient le pilier du système de compensation. Afin que les assureurs puissent justifier l’utilisation la plus «libre» possible des critères permettant la fixation de primes différenciées, le critère de morbidité est introduit.

Cela devrait, officiellement, empêcher une désolidarisation, en termes de prime, entre malades et bien portants. Or, le critère de morbidité – soit l’ensemble des causes pouvant produire une maladie – conduit à une exigence de «transparence» qui doit donner accès au maximum d’informations pour l’assureur. Cela implique que l’assuré devrait être scanné, sous toutes les facettes, afin que l’assureur puisse le classer dans la «bonne case» des risques.

En théorie, comme l’explique Erika Forster (modèle Forster / Oggier), ce mécanisme devrait permettre de perfectionner la compensation des risques. Dans les faits, il y a là un instrument qui va permettre une sélection plus fine du cercle des assurés et une modulation des primes en conséquence.

Pour un système de compensation des risques, le nom­bre de critères permettant de quantifier la morbidité doit être relativement limité pour être applicable par l’ensemble des compagnies d’assurances participant au pool de compensation. Par contre, chaque compagnie pourra utiliser un nombre plus important de critères pour la fixation de ses primes. Cela lui permettra de fragmenter au mieux son marché, selon l’intérêt de chaque assurance face à sa «concurrence». Par marché, il faut entendre ici l’ensemble des classes de risques incarnées par les assurés.

En effet, si une compagnie d’assurances utilise un critère (non inclus dans la compensation des risques) permettant de classer les assurés entre meilleurs risques et moins bons risques, elle pourra proposer une prime inférieure pour les «bons risques» et des primes supérieures pour les «mauvais risques». Si une autre compagnie ne le fait pas, les «bons risques» (les assurés) vont se diriger vers la première pour bénéficier d’une prime plus basse. Par contre, les assurés qui présentent des «risques supérieurs» choisiront la compagnie qui ne fait pas de distinction de primes à partir du même critère. Dès lors, malgré la compensation, la fragmentation du marché va se faire, avec l’éventail des primes lié à l’état de santé de l’assuré.

7° Dans le modèle B et C, une modification de la quote-part est introduite. Par quote-part on entend la part de ce que paie l’assuré des frais une fois la franchise dépassée (médecins, médicaments, hôpital, etc.). La quote-part s’élève actuellement à 10 %. Elle est limitée à un maximum de 700 francs par année. Santésuisse propose de la faire passer à 20 % et de porter le plafond annuel à 1200 francs.

Dans le modèle C, il est envisagé de réduire ces montants, afin de stimuler l’adhésion à des réseaux. Dès lors, l’augmentation se concentrera sur le modèle B.

8° Dans les deux modèles, il est prévu de ne pas modifier l’éventail des franchises. Pour un adulte, la franchise minimum resterait à 300 francs par an; la franchise maximum se situe à hauteur de 2500 francs.

En fait, santésuisse veut tendre à ce que le nombre d’assurés «choisissant» une franchise élevée augmente. Com­ment ? Actuellement, pour éviter une «désolidarisation» trop grande, les caisses maladie ne peuvent pas fixer selon leur bon vouloir les primes pour les franchises élevées, c’est-à-dire que la baisse de la prime est dans ce cas relativement limitée. Cette règle a été introduite pour éviter qu’il soit préférable de choisir la franchise la plus élevée, même pour les années au cours desquelles les frais payés par l’assuré atteignent la limite de cette franchise. Selon le principe de fixation des primes («principe actuariel», selon le modèle C), cette règle ne pourra pas être maintenue. Par conséquent «l’encouragement» à choisir des franchises les plus élevées sera plus pressant.

Ecraser une politique de santé publique

Le nombre de personnes recevant, sous une forme ou une autre, des subventions pour pouvoir payer leur assurance-maladie est élevé. Le nombre des bénéficiaires atteint environ 30 % selon l’Office fédéral de la statistique. Pour fixer ces subventions, le niveau des primes est déterminant. Si certaines formules du modèle C, en raison des contraintes qu’il va exercer sur les assurés, conduisent à une prime inférieure au modèle B, ce modèle va devenir déterminant pour fixer les montants des subventions. Cela s’ajoute aux pressions en faveur du modèle C.

Tous les éléments exposés ici indiquent la préparation, dans des délais courts, de la mise en place d’une pluralité d’assurances maladie. Cela créera un terrain idéal pour faire prospérer les bonnes affaires des grandes caisses – avec un oligopole privé qui se renforcera – qui ne cesseront de se présenter comme subissant les «effets des coûts de la santé». Un système de santé dont elles auront pris le commandement, en extrayant le maximum de revenus des assurés.

La LAMal a préparé la voie. Dans les mois à venir, une partie de la gauche va devoir la défendre en présentant, de manière biaisée et exagérée, ses traits progressistes: «solidarité», prime unique, un seul type d’assurance. Une défense qui prendra la forme d’un enterrement.

En date du 22 août 2008, santésuisse écrivait: «Tous les projets de réformes visant à concilier l’Etat et le marché ont échoué jusqu’à présent pour des raisons idéologiques. Le choix de chaque assuré en faveur du modèle de base ou d’un modèle de coopération permet au final de tester deux systèmes d’assurance de base qui reprennent les principaux éléments des propositions de réformes faites jusque-là.»

Dans le style idéologique de Comparis, santésuisse présente ces projets sous la forme d’un test, qui permettra d’élire le meilleur. Pour qui ? La réponse ne semble pas devoir être donnée, tant il est évident que tout conduira à l’adaptation très majoritaire, dans les faits, du modèle C. Cela aboutit à écraser une politique effectivement publique de la santé et de l’assurance-maladie. n

 

L’«aléa moral» (moral hazard) et la sélection adverse

En économie néoclassique, le concept de «risque moral» ou d’aléa moral (moral hazard) désigne ce qui est conçu comme une conséquence inévitable de l’existence d’un contrat d’assurance (couvrant, par exemple, les dépenses de soins de santé). La personne assurée modifierait son comportement précisément parce qu’elle est assurée. Par exem­ple, une personne assurée contre le vol serait moins attentive à protéger ses biens. Dans le domaine de la maladie, une personne renoncerait à des mesures de prévention ou n’hésiterait pas à multiplier les consultations et les examens, puisqu’elle n’a pas à en assumer la charge financière.

Ce comportement a pour conséquence, toujours selon la théorie néoclassique, une perte d’efficience dans l’allocation des ressources (on consomme plus de soins que nécessaire) et donc une perte de «bien-être» pour la société.

L’utilisation de ce concept dans le domaine de l’assurance de soins pose au moins un problème: l’assurance-maladie couvre la perte de revenu découlant du recours aux soins (je dois payer pour me faire soigner) et non l’atteinte à la santé qui n’est guère assurable. Affirmer que quelqu’un met volontairement sa santé en danger parce qu’il est couvert par une assurance de soins pose donc problème, même à un économiste néoclassique.

Qu’à cela ne tienne: «la théorie», puisque c’est ainsi que les néoclassiques parlent de leur idéologie, a introduit la distinction entre aléa moral ex ante et ex post. L’aléa moral ex ante désigne le comportement induit par la couverture d’assurance et qui tend à provoquer un sinistre: la personne qui laisse traîner dans l’espace public son iPod parce qu’il est assuré contre le vol. L’aléa moral ex post désigne le fait qu’une fois un sinistre intervenu, on cherche à obtenir davantage de prestations parce qu’on est assuré. C’est ce cas de figure que les néoclassiques appliquent de préférence au domaine de la santé. La personne à qui l’on diagnostique un cancer demanderait à bénéficier des soins les plus sophistiqués, même s’ils sont sans rapport avec son budget et même si leur rapport coût-efficacité (combien de francs faut-il dépenser pour gagner une année de vie) est «mauvais». Dans le domaine de la santé, cet aléa moral jouerait également dans la relation entre le «producteur de soins», le médecin, et l’assureur. Puisque le médecin est certain d’être remboursé (l’assurance est réputée solvable), il n’hésite pas à multiplier les examens et à accéder à toutes les demandes du patient.

Aléa moral et sélection adverse

Dans la théorie néoclassique de l’assurance, l’aléa moral se combine avec un second phénomène: la sélection adverse. Le point de départ est la suivant: en théorie, l’assureur ne connaît pas la situation précise de chaque assuré (s’il est en bonne santé ou non, s’il a des pratiques à risque (fumer, boire) ou pas. Il ne connaît que le risque moyen (l’année dernière, les dépenses de santé par habitant se sont élevées à x centaines de francs). Il est donc amené à proposer une prime moyenne aux personnes souhaitant s’assurer.

Que va-t-il se passer alors selon les économistes néoclassiques, qui raisonnent par rapport à un univers d’assurance privée et non obligatoire ? Prenons une personne en bonne santé: la prime moyenne demandée est supérieure aux dépenses de santé auxquelles elle s’attend. Pourquoi s’assurer ? A l’inverse, pour une personne en mauvaise santé, la prime est nettement inférieure aux frais auxquels elle s’attend devoir faire face. Elle cherchera donc à obtenir une couverture maximale. Résultat: les mauvais risques se sur-assurent, les bons sont sous-assurés et l’assureur est mis en difficulté économique: sa prime moyenne ne correspond plus aux dépen­ses effectives assurées, conséquence de la sélection adverse générée par la couverture assurance. Le marché de l’assurance ne fonctionne pas: il y a sous-assurance d’un côté, avec risque de difficultés économiques (en cas d’accident de santé) et de recours insuffisant aux soins; sur-assurance de l’autre, avec surconsommation. A nouveau, pour la théorie, il en découle une perte d’efficience et de bien-être pour la société.

Que propose la théorie néoclassique pour faire face à ces deux difficultés ?

La réponse classique à l’aléa moral est d’augmenter la participation financière de l’assuré aux dépenses qu’il occasionne. Pour les soins de santé, c’est l’introduction d’une franchise, d’une participation (10 %, 20 % de chaque dépense). Cette participation est censée rendre l’as­suré «conscient» des dépen­ses qu’il occasionne et elle doit l’inciter à ne consommer que les soins et biens de santé dont il a vraiment besoin. Les réglementations définissant de manière limitative les prestations assurées (par exemple: x séances de psychothérapie doivent suffire pour traiter un patient et elles sont donc les seules à être remboursées) sont censées avoir le même effet, sur le patient comme sur le fournisseur de soins. En poussant la logique jusqu’au bout dans le volet des relations entre assureurs et fournisseurs de soins, on aboutit aux réseaux de soins intégrés (type HMO), fusionnant assurance et prestataire de soins. Dans ce cas, le risque d’aléa moral du fournisseur de soins est censé être éliminé puisqu’il ne fait plus qu’un avec l’assureur (dont il est salarié et dont il doit suivre les directives).

La réponse à la sélection adverse peut se déployer dans deux directions. Premièrement, il faut combler le «déficit» d’information des assureurs et, deuxièmement, leur permettre de proposer des contrats aussi différenciés que possible, «collant» au risque spécifique de chaque assuré. C’est ce qui se fait par exemple dans le domaine de l’assurance auto: le profil de l’automobiliste est toujours plus détaillé (âge, sexe, nationalité (!), type de véhicule, type d’utilisation, kilométrage, antécédents) et il détermine les primes, qui varient fortement d’un profil à l’autre. La sélection adverse est donc un argument justifiant la «transparence», c’est-à-dire la capacité des assureurs à recueillir un maximum d’informations sur les assurés, au mépris si nécessaire des règles de protection des données et du secret médical (comme dans le cas de l’AI).

La sélection adverse est aussi ce qui fonde la politique d’offre d’assurances différenciées (avec une franchise plus ou moins grande, avec ou sans des contraintes comme le médecin de famille): ces différentes possibilités sont censées amener les assurés à dévoiler par leur choix ce qu’ils savent de leurs risques: une personne en bonne santé prendra une franchise élevée; une personne atteinte dans sa santé ne voudra pas d’un système «médecin de famille» la privant d’un accès libre à des spécialistes.

Mais que se passe-t-il dans le cas d’une assurance obligatoire, avec une prime unique (par assurance dans une région donnée), comme l’assurance-maladie en Suisse ? On a, par rapport à la théorie, une inversion des rôles. Les assureurs ont à coup sûr une meilleure connaissance (épidémiologi­que) des risques de leurs assurés, grâce aux formidables bases de données constituées, que les assurés eux-mêmes. Et ils en font un instrument de «sélection des risques» très efficace (par exemple en proposant des produits d’assurance (accessibles uniquement par Internet pour ne prendre que ce cas) censés capter un profil de risque particulier (jeunes) et écarter les profils non désirés.

La réponse théorique à ce phénomène réside alors dans la mise en place d’un mécanisme de compensation des risques entre assureurs, censé être suffisamment précis pour enlever tout intérêt à ces phénomènes de sélection. Cela devrait permettre de supprimer la concurrence «malsaine» entre assureurs (sélections des risques) et les obliger à se concentrer sur la concurrence «saine»­: être l’assurance la plus efficiente dans sa gestion et dans ses rapports avec les prestataires de soins.

On voit comment cette prétendue théorie à pour fonction de justifier la politique des assurances.

(7 décembre 2008)

 
         
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