labreche  

 

         
Interview
homeR
 

L’Irak d’après les élections

La situation en Irak a empiré après les élections de janvier: violence accrue, tensions exacerbées entre Arabes sunnites et Arabes chiites. Et Washington maintient son objectif de s’installer sur le long terme. Un entretien avec Gilbert Achcar * pour faire le point.

La situation en Irak après les élections de janvier 2005 ressemble beaucoup à celle d’avant: nombreux attentats, multiplication des actions de résistance armée, opérations militaires massives des troupes d’occupation…

Gilbert Achcar – En réalité, la situation a empiré. Le degré de violence a crû et les crispations entre Arabes chiites et Arabes sunnites évoluent dangereusement.

Les élections ont cependant marqué un tournant important. Elles ont permis qu’émerge un gouvernement irakien un tant soit peu légitime, car issu d’un processus électoral durant lequel, malgré les conditions de son déroulement, une majorité des Irakiens s’est exprimée.

Cela aurait pu ouvrir la voie à une amélioration des conditions dans le pays. Mais un blocage politique a suivi ces élections. Le délai a été très long jusqu’à la première réunion de l’assemblée élue et à la formation d’un gouvernement. Dans le mois suivant les élections, le niveau d’insécurité avait fortement baissé, mais avec le blocage, la situation s’est à nouveau dégradée.

Ce blocage a été provoqué, pour l’essentiel, par les pressions des Etats-Unis, exercées au travers de l’Alliance kurde – qui a par ailleurs ses exigences propres. Les règles du jeu imposées par le proconsul Paul Bremer – toutes les décisions importantes exigent une majorité des deux tiers, ce qui donne le pouvoir à la minorité (kurde) de bloquer la majorité (chiite) – ont permis à l’Alliance kurde de tenter d’imposer, durant plusieurs mois, une participation au nouveau gouvernement du bloc dirigé par Allaoui, l’ancien premier ministre choisi par l’occupant et le grand perdant des élections de janvier.

Ce n’est qu’après que le côté chiite ait menacé de renouer avec les manifestations de masse et de rejeter la loi Bremer que la formation d’un gouvernement a été possible – sans la participation du bloc d’Allaoui.

Ce blocage a contribué à créer les conditions pour une aggravation des tensions confessionnelles et ethniques. Les Arabes sunnites ont le sentiment d’être marginalisés. Cela est d’autant plus grave que les actions armées sont essentiellement le fait de sunnites et qu’elles ont lieu dans les régions à majorité sunnite. Ceux qui mènent ces actions ont vu dans cette situation un encouragement à intensifier leurs opérations.

Plusieurs personnalités sunnites ou chiites ont été assassinées ces dernières semaines. Est-ce un nouveau pas de franchi dans l’affrontement entre groupes de ces deux communautés?

Difficile à dire. Il y a aussi une dimension de vendetta tribale dans les violences. Très récemment, des dirigeants irakiens ont déclaré que d’aucuns cherchent à mettre le feu aux poudres en assassinant des personnes des deux bords, afin de faire monter la tension confessionnelle. Ce n’est pas impossible. Depuis le début de l’occupation, on peut se demander si les attentats confessionnels, qui ont commencé très tôt si l’on pense aux attentats anti-chiites, sont l’expression authentique d’un fanatisme anti-chiite ou de la volonté de créer une forte tension confessionnelle et de pousser les chiites à riposter, afin que la situation se dégrade. Beaucoup d’Irakiens soupçonnent Washington d’accroître délibérément le risque de guerre civile afin de justifier le prolongement de sa présence. D’autres sont persuadés qu’Israël et ses alliés aux Etats-Unis poussent à la partition du pays. Mais en tout état de cause, la politique suivie depuis le début de l’occupation a fortement accru les tensions entre communautés.

Cela dit, il y a un sursaut de la part des forces religieuses, plus ou moins intégristes et non terroristes, des deux bords, pour essayer de circonscrire ce risque. Du côté sunnite, c’est d’abord l’Association des ulémas, considérée comme le porte-parole politico-religieux de ce qu’elle-même appelle la résistance honorable – l’Association fait une distinction nette entre les actions contre les troupes d’occupation et les actions qu’elle qualifie de «terroristes» contre des Irakiens ou des étrangers non liés aux opérations militaires. Il y a aussi, du côté sunnite, le Parti islamique, branche irakienne du mouvement des Frères musulmans. Du côté chiite, cela comprend les principales organisations de l’Alliance unifiée irakienne qui a gagné les élections, le Conseil suprême de la révolution islamique (CSRII) et Daawa, ainsi que Moqtada Al Sadr. Ce dernier joue un rôle assez positif pour combattre le danger de glissement vers une situation de guerre civile interconfessionnelle. Toutes ces forces poussent au dialogue et au dépassement des tensions.

Comment ces démarches, qui ont une dimension de reconstruction et de réaffirmation d’une réalité nationale, se combinent-elles, pour les forces associées au gouvernement, avec le maintien d’une présence massive des troupes d’occupation?

On retrouve cette contradiction dans le personnage de l’ayatollah Al-Sistani lui-même. Il a empêché l’occupant d’imposer des institutions désignées par ce dernier. Il joue un rôle crucial dans le fait que les forces chiites ne se soient pas laissées entraîner, pour l’heure, dans une dynamique de représailles. Il veut absolument préserver l’unité du pays et il est très conscient du fait que des tensions interconfessionnelles aggravées ne profiteraient qu’à Washington, en prolongeant l’occupation.

Mais, en même temps, Sistani et ses alliés au gouvernement pensent tirer avantage de la présence militaire américaine pour consolider un appareil d’Etat aujourd’hui encore faible, le purger des éléments baathistes réintroduits par Allaoui et venir à bout d’une guérilla qui a d’énormes moyens, en particulier les services baathistes de l’ancienne dictature qui constituent l’ennemi principal des forces chiites. Ils pensent ainsi réunir les conditions leur permettant ensuite de demander aux Etats-Unis de se retirer, ce qu’ils espèrent pouvoir faire au cours de l’année prochaine. D’ici là, le processus constituant devrait aboutir à une constitution ratifiée par référendum; de nouvelles élections, avec la participation de toutes les provinces cette fois-ci, permettraient la formation d’un gouvernement suffisamment fort pour se passer de la présence des Etats-Unis.

Je pense qu’ils font un mauvais calcul. Sans troupes d’occupation, leur position serait plus forte vis-à-vis des réseaux terroristes. L’Association des ulémas sunnites n’a pas cessé de dire qu’elle appellerait à l’arrêt de toute opération armée dès qu’un calendrier de retrait des troupes d’occupation (à court terme, s’entend) serait annoncé.

Récemment, un conseiller du nouveau premier ministre Ibrahim Al-Jaafari a comparé la situation de l’Irak à celle de l’Algérie des années 90. Son argument: en Algérie, il n’y a pas d’occupation ni de division confessionnelle, et pourtant les réseaux terroristes ont fait des milliers de victimes et continuent à sévir. C’est vrai qu’il y a une ressemblance entre les réseaux agissant en Irak en ciblant les civils et les réseaux fanatiques d’Algérie. Mais il est évident que, dans ce dernier pays, la dictature militaire a une responsabilité majeure dans le fait que de tels réseaux aient pu exister et agir comme ils l’ont fait (sans parler des exactions massives commises par les forces armées algériennes). En comparaison, l’occupation étrangère en Irak a une responsabilité bien plus grande encore dans la création des conditions politiques qui permettent aux fanatiques d’agir. L’exigence claire et nette par l’Alliance unifiée irakienne d’un calendrier de retrait des troupes américaines, qui figurait dans son programme, créerait un cadre politique bien meilleur pour l’avenir du pays.

Quelle est, dans ce contexte, la stratégie des Etats-Unis?

Le projet des Etats-Unis est de s’établir en Irak sur le long terme. Pas dans les villes pour y faire la police: ils comptaient pour cela sur un appareil d’Etat soumis à Washington. Mais en établissant des bases permanentes dans le pays à proximité des zones pétrolières, comme au Qatar ou en Arabie Saoudite, disposant ainsi d’un levier de contrôle sur le gouvernement et sur le pétrole.

Par rapport à cet objectif, les Etats-Unis ont subi une succession de revers. Ils ont dû céder face à Sistani et aux masses chiites et accepter l’organisation d’élections. Ils se retrouvent avec un gouvernement sur lequel ils font pression, mais qui n’est pas leur gouvernement comme l’était celui d’Allaoui.

Dans cette situation, l’administration Bush pratique un jeu très machiavélique. Elle est dans une large mesure responsable du climat de tension confessionnelle. Elle a joué ce jeu depuis le début de l’occupation, selon le principe «diviser pour régner». Ses opérations militaires ont aussi aggravé le ressentiment confessionnel du côté sunnite. Et, maintenant, en bons hypocrites, ils se font les avocats des sunnites face au gouvernement à majorité chiite. Le but est qu’en plus des Kurdes, une part importante de la population arabe d’Irak finisse par leur demander de rester. Mais la population arabe, dans son ensemble, n’est pas dupe de leur duplicité ni de leur responsabilité dans ce qui se passe.

Je crois qu’à terme les forces politiques irakiennes – qui sont des forces politico-religieuses de nature intégriste – peuvent déjouer cette politique de Washington, si elles savent garder des réflexes nationaux et s’unir contre l’occupant. Elles seront alors en mesure d’exiger le retrait total des Etats-Unis du pays. Cela marquerait alors une défaite monumentale pour Washington, tant à cause de l’importance économique et stratégique du contrôle sur le pétrole, qui a motivé cette guerre, que des dépenses colossales pour la mener. En outre, cela sanctionnerait l’échec du projet d’hégémonie unipolaire construit par Washington depuis la fin de la Guerre froide. Ce projet était en particulier fondé sur la réputation d’invincibilité militaire des Etats-Unis, gagnée grâce à une succession d’opérations relativement faciles pour une armée aussi bien équipée. On peut donc s’attendre au pire de la part de Washington pour conjurer cette évolution. (25 mai 2005).

* Gilbert Achcar est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels L’Orient incandescent (Page deux, Lausanne, 2003) et Le choc des barbaries (Complexe, 2002, 10 / 18, 2004).

 

La destruction de l’Irak

Une enquête menée en 2004 par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) donne une idée de la situation de la majorité de la population irakienne.

• 23% des enfants de six mois à cinq ans souffrent de malnutrition chronique, 12% de malnutrition générale et 8% de malnutrition aiguë. Les enfants de moins de 15 ans représentent 39% de la population irakienne. Ils n’ont connu que la guerre ou l’embargo.

• Le système de santé irakien, considéré autrefois comme le meilleur du Moyen Orient, a terriblement souffert: manque de personnel, de médicaments, équipements ne fonctionnant pas, hôpitaux et centres de santé détruits. En 2004, le ministère de la santé a demandé que 2 milliards de dollars soient dégagés des fonds contrôlés par les Etats-Unis pour la santé. Il n’a reçu que 950 millions. Le taux de mortalité infantile n’a pas cessé d’augmenter depuis 15 ans. La proportion de femmes mourant en couches (93 pour 100000 naissances) est nettement plus élevée qu’en Jordanie et en Arabie Saoudite.

• Une «détérioration alarmante» est constatée pour les services jouant un rôle majeur dans les conditions de vie quotidienne: électricité, eau potable, collecte des eaux usées. Dans les régions urbaines du sud du pays, 51% de la population vit à proximité de collecteurs d’eaux usées à ciel ouvert. Seuls 54% des ménages ont accès à des sources d’eau potable «sûres et stables». Bien que 98% des ménages soient raccordés au réseau électrique, 74% dénoncent la très grande instabilité de l’approvisionnement. Un ménage sur trois compte maintenant sur des sources alternatives d’approvisionnement (générateurs partagés avec les voisins, etc.).

• Le taux d’alphabétisation des personnes de 15 à 24 ans est inférieur à celui des personnes âgées de 25 à 34 ans.

 
         
Vos commentaires     Haut de page