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Une renationalisation en trompe l’œil qui suscite des espoirs…

Pierre Franti

C’est avec un sens aigu de la mise en scène qu’Evo Morales a annoncé, le 1er mai dernier, la renationalisation des hydrocarbures. L’annonce a eu l’effet d’un coup de tonnerre d’autant que, chorégraphie oblige, au moment même où le président s’exprimait depuis Carapari, un site pétrolier de la région du Chaco, au sud de la Bolivie et la plus riche en hydrocarbures (cf. La brèche No 22), l’armée occupait 56 sites d’extraction et de production appartenant à des compagnies étrangères.

C’est par un décret, le «décret suprême 28701» intitulé «heroes del Chaco» –  s’identifiant ainsi à la guerre menée contre le Paraguay pour le contrôle de cette riche région durant les années trente du siècle passé  – que les privatisations et les largesses concédées par le gouvernement de Sanchez de Lozada (1993-1997) aux compagnies pétrolières transnationales ont été annulées. Celles-ci accordaient en particulier 82 % des revenus de l’exploitation du sous-sol aux multinationales, les 18 % restants allant renflouer le Trésor national.

Multinationales: mainmise totale

C’était une rupture de taille avec ce qui se pratiquait avant. Ainsi, puisque la Constitution n’admettait pas que des entreprises privées détiennent les ressources du pays, de 1985 à 1996, année de la privatisation, le secteur pétrolier avait rapporté au Trésor de la République presque quatre milliards de dollars. Depuis, ces rentrées ont fondu, alors que les principales transnationales s’implantaient dans le pays et que d’autres, qui y opéraient déjà, consolidaient leurs positions.

Parmi les plus importantes, il faut citer la présence de British Gaz et de British Petroleum, de la française Total, de la brésilienne Petrobras, de l’espagnole Repsol (une ancienne entreprise nationale argentine autogérée privatisée par la junte militaire), de Shell, Exxon et de… Enron. La découverte en 1997 d’immenses réserves de gaz plaçant la Bolivie au deuxième rang parmi les puissances gazières en Amérique du Sud juste derrière le Venezuela ne fit qu’aiguiser les appétits des multinationales.

C’est une situation qui avait suscité d’immenses révoltes populaires, d’abord contre la privatisation de l’eau, et qui avait abouti, en octobre 2003 au renversement du président Gonzales de Lozado. Le 18 juillet 2004, un referendum fut organisé sur la question des hydrocarbures: plus de 70 % des Boliviens se prononcèrent en faveur de la récupération nationale de leur propriété. C’est à la suite de ce référendum que le nouveau gouvernement a adopté, en mai 2005, une nouvelle loi sur les hydrocarbures qui, si elle augmentait les impôts sur les royalties, ne s’adaptait pas moins à leur appropriation privée par les multinationales. Cette situation a provoqué une réaction immédiate de la population en faveur de la nationalisation sans indemnités des hydrocarbures.

La tentative de dernière minute du gouvernement de présenter une loi prévoyant la répartition inverse des revenus –  82 % à l’Etat et 18 % aux multinationales  – ne trouva alors pas grâce auprès de la population qui, à la force d’une nouvelle insurrection en mai et juin 2005, chassa le gouvernement de Carlos Mesa Gisbert. C’est ce qui permit au spécialiste des mouvements indigènes Alvaro Garcia Linera d’affirmer que «jamais comme aujourd’hui [en 2005, N.D.L.R.], il n’y eut une disponibilité sociale aussi importante pour réussir à ce que les secteurs «subalternes» imposent aux élites de l’Etat des changements transcendantaux dans la structure du pouvoir et, évidemment, sur le thème des ressources naturelles».

Un décret en forme de compromis

C’est pourtant la loi du gouvernement Mesa qui refait surface aujourd’hui et qui est présentée comme la réponse aux besoins exprimés par la majorité de la population. En effet, le décret du 1er mai s’articule en trois volets. D’abord, il affirme la propriété publique sur l’ensemble des ressources du sous-sol bolivien. Mais, parallèlement, il reconnaît la propriété privée sur l’extraction et la transformation des hydrocarbures, tout en la soumettant à la commercialisation par le biais de la société nationale Yaci­mientos petroliferos bolivianos (YPFB). Il fixe enfin un délai de 180 jours aux multinationales pour adapter les contrats à la nouvelle loi.

Selon celle-ci, la répartition des revenus avec les transnationales qui produisent plus de 100 millions de pieds cubes de gaz naturel est inverse à celle prévue précédemment: 18 % des revenus leur sont attribués, les 82 % restants étant dévolus à l’Etat. Cependant, le décret reconnaît à ces mêmes compagnies le droit à un taux de profit d’au moins 25 % et donc le droit de participer à la fixation des prix des hydrocarbures, y compris pour le marché intérieur.

Quant aux autres compagnies, celles qui produisent moins de 100 millions de pieds cubiques, la part des revenus qui leur est réservée atteint les 50 %. De fait, ce n’est que la propriété des ressources du sous-sol qui est nationalisée, la fixation de leurs prix ainsi que la distribution restant en mains privées.

C’est ce qui fait dire à Carlos Rojas, le principal dirigent de la FEJUVE, la fédération des comités de quartier de El Alto (voir son interview dans La brèche, No 21) que cette mesure «n’est que l’application de la loi sur les hydrocarbures de l’ancien gouvernement de Mesa, celui qui a été renvoyé par l’insurrection des habitants de la ville de El Alto, qui se sont mobilisés en mai et juin 2005. Car cela, ce n’est pas une nationalisation parce que les mouvements sociaux ont exigé une nationalisation assortie de la confiscation des biens des multinationales et de leur expulsion du pays. Ce qu’on nous propose par contre, c’est une régularisation des contrats institutionnels avec les multinationales».

D’autres dirigeants du mouvement social, à l’instar de Jaime Solares, de la COB, la centrale ouvrière bolivienne et de Felipe Quispe de la centrale paysanne CSUTCB, se sont aussi exprimés en ce sens depuis le 1er mai, ceci d’autant que la tant attendue annonce de l‘augmentation de 20 % des salaires prévue également pour le 1er mai n’est pas venue.

Un espoir pour tout le continent…

Mais, pour juste que soit l’appréciation de Carlos Rojas, la décision de Morales a eu un impact fort différent et a suscité un immense espoir au-delà des frontières boliviennes. C’est ainsi par exemple que, au Brésil, plusieurs voix se sont élevées pour saluer le principe de la nationalisation et inviter le gouvernement de Lula non seulement à ne pas défendre les intérêts de Petrobras –  qui contrôle plus de 20 % des hydrocarbures boliviens et en assure la vente au Brésil en collaboration avec Enron  – mais à en faire de même avec les ressources naturelles du Brésil, celles de l’Amazonie en particulier.

Dans un communiqué du 2 mai, Luciana Genro, députée du Parti Socialisme et Liberté, saluait la décision bolivienne en la traitant de «décision historique de récupération pour le pays des ressources naturelles dont il a été spolié, une spoliation qui en a fait l’un des pays les plus pauvres d’Amérique» avant d’ajouter que la décision de Morales «est une mesure pour tous les latino-américains».

De son côté, Emir Sader, l’intellectuel altermondialiste brésilien bien connu, résumait la chose en ces termes: «un pays qui ne peut contrôler ses ressources peut difficilement définir ses destinées». Un autre intellectuel brésilien, Ladislaw Dowbor, professeur d’économie à l’université pontificale catholique de Saõ Paolo expliquait de son côté que «ce sont des biens [les hydrocarbures] qui sont propriété du pays et pas d’une entreprise. Depuis quelques années, il existe une forte tendance à la privatisation des ressources, pas seulement du pétrole, mais aussi de l’eau. Ainsi, [en Bolivie] à peu près un quart des dépenses des familles était consacré à l’achat de l’eau parce qu’elle avait été privatisée.» (Brasil do fato, 2 mai 2006).

… mais pas pour les multinationales et leurs laquais

Malgré une nationalisation bien timorée, la réaction des multinationales ne s’est pas fait attendre. Alors qu’elles sont soupçonnées de financer l’intense campagne publicitaire à l’intérieur du pays –  un spot télévisé toutes les dix minutes !  – qui vise à accréditer cette «renationalisation», à l’extérieur, les multinationales s’emportent.

Alors qu’Exxon s’abstient pour le moment de toute critique –  elle figure au grand étonnement de tous parmi les «petites entreprises», celles qui produisent moins de 100 millions de pieds cubes et qui bénéficient de 50 % des revenus  – ce sont Petrobras et l’espagnole Repsol –  qui contrôle 25,7 des réserves gazières du pays  – qui donnent de la voix.

Le patron de Repsol, Antoni Brufau, s’exprimant sur une radio argentine estimait pour le «déplorer» que «cette décision instaure une nouvelle relation entre les Etats et les entreprises». D’ailleurs, depuis l’arrivée à la présidence de Morales, le titre de Repsol a déjà perdu plusieurs points à la bourse de Madrid.

Pour sa part, toujours particulièrement lucide, le Financial Times (2 mai 2006) affirme que «cette décision envoie un signal extrêmement négatif à tout le marché pétrolier et gazier. C’est un signal qui met à l’ordre du jour la nationalisation, non seulement en Bolivie ou au Venezuela, mais également au Mexique et au Koweït».

Mais ce sont surtout les gouvernements respectifs qui interviennent dans le débat. Au Brésil, ce n’est pas moins qu’une réunion extraordinaire du gouvernement qui a été convoquée par Lula dans le but «de prendre des mesures contre le président bolivien».

Et depuis l’Espagne, le gouvernement Zapatero, celui qui se plaît à se présenter comme le gouvernement de la paix et des droits sociaux, n’a pas pu se priver de définir comme «inquiétantes, les mesures prises par le gouvernement bolivien» et d’exprimer «sa vive préoccupation concernant les informations venant de Bolivie au sujet du décret de nationalisation» (Le Monde, 1er mai 2006).


Le gaz bolivien

Avec 1375 milliards de mètres cubes, la Bolivie concentre les deuxièmes réserves latino-américaines de gaz après le Venezuela.

Les multinationales implantées depuis les privatisations des années 1990 sont au nombre de vingt-six. Parmi elles, les plus importantes sont Repsol (Espagne), Total (France), Exxon (Etats-Unis), British Gaz (Grande Bretagne) et Petrobras (Brésil).

La compagnie nord-américaine Enron, au centre d’un important scandale en 2001, participe avec Shell à la distribution du gaz en Bolivie –  un gazoduc de six pouces (15,24 centimètres de diamètre (cmØ) construit il y a trente ans largement insuffisant pour approvisionner des villes comme La Paz et El Alto  – et, avec la brésilienne Petrobras au gazoduc qui exporte plus d’un quart de la production gazière vers le Brésil.

Un gazoduc de 86 cmØ s’étend jusqu’à Saõ Paolo, au Brésil, avec une capacité d’exportation de 30 millions de m3 par jour. Un autre gazoduc de 20 cmØ dessert également le Brésil, tandis qu’un troisième, sur la frontière sud, va en Argentine pour une exportation de 2,35 millions de m3 par jour.

 
         
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