Climat

Conférence de Bali sur le climat:
premiers jugements à chaud

Daniel Tanuro

Nous publions ici une première appréciation des «résultats» issus de la Conférence sur le climat qui s’est tenue à Bali du 3 au 15 décembre 2007. Diverses appréciations existent à ce propos, au même titre que s’expriment diverses positions allant, parfois, au-delà d’une orientation dite «anti-libérale». Les questions de la propriété, du mouvement du capital avec ses effets «destructeurs» semblent, entre autres, devoir être mises plus au centre des débats (réd).

Que penser du résultat de Bali. ? Le fait que les objectifs chiffrés du GIEC (Groupe d’experts international sur l’évolution du climat) n'ont pas été repris explicitement et directement dans la feuille de route conduit certains à parler de réunion pour rien, de victoire des USA, etc. C'est le sens de la chronique de George Monbiot dans le Guardian du 17 12 2007: «we have been suckered by the US, once again.» («Nous avons été embobinés une fois de plus par les Etats-Unis»)

Cette analyse est contestable. Les médias se sont focalisés sur la question des recommandations chiffrées du GIEC et du bras de fer UE-USA concernant la référence à ces recommandations chiffrées dans la feuille de route. C'est un enjeu important, mais il peut produire un artefact. La conférence n'est pas un échec du point de vue de ses organisateurs. Elle a décidé d'élaborer un accord pour prendre le relais de Kyoto. L'intention affichée est de déboucher en 2009, à la quinzième conférence des parties (COP 15), sur un nouvel accord. Celui-ci devra fixer un «objectif de long terme» pour «renforcer la réalisation de la Convention» (UNFCCC) «dans le but de réaliser son objectif"»(empêcher une dégradation dangereuse du climat). Cela nécessitera des «réductions profondes dans les émissions globales». Le préambule souligne «l'urgence de répondre au CC comme indiqué dans le 4e rapport du GIEC». Etc.

Le compromis n'est pas à l'avantage de Bush

La feuille de route de Bali a été signée par toutes les délégations présentes. Une lecture attentive révèle que le compromis avec les Etats-Unis tourne principalement autour des points suivants:

- Il n'y a pas de référence directe aux recommandations chiffrées du GIEC dans le corps du texte, mais une référence indirecte dans le préambule (sous forme d'une note de bas de page qui renvoie aux passages précis du 4e rapport du GIEC où les recommandations chiffrées sont formulées). La victoire des USA sur ce point est largement symbolique (pas seulement symbolique, on y reviendra plus loin).

- La feuille de route maintient l'idée d'un traitement différencié des pays développés (ils devront accepter des «objectifs de réductions quantifiés») et des pays en développement (ils devront entreprendre des "actions de mitigation").

- La formule pour les pays développés («mitigation commitment OR actions») laisse une marge de manœuvre aux Etats-Unis, qui refusent les contraintes de réduction. Mais c'est une marge de manoeuvre très limitée. En effet, tout de suite après, le texte pose clairement la nécessité d'«objectifs de réduction et de limitation quantifiés des émissions». Il est précisé que ces objectifs doivent être «mesurables, rapportables et comparables». Or, c'est précisément cela que les Etats-Unis refusent depuis 10 ans.

Le compromis, en fait, n'est pas à l'avantage de Bush. Il anticipe plutôt sur le tournant prévisible de la politique climatique étatsunienne lorsque Bush sera parti. Pour l'expliquer, trois facteurs semblent devoir être pris en considération:

1° L'isolement croissant de la ligne Bush aux Etats-Unis même. Alors que la conférence s'ouvrait, le Sénat entamait la discussion de la proposition de loi Warner-Lieberman qui impose des réductions d'émissions à une série de secteurs représentant 80% de l'économie américaine. Selon une étude de Mc Kinsey commanditée par Shell et une série d'entreprises du secteur de l'électricité, les Etats-Unis peuvent réduire de moitié leurs émissions par rapport aux prévisions, d'ici 2030, pour un coût minimal, avec les technologies existantes, et en épargnant de l'argent dans 40% des cas (Business  Week, 14/12/07). De plus en plus, les grandes entreprises veulent des quotas et un plan à long terme.

2° L'isolement croissant des Etats-Unis sur la scène internationale. Le 13e jour de la conférence, non prévu au programme, a été spectaculaire de ce point de vue. L'obstruction et l'arrogance étatsunienne ont en effet provoqué  une vraie levée de boucliers, notamment des représentants des pays du Sud. Interpellé quelques jours plus tôt sur le manque de leadership américain dans la lutte pour le climat, James Connaughton, chef du Conseil du Président sur la Qualité Environnementale, avait lancé aux journalistes que «le leadership implique que les autres se mettent en file et suivent». Le représentant de la Nouvelle Guinée Papouasie a répliqué en séance plénière: «Si vous ne voulez pas diriger, laissez les autres s'en charger. S'il vous plaît, dégagez la voie.» La pression sur les Etats-Unis est devenue maximale lorsque l'UE (union européenne) a menacé de ne pas participer à la réunion des "grandes économies" proposée par Bush au G8 et convoquée à Hawaï prochainement);

Un tournant majeur: l'implication du Sud

3°) L'implication croissante du Sud, en particulier des grandes économies émergentes (Brésil, Inde, Chine, Afrique du Sud).  Le ton, de ce côté-là, a changé. Plusieurs représentants ont dit clairement leur volonté de participer à l'effort commun, mais dans le cadre de la "responsabilité différenciée". La ministre de l'environnement du Brésil:  «même si les pays en développement n'ont pas de responsabilité historique dans le changement climatique, ils doivent agir». Le représentant de la Chine: «Etant donné la gravité sans précédent, l'ampleur et la profondeur des impacts du changement climatique, il ne peut être résolu par les efforts des seuls pays développés» (Le Monde, 18/12/07). Comme le notait le Christian Science Monitor: «Dans le passé, les pays industriels passaient des accords et pour l'essentiel ils présentaient les résultats aux pays en développement. Ce n'est plus le cas. A Bali, le «Groupe des 77 plus la Chine» (qui regroupe en fait 123 pays en développement) s'est affronté durement aux USA, notamment lorsque ceux-ci ont refusé un amendement relatif aux transferts de technologie et au financement de l'adaptation (Christian Science Monitor, 17/12/07).

En toile de fond de ces évolutions, on n'insistera jamais assez sur la solidité et le poids sans précédent que l'expertise scientifique concernant le climat exerce aujourd'hui sur les décideurs politiques. Les gouvernements qui freinent (Etats-Unis, Canada, Japon, Russie, Nouvelle Zélande) ne peuvent plus arguer de l'incertitude scientifique. Il est très significatif qu'ils ne l'ont pas fait à Bali. Ces gouvernements sont dans une position inconfortable car ils n'ont plus que des considérations économiques ou géostratégiques à invoquer. En fin de compte, face à la gravité de la menace climatique, cela ne fait pas vraiment le poids, même dans un cénacle néolibéral.

Nouveaux défis, nouveaux dangers

Le jugement d'Hervé Kempf sur Bali, dans Le Monde (18/12/07) semble donc beaucoup plus proche de la réalité que celui de Monbiot: «Contrat rempli, écrit Kempf. Le schéma de l'accord planétaire qui se dessine pour Copenhague et la nouvelle attitude des pays du Sud  signifient que la balle est maintenant dans le camp des pays riches. Il ne suffit plus d'invoquer des chiffres, mais de se mettre en situation de les respecter».   En effet. On n'est plus dans la situation de blocage du dossier. Bali nous fait entrer dans une situation de transition pouvant déboucher sur une politique sensiblement nouvelle, avec de nouveaux défis et de nouveaux dangers. Il faut en tenir compte et se préparer.

Quels défis, quels dangers? Là-dessus, Hervé Kempf est muet. Par contre, George Monbiot dit vrai dans une certaine mesure quand il parle d'accord "pire que Kyoto".  Même s'il ne dit pas en quoi cet accord serait pire. On pointera trois aspects:

1° La non-mention explicite des recommandations chiffrées du GIEC n'est évidemment pas sans conséquences. Cela ménage une possibilité de chipotage. Par exemple sur la question clé de la date de référence pour les réductions d'émission. Aux Etats-Unis, la proposition de loi Warner-Lieberman avance l'objectif de 70% de réduction... mais par rapport à 2005, pas par rapport à 1990. Arnold Schwarzenegger a déjà joué ce tour de passe-passe: le plan climat californien vise 25% de réduction en 2020. par rapport au niveau des émissions en 2020 sans plan. En fait, au-delà du chiffre choc de 25%, le résultat sera inférieur à ce que la Californie aurait dû atteindre en 2012 si elle avait ratifié Kyoto. Angela Merkel, lors du sommet du G8 à Heiligendamm en juin 2007, a parlé de même de 50% sans mentionner de date de référence. Tout compte fait, l'Union Européenne n'est peut-être pas mécontente du fait que les recommandations chiffrées du GIEC ne soient pas mentionnées explicitement dans la feuille de route de Bali. La plus grande vigilance est de mise sur ce point, et sur d'autres du même genre.

2° L'accentuation de la nature libérale de la politique climatique est sensible dans les décisions et les débats de Bali. A cet égard, il faut souligner que c'est bien un nouvel accord global qui va être négocié. Un accord dans le cadre de l'UNFCCC, certes. Mais un nouvel accord. Cela signifie que certains aspects relativement positifs du protocole de Kyoto  ne constituent plus d'emblée un acquis. Toute une série de questions sont donc à nouveau ouvertes. Par exemple: l'éligibilité des projets nucléaires dans le cadre du Mécanisme de Développement Propre (MDP), l'abolition des pénalisations pour non-respect des engagements par les parties, l'additionalité du MDP par rapport aux efforts "domestiques" de réduction des émissions, etc. Il s'agit évidemment de questions extrêmement importantes.

Un exemple de remise en cause d'un garde-fou inclus dans Kyoto est d'ailleurs déjà concrétisé par les décisions de Bali. Selon Kyoto, en effet, seuls les projets de plantations nouvelles d'arbres étaient générateurs de droits d'émission dans le cadre du MDP. La conférence de Bali a décidé d'étendre ce mécanisme à la protection des forêts existantes contre la déforestation, et même contre la dégradation. L'enfer, ici, est vraiment pavé de bonnes intentions vertes. C'est ce que ne comprennent pas les associations environnementales. On ne peut évidemment que se féliciter si un coup d'arrêt était donné à la destruction de la forêt tropicale, en Amazonie, dans le Sud-Est asiatique et ailleurs. Mais on ne peut pas se réjouir si ce coup d'arrêt génère des droits d'émission tellement bon marché qu'ils permettront aux économies capitalistes développées de différer, voire d'éviter  à bon compte les efforts de réduction qu'elles devraient entreprendre. Or c'est de cela qu'il s'agit, et la protection de la forêt n'est qu'un prétexte. Selon Stern, la tonne de carbone générée par la protection des forêts existantes ne coûtera que 5 dollars (contre 10 actuellement dans le cadre du système européen d'échange de droits). La Banque Mondiale a déjà mis en place un fonds spécifique à cet effet. Face à un tel enjeu, gageons que les droits des communautés indigènes qui vivent de la forêt ne pèseront pas lourd. L'agriculture itinérante et le pâturage extensif dans les forêts claires, par exemple, risquent fort d'être considérés comme «déforestation» et «dégradation».

Dans le même ordre d'idées, des voix se sont élevées à Bali pour que l'exportation dans les pays en développement des technologies de capture et séquestration du carbone (on injecte le CO2 dans un état supercritique dans des couches géologiques profondes) soit également générateur de droits dans le cadre du MDP. Par contre, les appels pour mettre fin au scandale des droits d'émission acquis à bon compte en brûlant le HFC-23 sont restés lettre morte, de même que les demandes de révision structurelle du système MDP en général, pour mettre fin à la fraude, à la corruption et aux abus (sur le scandale du HFC-23 , lire «Truth about Kyoto: Huge Profits, Little Carbon Saved, The Guardian, 2 juin 2007»)

Lourdes menaces pour les plus pauvres

3° Un troisième défi et danger concerne les pays les plus pauvres. Ils risquent fort de faire les frais, en cas d'accord entre les gouvernements des pays développés et les classes dominantes grands pays émergents. Les discussions et les décisions relatives au «Fonds d'adaptation» sont ici très révélatrices. Mis en place à Nairobi (2006), ce fonds d'adaptation concerne les pays les moins développés (PMD, selon l'euphémisme officiel). Ces PMD sont les principales victimes du changement climatique et n'ont pas les moyens financiers, technologiques et humains de s'y adapter. A Nairobi, il avait été décidé que le fonds d'adaptation serait alimenté par un prélèvement de 2% sur les projets dans le cadre du MDP. En soi, ce mécanisme de financement est injuste, parce qu'il fait dépendre les budgets disponibles pour l'adaptation des pays les plus pauvres du volume des investissements des pays développés dans les pays émergents (où sont localisés l'immense majorité des projets MDP), et pas des besoins des populations menacées. Dans les circonstances actuelles, les budgets prévus selon ce mécanisme de financement sont insuffisants: selon les estimations de la UNFCCC (United Nations Framework Convention on Climate Change), le fonds pourrait récolter 300 millions de dollars par an d'ici 2030.

A titre de comparaison: les dégâts causés par le cyclone qui a dévasté récemment les côtes du Bangladesh se montent à 4-5 milliards de dollars. En fait, dans la logique de Nairobi, l'augmentation des moyens du fonds nécessiterait une extension du MDP. donc une remise en cause du principe d'additionalité du MDP par rapport aux mesures de réduction dans les pays développés, principe qui est inscrit dans le Protocole de Kyoto. Mais ce n'est pas tout: Bali a effet décidé que le fonds d'adaptation serait dirigé par le Fonds pour l'Environnement Mondial (FEM), et que la Banque Mondiale serait associée à sa gestion. Les PMD se sont opposés à cette décision parce que le FEM fonctionne selon le principe «un dollar une voix», ce qui signifie que les bailleurs de fonds - les pays riches - joueront un rôle déterminant dans la politique d'adaptation des pays les plus pauvres. Sur base de l'expérience des PMD avec le FEM, on peut s'attendre à ce que cette politique fasse des  dégâts au moins aussi sérieux que ceux du changement climatique.

Que déduire de tout cela ? Essentiellement deux choses:

1° Une mobilisation sociale pour le climat est plus que jamais nécessaire, à l'échelle mondiale. Les manifestations qui se sont déroulées dans divers pays le 8 décembre (et en Australie un mois auparavant) constituent un exemple et un point d'appui. Il s'agit de travailler à rassembler le front le plus large possible autour de l'idée simple que l'accord climatique en préparation doit s'inscrire intégralement dans les recommandations chiffrées du GIEC.

2° Au sein de cette mobilisation unitaire, il est de plus en plus urgent de construire un pôle anti-libéral, qui couple la question du climat à la défense de la justice sociale et à la nécessaire redistribution des richesses. Entre Nord et Sud, mais aussi au sein des sociétés du Nord et du Sud.

Deux années nous séparent de la Conférence des Parties de Copenhague, en 2009. Ce seront deux années décisives. Pour le climat et pour une alternative au néolibéralisme.

(21 décembre 2007)


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