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Votation fédérale du 21 mai
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Non à la standardisation néolibérale de l’éducation

Philippe Martin

En février dernier, la Fondation Avenir Suisse (la «boîte à idées» des grands patrons helvétiques) annonçait que la formation et la recherche ne faisaient plus partie de ses priorités de réflexion (Tages Anzeiger, 7 février 2006). A ceux qui pouvaient s’inquiéter de cette décision, le directeur romand Xavier Comtesse adressait des propos rassurants: «Nous avons joué notre rôle, en amont, et d’autres se sont emparés de nos idées» (Le Temps, 8 février). En effet, les thèses d’Avenir suisse, comme l’augmentation massive des taxes d’études ou la soumission accrue du système de formation aux besoins des entreprises, sont reprises de plus en plus ouvertement par la classe politique. Ainsi la présidente du PDC Doris Leuthard déclarait, dans une interview parue dans la SonntagsZeitung du 1er janvier, qu’il fallait investir davantage dans les domaines de recherche qui sont créateurs de valeur pour l’économie. L’année 2006 commençait avec un signal clair. Une année qui, pour l’éditorialiste du Temps, est «une année décisive pour la place scientifique helvétique»; «Les autorités fédérales concoctent de nouvelles règles du jeu, les universités rationalisent, tant bien que mal, leur offre de formation et de recherche, et le paysage est lentement redessiné» (Le Temps, 3 février 2006). C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les articles constitutionnels qui sont soumis au vote le 21 mai, et qui constituent un élément majeur de la redéfinition du «paysage» de la formation en Suisse.

Un dispositif d’ensemble

L’arrêté fédéral modifiant les articles de la Constitution sur la formation est l’unique objet de votation au niveau fédéral. Pas moins de dix articles constitutionnels sont introduits ou modifiés. On a affaire à un dispositif d’ensemble, qui concerne tous les niveaux du système éducatif: école obligatoire, formation professionnelle, hautes écoles et formation continue. Ce «paquet» est présenté généralement comme une aimable réforme visant à «harmoniser» les systèmes scolaires. L’«harmonisation» est un mot à la mode au sein de la classe politique… du moins quand il s’agit de formation: ce n’est plus du tout le cas lorsqu’il est question de fiscalité, par exemple !

Adoptée par des parlementaires presque unanimes, la révision constitutionnelle est soutenue par l’ensemble des partis gouvernementaux, qui se battent pour s’attribuer la paternité du projet. «Cette réforme est un projet radical» a ainsi affirmé le porte-parole du Parti radical Christian Weber, alors que le secrétaire général du Parti socialiste, Thomas Christen, a assuré que «Ce projet de réforme est notre bébé» (Vision 3, No 1, janvier 2006). Les mêmes partis étaient par contre moins pressés de se battre pour prendre la tête de la campagne et y investir des fonds (Le Temps, 3 février 2006). C’est finalement le Parti socialiste qui conduit la campagne, main dans la main avec les partis bourgeois.

Ce large consensus ne doit pas empêcher d’examiner de plus près les nouvelles dispositions constitutionnelles. De quelle «harmonisation» parle-t-on ? L’existence de vingt-six systèmes scolaires différents est à n’en pas douter une aberration. Mais une école «harmonisée» n’est pas nécessairement meilleure que les vingt-six systèmes actuels.

Espace suisse de formation

Il est prévu d’inscrire dans la Constitution la notion d’«espace suisse de formation» (art. 61a), dont la Confédération et les cantons seraient conjointement responsables «par des organes communs». La Confédération pourrait ainsi déclarer que des conventions intercantonales en matière d’éducation sont de force obligatoire, et obliger d’éventuels cantons récalcitrants à y adhérer (art. 48a). Elle pourrait également, «si les efforts de coordination n’aboutissent pas», légiférer elle-même (art.62). On assiste ainsi à une consolidation de la tendance qui s’est fortement développée ces dernières années: la délégation des compétences à un nouvel échelon décisionnel, l’échelon intercantonal, qui n’est ni cantonal ni fédéral et qui échappe ainsi aux canaux habituels de la politique suisse. Ainsi, les décisions de l’«organe commun» (composé, selon la loi d’application en préparation, de 14 conseillers d’Etat et un conseiller fédéral) ne passeraient pas devant un Parlement et ne pourraient pas faire l’objet d’un référendum populaire.

Le nouvel article 62 imposerait une «harmonisation de l’instruction publique» dans les domaines suivants: «la scolarité obligatoire, l’âge d’entrée à l’école, la durée et les objectifs d’enseignement et le passage de l’un à l’autre ainsi que la reconnaissance des diplômes» (art. 62). Le projet d’Accord intercantonal HarmoS, qui a été rendu public le 16 février par la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) et qui se veut le complément des nouveaux articles constitutionnels, permet de mieux comprendre ce que recouvrent ces termes. Deux thèmes sont particulièrement préoccupants: la durée de l’enseignement et la définition de ses objectifs.

Durée de l’enseignement: une année en moins dans certains cantons !

Avec HarmoS, le début de la scolarité obligatoire serait fixé à l’âge de quatre ans (au 30 juin) au lieu de six. Cela ne modifie pas la durée totale de la formation obligatoire: les 9 années actuelles passeraient à 11 avec l’intégration des deux années d’école enfantine. La scolarité obligatoire continuerait ainsi à se terminer généralement à l’âge de 15 ans.

Dans le domaine des hautes écoles, les objectifs sont explicites: si la Confédération doit soutenir les hautes écoles cantonales, elle peut aussi «verser des contributions à d’autres domaines des hautes écoles reconnues par elle», y compris donc à des établissements privés. La libéralisation est ancrée dans la Constitution, avec la mention que la Confédération et les cantons doivent veiller «à l’égalité de traitement des institutions assumant des tâches de même nature». C’est une nouveauté grave, qui ouvre la porte des Hautes écoles aux fournisseurs privés, dans la logique de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS).

Par contre, le projet HarmoS prévoit que le degré primaire (école enfantine ou cycle élémentaire inclus) durerait 8 ans. L’accord intercantonal obligerait ainsi les cantons à faire débuter le niveau secondaire I à la fin de l’actuelle 6e année, ce qui n’est pas le cas partout (notamment dans le canton de Vaud) et ce qui n’est pas sans influence sur les structures scolaires et sur l’emploi des enseignants. D’autre part, HarmoS introduit une disposition nouvelle (art. 5): le passage au secondaire II s’effectuerait «après la 11e année de scolarité pour le secteur de la formation professionnelle et, en règle générale, après la 10e année pour les écoles de maturité» (appelées gymnases, collèges ou lycées selon les cantons). Actuellement, alors que le Règlement de reconnaissance des maturités fixe à quatre ans la durée de l’enseignement gymnasial, plusieurs cantons dispensent cet enseignement en trois ans seulement, considérant que la dernière année de la scolarité obligatoire est déjà de type gymnasial. Le projet HarmoS vise à généraliser ce principe à tous les cantons: l’«harmonisation» se fait par le bas. Les systèmes scolaires où l’enseignement de niveau maturité dure quatre ans après les neuf années de scolarité obligatoire devraient ainsi supprimer une année. Parmi les cantons francophones, Genève, Fribourg et le Valais, sont concernés. «Pourquoi ne pas ramener la formation à douze ans dans tous les cantons ?» demandait Xavier Comtesse (L’Hebdo, 9 février 2006). Voilà encore un souhait d’Avenir Suisse qui pourrait être exaucé ! Le libéral genevois Pierre Weiss estime que diminuer la durée du secondaire supérieur de quatre à trois ans permettrait de ne «pas continuer à retarder l’arrivée des jeunes sur le marché du travail» et d’économiser 25 à 40 millions de francs à Genève. Le plus consternant est toutefois de lire, toujours dans le même article de L’Hebdo, les déclarations de Jean-François Steiert, président des secrétaires généraux de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP). Selon lui, une scolarité en treize ans n’a pas une qualité supérieure à une formation de douze ans ! Il est pourtant évident qu’une réduction de la durée de formation ne peut avoir que des conséquences négatives sur le plan pédagogique, ainsi que sur le plan social (toute déscolarisation favorisant les élèves qui ont les moyens de se former ailleurs qu’à l’école).

Objectifs de l’enseignement: la soumission aux standards managériaux

La plus importante nouveauté du projet HarmoS est d’instituer des standards de formation contraignants. Deux types de standards sont prévus: des «standards de performance» fondés sur des «niveaux de compétences» dans différentes disciplines et des «standards de qualité» orientés sur les contenus et sur les conditions de réalisation. Pour l’instant la CDIP a commencé à développer le premier type de standards, visant à décrire les niveaux que les élèves doivent avoir atteints à la fin de la 2e, de la 6e et de la 9e année scolaire dans quatre disciplines (langue locale, langues étrangères, mathématiques et sciences naturelles). La mise en place de «standards de performance» pour d’autres disciplines et celle de «standards de qualité» est envisagée dans une phase ultérieure. Un système dit de «monitorage national de l’éducation» est prévu parallèlement, afin de vérifier si les standards ont été atteints. La CDIP précise que cette démarche ne vise pas seulement un objectif d’harmonisation, et qu’elle a «d’emblée souhaité que ces standards soient également mesurables, ceci dans le but de pouvoir en tirer un profit pour une évaluation du système éducatif basée sur ses performances». (Accord intercantonal sur l’harmonisation de la scolarité obligatoire: rapport explicatif, CDIP, 16 février 2006).

Les standards s’inscrivent ainsi pleinement dans une conception managériale de l’école, concevant les acquis des élèves en termes de «performances» quantifiables, et axant les attentes à l’égard du système éducatif sur des critères de mesurabilité. «On aura une échelle de progression, une sorte de PISA national» précise Olivier Maradan, secrétaire général adjoint de la CDIP (La Liberté, 17 février 2006). Avec la publication sous forme de palmarès des résultats des évaluations, comme cela a été le cas avec les études PISA, il sera possible de mettre systématiquement en concurrence les systèmes éducatifs cantonaux, voire les établissements scolaires (voir ci-dessous).

Libéralisation des Hautes écoles

Dans le domaine des Hautes écoles, les objectifs du nouvel article constitutionnel 63a sont explicites: si la Confédération doit soutenir les hautes écoles cantonales, elle peut aussi «verser des contributions à d’autres domaines des hautes écoles reconnues par elle», y compris donc à des établissements privés. La libéralisation de ce secteur est ancrée dans la Constitution, avec la mention que la Confédération et les cantons doivent veiller «à l’égalité de traitement des institutions assumant des tâches de même nature». C’est une nouveauté extrêmement grave, qui ouvre tout grand la porte des Hautes écoles aux fournisseurs privés, dans la logique de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS). Enfin, la politique de suppression de certaines Facultés ou filières serait renforcée. En effet, si la Constitution actuelle prévoit déjà que la Confédération peut subordonner son soutien à la mise en place de mesures de coordination, les nouvelles dispositions vont plus loin en subordonnant ce soutien «à la répartition des tâches entre les hautes écoles dans les domaines particulièrement onéreux».

Où sont les droits ?

Le paquet constitutionnel est axé sur des mécanismes de contrôle et de contraintes. La question de la qualité de l’éducation n’est abordée que sous l’angle trompeur de la mise en place d’instruments du type «assurance qualité». En matière de scolarité obligatoire, la disposition contenue dans la Constitution actuelle est reprise telle quelle: «les cantons pourvoient à un enseignement de base suffisant ouvert à tous les enfants» (art. 62). Cette notion d’«enseignement de base suffisant» est pour le moins minimaliste. De plus, les nouveaux articles ne contiennent rien en termes de droits d’accès à la formation post-obligatoire, accès qui est fortement remis en cause actuellement: introduction dans plusieurs cantons suisses alémaniques d’un numerus clausus pour l’entrée dans les écoles de maturité, inégalités sociales croissantes, projets de hausse des taxes d’inscription, etc. Certes, pour faire bonne figure, l’article sur les aides à la formation (bourses d’études) est quelque peu remanié, précisant que la Confédération «peut encourager l’harmonisation entre les cantons en matière d’aides à la formation et fixer les principes applicables à leur octroi» (art. 66). Mais cette disposition n’a, elle, rien de contraignant, et les autorités fédérales ne semblent d’ailleurs guère pressées de réviser la Loi sur les bourses. De même, en matière de formation continue, le nouvel article 64a se contente de prévoir que la Confédération «peut» encourager ce type de formation.

Un NON pour une véritable uniformisation

La libéralisation et la standardisation néolibérale de la formation seraient fortement renforcées avec les nouveaux articles constitutionnels. Une véritable uniformisation scolaire, avec un contenu totalement différent de ce qui est proposé, doit être revendiquée. C’est donc dans cette optique qu’un non le 21 mai s’impose.

 

Que sont la CDIP et HarmoS ?

La volonté d’une «harmonisation» scolaire entre les cantons a été présentée comme une «petite révolution». Pourtant, les collaborations intercantonales ont déjà une longue histoire, et les débats actuels ne sont que la poursuite d’un long processus. Ainsi, la Conférence des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) est fondée en 1897. En 1970, avec l’adoption du Concordat sur la coordination scolaire, la CDIP acquiert une base juridique. Ce Concordat fixe l’âge d’entrée à l’école obligatoire, la durée minimale de la scolarité obligatoire, le nombre minimum de semaine d’écoles par an ainsi que la durée de la scolarité jusqu’à l’examen de maturité. Il précise en outre que l’année scolaire commence entre la mi-août et la mi-octobre.

La CDIP édicte des accords et des règlements (notamment en matière de reconnaissance des titres) et émet des recommandations qui, sans être formellement contraignantes, influencent considérablement les politiques scolaires. Le rôle de la CDIP s’est encore renforcé depuis le début des années nonantes: «La dernière décennie aura été marquée par une dynamique concordataire intense et par un foisonnement de recommandations, réglementations, thèses, rapports, réformes pédagogiques et révisions statutaires» (Augustin Macheret, ancien Conseiller d’Etat, Bulletin de la CIIP, No 11, janvier 2003).

Parallèlement, des établissements de formation intercantonaux ont été mis en place. Dans les cantons francophones, trois institutions font figure de «modèles»: le Gymnase intercantonal de la Broye (Vaud, Fribourg), la Haute école pédagogique BEJUNE (Berne, Jura, Neuchâtel) et la Haute école spécialisée Arc (les trois mêmes cantons). A chaque fois, il s’agit d’établissements qui ne sont plus soumis aux réglementations cantonales existantes, mais basées sur un concordat (ou convention) créant de nouvelles normes, qu’il s’agisse par exemple de statut du personnel ou de droits des étudiants.

Depuis 2002, la CDIP s’est engagée dans la mise en place d’un nouvel Accord intercantonal, remplaçant le Concordat de 1970. Ce projet, baptisé HarmoS a été mis en consultation en février dernier et présenté comme «étroitement complémentaire» aux nouvelles dispositions constitutionnelles. Son adoption par la CDIP est prévue pour l’automne 2007, puis les cantons devront procéder à sa ratification. L’Accord intercantonal entrera en vigueur à partir du moment où dix cantons y auront adhéré. Parallèlement, la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) met en consultation un «Convention scolaire romande», qui doit notamment servir de base au Plan d’études cadre romand (PECARO).

 

Les standards de formation dans d’autres pays

Encore peu connus dans les pays francophones, les standards de formation sont déjà répandus dans d’autres pays. Une analyse publiée en 2005 par la CDIP retrace le développement de la notion de standards: Analyse de la littérature critique sur le développement, l’usage et l’implémentation de standards dans un système éducatif, réalisé dans le cadre du projet HarmoS de la CDIP, sous la direction de Matthis Behrens, Institut de recherche et de documentation pédagogique, mars 2005.

Quelques citations tirées de cette étude permettent de mettre en évidence d’où viennent les standards et où ils peuvent mener. Il est ainsi rappelé qu’aux Etats-Unis, «les standards tels que nous les définissons aujourd’hui apparaissent dans les années 80». Il existe dans ce pays «de nombreux travaux de recherche qui mettent en évidence des effets négatifs de cette approche, en montrant par exemple que les enseignants, au lieu d’améliorer le niveau des élèves, les drillent pour réussir aux évaluations (teach to test) afin de n’être pas pénalisés eux-mêmes».

Le recours aux standards se diffuse ensuite dans d’autres pays, notamment par le biais des organisations internationales comme l’Organisation pour la coopération et le développement (OCDE). C’est ainsi que «la Grande-Bretagne organise à partir des standards un marché scolaire (loi de 1988) avec notamment la création de league tables permettant d’évaluer la performance des écoles à partir de tests, ce qui permet aux parents de mieux choisir l’école dans laquelle seront scolarisés leurs enfants». Des discussions sur la mise en place de standards ont lieu dans plusieurs pays européens, notamment en Italie où le débat politique «promeut l’idée de standards afin de rationaliser et de maîtriser la gestion et l’évaluation du rendement des systèmes éducatifs dans une perspective de compétition internationale lancée par les grandes enquêtes du type PISA».

 
         
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