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Europe: fumette suisse et réalité hollandaise…
 
   

Un huitième conseiller fédéral: Bolkestein!

Charles-André Udry

Le paquet fédéral –pseudo libre circulation et mesures d’accompagnement inconsistantes– pourrait être vendu dans un coffee shop d’Amsterdam par le duo Frits (Bolkestein) et Joseph (Deiss)… tant le rêve suscité s’évanouira, vite.

Un étrange pays. Lequel? Celui formé par quelques districts des médias de l’Helvétie de langue française. Une objection faite à une directive de l’Union européenne (UE), une contestation de la validité sociale d’un accord entre l’UE et la Suisse –un des trois pays du monde (développé) les plus ouverts aux migrations, certes à cause des intérêts de ses «entrepreneurs»– vouent les contradicteurs aux gémonies des commentateurs.

En France, qui oserait prétendre qu’un Laurent Fabius, un Arnaud Montebourg ou un économiste vertueux et pro-européen tel Jacques Généreux –parce qu’ils sont tous pour le Non à la Constitution européenne– sont acoquinés à un fascistoïde à la Le Pen, à un souverainiste à la Philippe de Villiers ou à un «mage en théorie néo-classique», tel Pascal Salin? Personne. Le débat démocratique n’est pas (encore?) soumis à l’infra-ligne-rouge eurobéate dans l’Hexagone.

Les eurobéats de Suisse française manifestent une méconnaissance (ou une ingénuité) sur les développements effectifs de la construction politico-institutionnelle de l’UE, au moins après le traité de Maastricht [1]

Ces évolutions conduisent le mesuré Jacques Généreux à écrire: «On sait aujourd’hui, treize ans après le traité de Maastricht, qui a gagné la bataille: le piège européen s’est refermé sur les socialistes et non sur les libéraux. La flexibilité et la précarité du travail, la soumission aux règles de la libre concurrence, la baisse des impôts, la privatisation des biens publics, les délocalisations, l’ouverture des services publics à la concurrence et les licenciements boursiers vont bon train.» [2]

Après treize ans, les intrépides europhiles «romands» n’ont pas encore réussi à s’en apercevoir. Mais cela ne leur pose pas de problèmes. Ils sont à la pointe de la modernité social-libérale et visent à gagner le concours –honoré par on ne sait quelle médaille chocolatée– de la médiocratie de l’(in)suffisance.

Bolkestein interpelle…

Le Conseil fédéral – pressurisé dans sa cabine d’où il constate la montée en faveur d’un possible rejet du paquet frelaté de ladite libre circulation et des mesures d’accompagnement inconsistantes – devrait raisonner. Et le pays médiatique va résonner d’annonces publicitaires controuvées confortant le chiffre d’affaires des principaux groupes de presse.

Le syndicaliste d’UNIA et conseiller national social-démocrate du Jura, Jean-Claude Rennwald, est bien intentionné. Avec dynamisme, il va interpeller l’exécutif fédéral. Aucune interpellation ou «petites questions» n’est de trop au Conseil national, comme le savait Jean Ziegler. Rennwald va pousser l’audace –pour faire glisser un Oui semi-honteux au paquet fédéral– jusqu’à interroger le Conseil fédéral: «Il faut qu’il [Conseil fédéral] clarifie assez vite, avant le référendum [soumis au vote] de septembre, les inquiétudes que cette affaire soulève dans le cadre de la libre circulation des personnes.» (Le Temps, 17 mars 2005)

La journaliste qui a recueilli cette révélation précise que «l’affaire» en question a trait au tollé qui – enfin – a été suscité par ladite directive du commissaire hollandais de l’UE: le plus que néo-libéral Frits Bolkestein [3].

La substance de cette directive se retrouve dans la Constitution européenne. La directive Bolkestein, grosse de 87 pages, a été peaufinée avec l’assentiment du social-libéral Pascal Lamy (ex-commissaire européen) et de Michel Barnier de l’UMP (Union pour un mouvement populaire de Chirac), lui aussi ex-commissaire et actuel ministre des Affaires étrangères.

Cette anecdote fait sourire ceux qui voient Chirac faire montre de détermination en se hissant sur le bord d’une tranchée, pour soldats de plomb, et menacer la Commission européenne du Portugais ultra-libéral (et ex-maoïste) José Manuel Barroso. Ce dernier, tranquille, défend l’orientation d’une «libre circulation des personnes et des services… pour protéger l’intérêt général de l’Europe» [4]

Barroso, lui, est calé sur les fondations d’une Constitution que Chirac et Hollande, le patron du PS, supportent. En effet, l’article III-144 du futur Traité constitutionnel précise: «les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union sont interdites».

Le PPO n’est pas du chite hollandais

Vous nous direz: de quoi parle-t-il vraiment ce Bolkestein? Sa directive, n’est-ce pas du batave? Traduisons en français. Cette directive est née en mars 2000, à l’époque de la présidence Chirac et du premier ministre «socialiste» Lionel Jospin, pour la situer dans le temps et l’espace.

L’objectif: faire que les services qui constituent 70% du PNB [5] européen deviennent un nouveau et vaste champ d’investissements pour le grand capital privé concentré ainsi qu’un terrain plus accessible à la mise en concurrence féroce des salarié·e·s.

Pour cela, il fallait concocter une notion, la tirant par les cheveux du droit ancien: «le principe du pays d’origine» (PPO). Le dorénavant PPO est au dumping social et salarial ce que l’EPO est au cyclisme… de compétition.

Ce principe est facile à saisir: c’est le droit du pays d’origine du prestataire de services qui s’applique. Ce n’est pas le droit du pays où est rendu le service et où il est facturé qui s’impose.

Ainsi, si une entreprise polonaise ou lettone vient en France –et ce cas de figure s’accentuera avec les accords bilatéraux entre la Suisse et l’UE–, elle propose ses «services» sans autres contraintes administratives et juridiques que celles existant en Pologne. Donc avec la sécurité sociale et le droit du travail polonais.

Le salaire minimum français devrait être en principe payé, mais sans les charges sociales françaises. Toutefois, un flou artistique, digne des meilleures écoles picturales hollandaises, règne sur la règle qui prévaudra: une crainte justifiée existe que la directive de 1996 sur les «travailleurs détachés» (un travailleur «fourni» par Adecco est soumis au droit du travail français) soit noyée par la directive Bolkestein, malgré son article 17.

Entre nous, l’application de ces articles est le résultat de rapports de force. Actuellement, il n’y a pas photo pour savoir laquelle des deux «règles» va s’imposer. Quant au salaire minimum, il existe en France, en Suisse c’est un fantôme. L’avenir s’annonce cauchemardesque.

Dumping juridique

Le quotidien financier français Les Echos –petit frère du Financial Times britannique– met les cartes sur table: «…il y aura une mise en concurrence à la hussarde des sociétés de services» (16 mars 2005). Et Les Echos –dont le titre est coupé sur mesure pour des avocats– s’inquiète de ce qu’il appelle le «dumping juridique» [6].

Il s’en explique sans détours: «Une entreprise française qui fournit des services en Pologne et en Allemagne pourrait être jugée dans ces deux pays selon la loi française, mais selon une interprétation et une jurisprudence propres à ces deux pays. Il y a là un risque, selon les juristes, de «dumping juridique» alimenté par la compétition entre Etats membres pour attirer des entreprises à la recherche d’un droit moins protecteur. Sans compter l’insécurité juridique liée à l’interdiction faite en France à l’autorité judiciaire d’appliquer la loi pénale française à un prestataire étranger.»

Autrement dit, le constructeur polonais pourrait échapper à toutes sanctions… ce qui est quasi déjà le cas en Suisse après plusieurs «abus manifestes et répétés» concernant les salaires versés à un travailleur ou à une travailleuse. Et lorsque l’on connaît la jurisprudence helvétique en matière de droit du travail ou d’assurances sociales, la compétition ne sera pas trop inéquitable entre la Suisse et les nouveaux entrants de l’UE à 25.

Vous parlez de services?

Lorsque l’on cite les «prestations de services», la dimension du champ socio-économique couvert par cette expression apparaît imprécise. Or, il faut savoir que l’exportation de services concerne aussi bien la construction, le nettoyage, la maintenance, l’intérim (les affaires florissantes des Manpower et des Adecco qui s’envolent sous l’effet des sous-traitances en cascade), le tourisme, l’emballage que le conseil juridique ou fiscal. Dans l’UE à 15, l’Espagne et la Grèce sont les plus gros exportateurs nets de services, ce qui donne une indication sur leur contenu effectif.

Dans tous ces métiers s’opèrent de vastes concentrations. Des transnationales du nettoyage se mettent en place, au même titre que celles de l’emballage (par exemple, Bunzl, qui contrôlait l’entreprise Filtrona à Crissier, Vaud). L’on se trouve donc face à un bouleversement de toute une aire de l’économie capitaliste où va s’imposer ce que l’on a connu dans l’industrie, la banque ou les assurances.

Et, dans ces «métiers», sont employés des salarié·e·s souvent précarisés, à bas salaires, immigré·e·s, et même des «sans-papiers». La concurrence «à la hussarde», pour reprendre la formule bien française des Echos, aboutira à une forte compression des salaires. En effet, les donneurs d’ordre louant les services de ce type d’entreprises liment les coûts au maximum. Il en résulte une sorte de paradigme de la mise en concurrence des salarié·e·s.

Dresser des salarié·e·s contre leurs «doubles»

Le trait le plus réactionnaire de la directive Bolkestein et de l’article III-144 du Traité constitutionnel peut se résumer de la sorte. Le patronat européen et extra-européen va susciter dans chaque pays une méfiance des Français et immigré·e·s salarié·e·s travaillant en France, des Allemands et immigrés travaillant en Allemagne, des Suisses et immigrés travaillant en Suisse… une méfiance contre l’autre: l’immigré·e polonais·e, tchèque ou letton·e. Celle et celui embarqué dans une entreprise «compétitive» de services, qui viendra en France, en Allemagne ou en Suisse «vendre ses services à des prix imbattables».

Au travers de ces mécanismes et de ces politiques de démantèlement des droits sociaux et du travail, le patronat dresse les salarié·e·s les uns contre les autres, dans chaque pays comme au sein d’une Europe présentée, de manière falsifiée, comme devant constituer dans le futur «une nouvelle grande fraternité-sororité». Pourvu qu’elle n’existe qu’en-deçà du mur de Schengen.

Et déjà, certaines entreprises de services allemandes créent leurs filiales en Pologne ou en Hongrie pour organiser une «libre prestation de services» en Allemagne, mais venant de Hongrie ou de Pologne. Les Helvètes les imitent déjà.

Le Capital et les capitalistes ont toujours cherché à diviser les salarié·e·s et à stimuler des oppositions, parmi lesquelles celles à profil xénophobe.

Seule une harmonisation des droits et des normes vers le haut, mettant en question le droit patronal et l’autocratie de la propriété privée, peut construire un réseau de solidarité entre l’ensemble des salarié·e·s d’Europe, et de plus loin. Pour cela, mobilisations sociales et droits doivent se marier. C’est tout l’enjeu de la bataille référendaire contre le paquet à potentiel xénophobe du Conseil fédéral qui sera soumis au vote en septembre 2005.


1.
Traité de Maastricht: ses conditions d’adoption ont été conclues, en octobre 1991, dans cette petite ville des Pays-Bas. Le pays est indiqué ici pour assurer une information à la ministre des Affaires étrangères suisse: la social-indéfinie Micheline Calmy-Rey. Elle ne savait pas que Schengen se situait au Luxembourg, lorsqu’elle glosait le 9 mars 2005 dans la salle portant le nom de Berlin (Allemagne!), se situant dans l’imposant Comptoir suisse (Lausanne). En juillet 1992, les ministres des Affaires étrangères signaient le traité, qui fut ratifié par différents pays.

2. Jacques Généreux, Manuel critique du parfait européen, Seuil, 2005, p. 29.

3. Voir La brèche, No 5, octobre 2004, et la brochure du Comité référendaire «Non au dumping salarial et social – Pour une libre circulation des salarié·e·s adossée à de véritables droits sociaux et syndicaux», février 2005, p.30.

4. Le Figaro du 15 mars 2005. Le quotidien de Dassault titre: «José Manuel Barroso veut la libéralisation des services» et le titre de l’encadré ne manque pas d’ironie: «Le monde politique français en émoi». Certes, la victoire possible du Non à la Constitution a de quoi susciter quelques tracas.

5. Le Produit national brut (PNB) est égal au PIB (Produit intérieur brut) plus les revenus du travail et de la propriété reçus du reste du monde, moins les revenus analogues (par exemple les profits d’un holding américain sis à Zoug et versés au Bahamas ou des remises de travailleurs immigrés en Turquie) versés au reste du monde.

Le PIB peut, parmi différentes définitions possibles, être saisi: c’est la somme des valeurs ajoutées produites par les branches économiques d’un pays, plus la TVA (impôt indirect) et les droits de douane. En effet, la valeur ajoutée est mesurée, dans la comptabilité nationale, hors taxes alors que l’on veut obtenir avec le PIB un agrégat (une grandeur synthétique) aux prix du marché (donc on ajoute l’impôt qu’est la TVA).

6. Le terme dumping est utilisé comme une métaphore pour une guerre économique. Au sens le plus étroit, c’est une pratique de concurrence agressive et «déloyale» (!) dans le commerce international. Dans le contexte actuel, il s’agit d’un abaissement, de fait ou juridiquement et réglementairement «accepté», des droits sociaux ou salariaux ou de la fiscalité pour «attirer» des capitaux ou «être compétitif», c’est-à-dire assurer la rentabilité la meilleure des investissements.