Brésil Dilma Rousseff et José Serra: «choisir entre deux maux». Analyse du lulisme Entretien conduit par Uirá Machado * Au début de l’année 2003, année de sa rupture avec le PT (Parti des travailleurs), le sociologue Francisco (Chico) de Oliveira, 76 ans, avait affirmé que Lula n’avait jamais été de gauche. Maintenant, le professeur émérite de l’USP [Université de São Paulo] a fait un pas de plus en affirmant que Lula, plus encore que Fernando Henrique Cardoso, était «privatisateur» à une échelle encore jamais connue au Brésil. Dans l’entretien qui suit, Oliveira, l’un des fondateurs du PT, affirme également qu’il est indifférent de voter pour Dilma Rousseff ou pour José Serra ; il analyse le rôle de Marina Silva [Partido Verde – Parti des Verts] et critique l’irruption du thème de l’avortement dans le débat politique. Ce n’est point un hasard si au cours des derniers jours de la «compétition électorale» – placée sous le signe d’une bi-polarisation anecdotique et surtout médiatisée, particulièrement lors des deux «cortèges» qui eurent lieu à Rio de Janeiro le 24 octobre, troisième circonscription électorale du Brésil – José Serra, le candidat de la «droite officielle» (PSDB), José Serra, a insisté sur un thème: «Je (Serra) ne vais pas privatiser. Je vais assurer les biens publics». Que ce genre de déclaration relève de la démagogie pure est évident. Cela d’autant plus quand l’on fait le bilan de sa gestion à Rio de Janeiro. Toutefois, ce discours indique, a contrario, la politique effective du «lulisme». Le dernier débat électoral télévisé (TV Globo) est prévu pour le vendredi 29 octobre. Les divers instituts de sondages (Ibope, Vox populi) attribuent un avantage de 12% à Dilma Rousseff. Census est le seul institut qui réduit cet avantage à 6%. (cau) Folha – Que pensez-vous du débat électoral mené à l’occasion du premier tour ? Francisco de Oliveira – A part l’horreur que les toucans [le toucan est l’emblème du PSDB] éprouvent pour les pauvres, Serra et Dilma n’ont pas de positions radicalement distinctes: les deux sont pour le développement et veulent l’industrialisation… Le champ conflictuel entre eux est réellement ténu. Ce qui signifie qu’il y a des problèmes cruciaux qu’aucun des deux ne veut aborder. Quel type de problème ? Il ne s’agit plus de prouver que l’économie brésilienne est viable. On a dépassé cela depuis longtemps. Le problème principal est celui de la distribution de la richesse, pour ne pas devoir avoir recours à des moyens palliatifs tels que la Bourse Famille (Bolsa familial). Cela n’a été abordé par aucun des deux. La politique se joue au Brésil dans des sphères où elle ne touche directement personne. Il y a un consensus très basique et apparemment sans discordances. Cela donne l’impression qu’il est indifférent de voter pour l’un ou pour l’autre… C’est vrai. Il ne s’agit que de choisir entre deux maux. Quelle est votre opinion sur l’entrée en scène des églises [évangéliques qui ont soutenu Marina Silva, elle-même membre d’un des églises évangéliques et opposée au droit à l’avortement] priant pour un vote anti-Dilma en raison des positions de celle-ci sur l’avortement ? C’est un très mauvais signal, une régression. La société brésilienne a un besoin urgent de réformes et la politique est en train d’aller dans une direction opposée, donnant lieu à un faux consensus. Le droit avortement est une question sérieuse de santé publique. Il ne sert à rien de se dérober et d’écouter les évangélistes et certains secteurs de l’Eglise Catholique. Cela ne sauve pas les femmes des problèmes que l’avortement soulève. Et que signifie l’entrée de ce thème dans le débat ? Il représente un «consensus par en bas» que l’on doit au succès économique. Ces positions conservatrices sont en train de gagner du terrain. Il y a une tendance au «tout le monde il est gentil». Dans ce contexte, personne ne veut prendre de positions considérées comme radicales. Avec le progrès économique, il y a une sorte de conformisme qui se renforce et se sédimente, les gens deviennent peureux et conservateurs C’est ce qui est en train de se passer au Brésil. Des gens de la classe C [dénomination de la classe dite moyenne] et D [… les pauvres] se trouvent être actuellement en faveur d’une sorte de «marche lente et continue vers le progrès». Ils ne veulent pas de bagarre, ils ne veulent pas de conflit, ce qui est l’œuvre des discours de Lula sur «la paix et l’amour…» [cette analyse est partagée par le sociologue de gauche P. Singer qui collabora au programme Bolsa familia]. Si les gens sont en train de devenir conservateurs, qu’est-ce qui explique la division du Brésil quand on examine les votes recueillis par Dilma et par Serra dans les différents Etats fédéraux ? Il existe effectivement une fissure. C’est vrai que la question de l’inégalité régionale est encore très marquante. Ce qui d’ailleurs est encore une question dont il n’est pas débattu. Les deux candidats ne veulent pas aborder ce thème. Derrière tout cela, il y a la vieille histoire selon laquelle São Paulo [l’Etat de São Paulo est le centre de gravité de l’économie brésilienne] serait une locomotive tirant vingt-cinq wagons vides. Cette tension existe. Ce déséquilibre va en créant le sentiment qu’il y a un côté pauvre et un côté riche. Mais le fait est qu’il y a une fracture et que celle-ci ressurgit en périodes électorales. Marina apparaît-elle comme une troisième force crédible ? Je pense que non. Son ascension n’est possible qu’en raison du manque de radicalisation des deux candidats principaux et la question de l’environnement est relativement neutre. Je n’en vois pas d’écho dans la société, si ce n’est de façon superficielle. Ce n’est pas un thème qui touche les gens au plus profond d’eux-mêmes. La vague verte n’est que passagère. Vous avez été l’un des premiers à rompre avec le PT, en 2003, et vous êtes sorti en adressant des critiques dures au président. Lula, cependant, termine son mandat en étant extrêmement populaire. A votre avis, quelle place le gouvernement Lula va-t-il occuper dans l’histoire ? Selon moi, ce que les gens liront dans le futur, c’est la chose suivante: Getúlio Vargas [président du Brésil de 1930-45] a été, de tous les points de vue, le créateur de l’Etat brésilien moderne. Il a doté l’Etat de toutes les institutions capables de créer un système économique. Alors a commencé un processus vigoureux d’industrialisation. Lula, il est bon que cela soit dit, n’est en rien comparable à Getúlio. Juscelino Kubitschek [président du Brésil de 1956-60] est celui qui a «shooté» l’industrialisation en avant, mais il n’était pas un «étatiste» dans le sens de celui qui crée des institutions. La dictature militaire a été fortement «industrialiste» et a poursuivi sur un chemin déjà ouvert en utilisant le pouvoir de l’Etat avec un aplomb que personne n’avait encore eu. Est venue ensuite une période de forte indéfinition et d’inflation hors de contrôle [fin des années 1980 et début des années 1990] Le cycle néolibéral, c’est Fernando Henrique Cardoso [FHC] et Lula qui l’ont initié. Je mets les deux dans le même panier. Sauf que Lula est en train de conduire le Brésil vers un capitalisme sans retour possible. Tout le monde pense qu’il est un partisan de l’Etat, mais c’est le contraire. Comment donc ? Lula est plus «privatisateur» que FHC. Les grandes tendances sont en train de se renforcer et il utilise, lui, le pouvoir de l’Etat pour les confirmer, non pour les infirmer. Pour l’histoire, Lula sera donc le grand consolidateur du système. Il n’est en rien un tenant de l’Etat qui s’opposerait à quoi que ce soit. C’est une illusion d’optique. Au contraire, il est «privatisateur» à une échelle que le Brésil n’a jamais encore connu. Cette vague de fusions, de concentrations et d’acquisitions que la BNDES [Banque Nationale de Développement Economique et Social – banque d’Etat] est en train de mener est clairement «privatiste». Pour le pays, pour la société, pour le citoyen, qu’est-ce que cela change que le Brésil ait la plus grande entreprise d’exportation de viandes du monde, par exemple. En termes de stratégie de développement, de répartition de la richesse et d’amélioration du bien-être de la population, cela ne veut rien dire. En 2004, vous avez attribué à Lula la défaite de Marta à la préfecture [Marta Suplicy, candidate du PT à la mairie de São Paulo, avait alors perdu contre José Serra du PSDB]. Quel est votre avis sur Lula comme «support électoral» de Dilma ? Celui-ci finit par être un élément négatif, même avec sa haute popularité. Le fait qu’existe un second tour a été un avertissement. Il y a une espèce de fatigue. Cette façon ostentatoire d’agir, cette légèreté, cela irrite profondément la «classe moyenne». Et le fait de démoraliser l’adversaire, de mépriser le débat. Lula fait toujours cela. Que pensez-vous des affirmations selon lesquelles le comportement de Lula est une menace pour la démocratie ? Je ne vois pas cela comme une menace. Mais il est vrai Lula a quelque chose d’intrinsèquement autoritaire. Dans quel sens ? Il n’écoute personne, sauf un cercle très restreint et il a peu de respect pour les institutions. Je le connais depuis les années de São Bernardo [région industrielle qui vit la naissance conjointe de la CUT et du PT]. Il a la tendance, ce qui va parfaitement bien avec le style de la politique brésilienne, à faire ses «combines» d’abord dans un groupe restreint et d’organiser ensuite une assemblée. Il a toujours agi de cette manière. Cela n’est pas un trait personnel, cela appartient à la culture brésilienne, il a été élevé là-dedans. Ce n’est pas qu’il veuille renverser la démocratie. Cela appartient à la culture politique dans laquelle il a été formé, à savoir le syndicalisme, qui est un monde très autoritaire, très semblable à la culture politique en général. Et lui se sent bien là dedans, il sait se mouvoir dans ce monde. De fait, les institutions, il n’en a rien à faire. Mais il ne menace pas directement la démocratie, il n’a pas l’étoffe d’un dictateur. Je pense que ces affirmations, au contenu politique évident, constituent une exagération et même une malveillance. Mais si l’on prend une certaine aile du PT, avec un José Dirceu par exemple, c’est plus inquiétant. Celui-ci a en effet des projets plus autoritaires. Et cette aile gagnerait-elle en force au sein du gouvernement Dilma ? Je pense que non. Parce que Lula le surveille de près. Lula ne l’aime pas [José Dirceu]. Il en a même peur, d’un point de vue politique. Dirceu a une origine politique [du courant guévariste et de la lutte armée du début des années 1970] que Lula déteste. Une origine à proprement parler politique, de gauche. Vous avez déjà dit que Lula avait tué la société civile. Que peut-il arriver avec un gouvernement Dilma ou Serra ? Y aurait-il une différence ? Les gouvernements toucans [PSDB] ont horreur du peuple. Cela n’est pas une expression exagérée. C’est une question de classe sociale. Ils n’ont pas de contact avec la réalité quotidienne du peuple. Ils ne vont pas en bus, ils n’ont pas l’expérience du quotidien de la ville. Ils ne vont même pas en métro, ce qui est incroyable. La ville est grande, il y a de la violence, ces gens le savent. Mais ils ne savent pas comment fonctionne le transport, comment sont les hôpitaux, les écoles publiques. Il y a une fracture réelle, ils ont perdu l’expérience du quotidien réel. Il y a des choses que l’on ne peut apprendre par les statistiques, seulement par l’expérience. C’est pour cela qu’ils ont toujours une manière de gouverner depuis le haut. Ils sont peu à la disposition du peuple. C’est une différence marquante par rapport à Lula. Quant à Dilma, je ne sais pas, peut-être qu’elle aussi souffre de ce mal. Mais du point de vue de l’évolution et de la fonction des mouvements sociaux, lequel des deux est-il préférable ? C’est une question difficile. Les toucans, avec cette horreur qu’ils ont du pauvre, tendent toujours à augmenter cette fracture, cette séparation. Les toucans, ils sont comme ça… (Traduction de A l’Encontre) * Cet entretien avec le sociologue Francisco (dit Chico) de Oliveira est paru dans le quotidien Folha de São Paulo, du 17 octobre 2010. (26 octobre 2010) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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