Egypte

Jour 10: massacre sur commande

Sylvie Nony *

Avant la journée du vendredi 4 février 2011, qui peut laisser espérer une nouvelle mobilisation de masse, le clan Moubarak instaure – avec sa police en civil, sa mafia et des nervis achetés – un climat d’affrontement, de pré-guerre civile. Cela s’accompagne d’une attaque de plus en plus prononcée contre la presse internationale. La journée du 4 février pourrait être un tournant (Rédaction).

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Les rues portent la trace de ces combats: certes peu de dégâts lourds, mis à part le mobilier urbain et quelques vitrines, mais la rue Mohamed Bassiouny aura besoin d'un très gros coup de balai pour retrouver des couleurs. Il y a des gravats partout, des barricades improvisées à chaque intersection, et les jeunes qui entretiennent le quartier depuis le début des événements pour montrer que leur révolution est citoyenne ont un peu les bras qui leur en tombent, surtout après une nuit sans sommeil.

L'entrée de la place Tahrir est fermée par les palissades de tôles que l'on a vues toute la nuit sur les images d'al-Jazeera. Les contrôles sont très stricts et aucun objet contondant ne rentre sur la place. C'est d'ailleurs ainsi que, cette nuit, les insurgés se sont fait massacrer par des contre-manifestants qui eux, étaient armés de cocktails Molotov, de gourdins et d'armes blanches.

En entrant sur la place, on prend tout de suite la mesure du combat de la nuit. Les visages sont fatigués, les traits tirés et le nombre de blessés est phénoménal. Les chiffres de 500 blessés et de 6 morts qu'annonce la presse ce matin ne sont sans doute pas surfaits.

Des éclats de voix se font entendre, le ton monte autour d'un petit groupe: c'est un des baltaguiya [hommes de main du Parti de Moubarak et autres malfaiteurs manipulés par le pouvoir] qui a été arrêté par les insurgés. Quelques personnes s'énervent mais très vite on entonne "selmiya, selmiya" pour signifier qu'il n'est pas question de faire justice sur place. L'homme est amené ensuite aux militaires qui gardent toujours l'entrée de la place. J'assiste à la même scène un peu plus loin, où c'est un gradé de la sûreté nationale qui a été reconnu au moment où il s'infiltrait sur la place.

Je continue mon tour de ce qui ressemble à un vaste hôpital à ciel ouvert en certains endroits. J'avise deux femmes voilées, la soixantaine. Je leur demande si elles ont passé la nuit ici. «Bien sûr, on a tous nos jeunes qui sont là, et on est fières d'eux !»

J'arrive derrière le musée, là où les combats ont été les plus intenses cette nuit. Un campement est en train de se réveiller et là aussi, le nombre d'éclopés est impressionnant. Une infirmerie est organisée tout près pour donner les premiers soins, mais l'équipement se limite à du coton, de la bétadine, des pansements et un flacon de sérum physiologique scotché sur l'obélisque.

Le sol est jonché de gravats et de carcasses de véhicules. Le musée tient encore debout, même si on a appris dans la soirée que les voyous ont envoyé deux cocktails Molotov dans la cour. Un rassemblement commence à se former.

En regardant dans la direction opposée on voit la barricade qui a tenu bon toute la nuit mais au prix de bien des souffrances et là haut, sur le pont du "6 octobre", les pro-Mubarak qui jettent des pierres vers les manifestants et qui sont hués par ces derniers.

Juchée sur le toit d'un des camions brûlés, je vois arriver le rassemblement qui s'est formé tout à l'heure. Le slogan repris par toutes les poitrines est cette fois «Le peuple veut que le criminel soit jugé». C'est un appel lancé avec colère et les gens autour de moi racontent en criant toute la souffrance qui est la leur. «30 ans qu'on le supporte, et maintenant il envoie ses baltaguiya pour nous tuer !». «Y a-t-il un autre pays au monde, où le président organise la guerre civile contre son propre peuple ?». J'ai malheureusement envie de répondre oui, la pièce a déjà été jouée de nombreuses fois dans l'histoire, mais je me tais car les gens sont excédés, à bout de nerf. Un service d'ordre sécurise cette manifestation spontanée pour l'empêcher de s'approcher de trop près de la barricade et du contact avec les autres. Les jeunes acceptent de ne pas avancer mais scandent de plus belle leur exigence d'un jugement pour le criminel.

Là-haut sur le pont, un char repousse les contre-manifestants, acclamé par ceux qui sont de ce côté-ci de la barricade. Mais on me dit que d'autres vont arriver, nombreux et armés.

Il est évident ici qu'il n'y a pas deux parties du peuple que l'on pourrait renvoyer dos à dos, comme le laissent entendre certains analystes internationaux. Il y a un mouvement citoyen qui s'est baptisé "révolution" et qui rassemble bien au-delà des quelques mouvements initiateurs, toutes les couches de la société. J'ai pu le mesurer - comme de nombreux autres témoins - dans mon propre quartier plutôt populaire mais qui rassemble aussi des gens de la classe moyenne, lorsqu'il s’est agi de constituer le comité de quartier pour affronter les nervis du pouvoir.

Et il y a d'autre part, une réaction sauvage entièrement organisée par le pouvoir, qui a mobilisé pour cela de véritables voyous, des dizaines de milliers de policiers en civil, et des mercenaires achetés 80 LE la journée pour aller casser de l'insurgé. La chaîne al-Jazeera a montré toutes les cartes militaires trouvées dans les poches de ceux que les jeunes ont réussi à arrêter cette nuit. Pendant ce temps la télévision égyptienne abreuve le pays d'informations mensongères, souffle sur les braises de la colère des plus pauvres qui ont encore plus faim qu'avant. Les forces armées envoient des messages politiques par sms: "ya chabab masr" (Jeunes d'Egypte): «rentrez chez vous et écoutez la voix de la raison…» [Vodafon, sur le site Al-Jezeera indique que son réseau a été utilisé par les forces de police pour lancer des messages].

Je retourne vers 10h30 dans mon quartier. Tout le monde dresse des barricades à toutes les intersections. J'évite la rue Champollion où j'entends des affrontements. En traversant Maarouf, je vois des manifestants rue Talaat Harb, sans pouvoir identifier de quel bord ils sont. La fin de mon film est bousculée par un homme du quartier qui m'agresse verbalement: «Pourquoi tu filmes, tu trouves que c'est beau, Masr, comme ça ?». Il vaut mieux ne pas discuter. Tout le monde est tendu, et pressent que le pire arrive.

Il est clair que l'on se dirige vers un massacre et qu'il n'y a aucune autre solution qu'une injonction présidentielle qui donnerait l'ordre d'arrêter cette folie à ses mercenaires, si tant est qu'on puisse encore les calmer. De là l'urgence de la pression internationale pour faire entendre raison au «criminel qui dirige l'Egypte et la précipite dans le chaos» comme me le disait un jeune ce matin.

* Texte publié sur le blog de Mediapart

(4 février 2011)


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