France

Les contradictions de la politique française d’immigration

Alain Bihr

Nous publions ci-dessous l’introduction faite par Alain Bihr, lors de l’Autre Davos qui s’est tenu à Bâle, le 29 et 30 janvier 2010, avec une participation de quelque 600 personnes. Diverses contributions faites lors des ateliers – ici la première partie des deux ateliers consacrés aux migrations et aux luttes migrants – ont déjà été publiées sur ce site, d’autre le seront encore. (Red.)

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Introduction

Rappel des principaux aspects de l’actuelle politique française en matière d’immigration:

  • Durcissement continu au cours des vingt dernières années de la législation régissant les conditions d’entrée et de séjour des étrangers (non ressortissants communautaires) en France.

  • Une chasse impitoyable aux l’immigrés dits clandestins (les « sans papiers ») dans le but de les expulser (un minimum de 25’000 expulsions par an) dont les pires aspects rappellent la traque des juifs pendant l’occupation nazie: violations régulières de la législation, séparation des parents et des enfants, rétention administrative sans contrôle judiciaire possible, criminalisation de l’aide aux étrangers en situation irrégulière, etc.

  • La création d’un ministère de l’Immigration, de l’intégration et de l’identité nationale; l’organisation d’un débat sur l’identité nationale qui vire au déferlement des propos racistes (notamment islamophobes), dans le but de s’attirer les faveurs de l’électorat du Front national (l’opération ne pouvant que renforcer ce dernier).

Mais en même temps:

  • Poursuite d’une immigration non seulement clandestine mais officielle (par le biais du regroupement familial): en moyenne 160’000 par an.

  • Des déclarations officielles régulières en faveur d’une « immigration choisie »: une politique sélective d’immigration visant à alimenter certains secteurs bien déterminés du marché du travail en différentes catégories (qualifiées mais aussi déqualifiées) de forces de travail.

  • La France reste parmi les Etats européens les plus intégrateurs des étrangers installés en France (au cours de ces dernières années, entre 13 et 17 % de mariages mixtes) en dépit de la persistance de discriminations à l’égard de certaines catégories d’entre eux (notamment les Maghrébins et tout particulièrement les Algériens).

En fait, rien de bien nouveau sous le soleil. On retrouve aujourd’hui des contradictions déjà anciennes de la politique d’immigration et, plus largement, du rapport de la société française à ses immigrés. Mais je ne veux pas traiter de ces contradictions dans ce qu’elles ont de spécifiquement français ; je vais essayer de leur donner un tour aussi général, voire universel que possible.

I. La contradiction entre impérialisme et républicanisme

La France a été un des principaux Etats colonialistes ; et il demeure un Etat impérialiste, notamment à l’égard de ses anciennes colonies. Par ailleurs, la France est aussi marquée par l’héritage de la Révolution et sa tradition républicaine. L’un et l’autre de ces deux facteurs retentissent sur la situation actuelle faite aux immigré·e·s et aux étrangers installés sur son sol.

A) L’héritage colonialiste et la position impérialiste

1. Hier. Long passé colonialiste de la France, entre le début du XVIIe siècle et le milieu du XXe siècle. La France a possédé le plus grand empire colonial pendant l’époque contemporaine, après le Royaume-Uni.

  • Les principales étapes de la constitution de cet empire: la colonisation du Québec, des Antilles, de la Guyane, d’une partie des Indes (au XVIIe et XVIIIe siècle), avec une participation active à la traite négrière ; la colonisation de l’Algérie, d’une bonne partie de l’Afrique subsaharienne, d’îles de l’océan Indien (Madagascar), d’une partie de l’Indochine (Vietnam, Cambodge, Laos) et de la Polynésie (au cours du XIXe et du début du XXe siècle).

  • Longue tradition de violences à l’égard des populations colonisées, pour établir et maintenir les rapports d’exploitation et de domination propre à la colonisation. Deux longues guerres coloniales au Vietnam (1946-1954) et en Algérie (1954-1962).

  • Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, diffusion du racisme comme idéologie du colonialisme: comme pseudo-justification de la colonisation.

2. Aujourd’hui. Ce passé colonial reste inscrit tant dans les rapports que l’Etat et la société français entretiennent avec leurs ex-colonies devenues indépendantes et avec les populations issues de ces colonies.

  • Sur un plan pratique: persistance de « confettis de l’Empire »: les DOM-TOM (Saint-Pierre et Miquelon, Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion, Nouvelle Calédonie, Polynésie), avec des droits (notamment sociaux) inférieurs à ceux de la métropole  ; persistance d’une mise sous tutelle politique et d’une dépendance économique des anciennes colonies à l’égard de la France, avec la complicité des élites post-coloniales locales (passage d’un impérialisme colonialiste à un impérialiste post-colonialiste). Cf. la Françafrique.

  • Sur un plan idéologique: persistance d’un racisme diffus à l’égard des populations des ex-colonies et, plus largement, des pays du Sud dans une partie de l’opinion publique française. Racisme d’autant plus exacerbé que ces populations peuvent désormais s’établir en France métropolitaine soit en étant française (cas des populations des DOM-TOM), soit en étant ressortissants d’Etats indépendants. L’émergence du FN (Front national) ne saurait s’expliquer sans cette persistance.

B) L’héritage républicain

1. Hier. Mais la France est aussi le pays dans lequel s’est produite une révolution bourgeoise radicale = une révolution dans laquelle la contradiction, inhérente à toute révolution bourgeoise, entre sa forme politique (la démocratie) et son contenu social (la domination de classe de la bourgeoisie) a été poussée très loin, dans le cours immédiat de la révolution (cf. le jacobinisme) tout comme par après.

Résultat: la tradition républicaine dont le programme et le symbole sont condensés par la devise « Liberté, égalité, fraternité » dont la portée potentielle universelle. Pour preuves:

  • Le fait que, dans le cours du siècle suivant, le mouvement ouvrier (en France mais aussi à l’étranger) va s’emparer des idéaux républicains pour les retourner contre la bourgeoisie: pour exiger que la révolution soit reprise, poursuivie et parachevée par l’édification d’une République (démocratie) sociale en lieu et place de la République (démocratie) politique.

  • Le fait que, le moment venu, c’est au nom d’idéaux républicains que les nationalistes vietnamiens ou algériens vont se soulever contre… la République française colonialiste.

2. Aujourd’hui. Persistance de cette tradition républicaine en France, que l’on retrouve non seulement au sein du discours politique et des institutions politiques mais encore au cœur de la conflictualité sociale. Elle se retrouve aussi au cœur des rapports qu’entretiennent non seulement une partie de la population et de l’opinion publique françaises à l’égard des immigrés et des étrangers vivant en France, en particulier ceux qui vivent dans l’illégalité (les « sans-papier »), mais encore l’Etat français lui-même. Pour preuves:

  • La persistance de la prévalence du droit du sol sur le droit du sang au sein du Code de la nationalité: en dépit des multiples restrictions successives qui ont été apportées au cours des deux dernières décennies à la procédure d’acquisition de la nationalité française par les immigrés, ce code garantit la possibilité de cette acquisition dès la première génération, en fait la règle à la deuxième génération et la rend automatique à la troisième génération.

  • La persistance du « modèle républicain d’intégration » fondé sur l’octroi de droits aux individus (en tant que sujets de droit: personnes privées et citoyens potentiels) et non pas aux communautés ethniques, nationales ou religieuses d’origine ou d’appartenance (par opposition au modèle anglo-saxon d’insertion des communautés).

II. La contradiction entre la fonction économique de la force de travail et sa forme juridique.

Contradiction très générale dans le cadre du capitalisme ; mais qui présente des aspects particuliers et une intensité plus aiguë dans le cas de la force de travail de travailleurs immigrés, en particulier en France.

A) La contradiction dans sa généralité

Relativement au statut qu’il accorde à la force de travail, le rapport capitaliste de production se caractérise par la contradiction suivante.

D’une part, la force de travail est le facteur et le moteur de la valorisation du capital: c’est sa dépense (son usage) qui est seule capable de former de la valeur et surtout de la survaleur (de la plus-value). Ce qui est la finalité immédiate de son appropriation et de sa consommation productive par le capital. Au sein de ce rapport de production, la force de travail n’a pas d’autre destinée que d’être exploitée. Comme le dit Marx:

« (…) quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché (…) ne peut plus s’attendre qu’à une chose: à être tanné. » (Le Capital, Livre I, tome I, page 179).

Mais, d’autre part, la force de travail est la propriété privée d’un « travailleur libre » ; et le capital ne peut se l’approprier que sous la forme d’un rapport marchand (l’achat-vente de la force de travail) qui est aussi, nécessairement, un rapport contractuel qui doit respecter, au moins formellement, l’autonomie de la volonté et la subjectivité juridique du « travailleur libre »: ses droits en tant que propriétaire de cette marchandise particulière qu’est la force de travail.

C’est en prenant appui sur ce second aspect de la force de travail (sa forme juridique de propriété privée) que le travailleur salarié peut résister à et lutter contre le premier aspect (sa fonction de valorisation du capital, impliquant son exploitation). Tout le rapport de force immédiat entre capital et travail salarié repose sur cette contradiction:

  • De son côté, le capital cherche autant que possible à annihiler les effets de la forme juridique de la force de travail en jouant:

  • d’une part, sur l’état de nécessité économique dans laquelle se trouve le « travailleur libre », en tant qu’il est aussi un travailleur exproprié (privé de tout moyen de production propre et, par conséquent, de tout moyen de consommation à plus ou moins court terme) ; donc sur l’état de dépendance dans lequel le place son expropriation à l’égard du capital qu’il monopolise les moyens de production et de consommation de la société ;

  • d’autre part, en jouant de la concurrence entre les différents travailleurs salariés en tant que propriétaires de la même marchandise qu’ils mettent simultanément et donc concurremment en vente sur un même marché.

  • De son côté, le travailleur salarié cherche, autant que possible, à limiter les effets de la fonction économique de la force de travail (autrement dit de son exploitation) en s’appuyant sur sa forme juridique pour:

  • d’une part, élargir et enrichir les droits auxquels ouvrent et son statut de propriétaire de la force de travail et le travail salarié ;

  • d’autre part, substituer à la concurrence entre les travailleurs salariés leur union (syndicale et politique), de manière à l’atténuer sinon à la faire cesser, et à imposer par la lutte collective un statut salarial minimal (des conditions minimales d’échange et d’usage de la force de travail) ainsi que l’élargissement et l’enrichissement des droits afférents au travail salarié.

B) Les développements particuliers de la contradiction

Dans le cas d’une force de travail immigrée, cette contradiction se présente sous des aspects particuliers et avec une intensité plus particulière aussi.

1. Pour le capital, l’intérêt du recours à une force de travail immigré est double. Et cela se repère particulièrement en France:

a) D’une part, le capital a besoin d’une telle force de travail pour maintenir des formes d’exploitation archaïques dans certains secteurs, certaines branches ou certains segments de la division du travail dans lesquels le capital ne peut se valoriser qu’en surexploitant le travail salarié: en ne payant pas la force de travail à sa valeur, en ne respectant pas les normes légales ou conventionnelles en matière de la durée et de conditions de travail, etc.

Exemples typiques en France: le travail agricole saisonnier, la construction et les travaux publics, l’hôtellerie et restauration, certains types de services aux particuliers (gardiennage et surveillance, nettoyage, colportage, etc.)

Le recours à une main-d’œuvre immigrée permet cela grâce au fait que: elle est souvent isolée, sans possibilité de se défendre (par son ignorance de la langue, de ses droits, son absence d’organisation syndicale, quelquefois sans tradition de lutte, etc.), sa situation de dépendance accrue, quelquefois sa discrimination légale, souvent sa stigmatisation (sur une base xénophobe et raciste), etc.

Evidemment la situation est encore plus favorable pour le capital dans le cas où l’on a affaire à une main-d’œuvre immigrée illégalement, qui est entièrement à la merci de ses employeurs. D’où l’organisation d’un véritable trafic de main-d’œuvre de la part de certains employeurs dans les secteurs recourant le plus à la main-d’œuvre immigrée, quelquefois avec la complicité passive des pouvoirs publics. Exemple en France: rien n’a jamais été véritablement tenté pour faire cesser l’emploi de « sans papiers » dans les secteurs précédemment désignés  (cf. les moyens dérisoires dont dispose les services de l’inspection du travail. )

b) D’autre part, le capital se sert de la présence d’une main-d’œuvre immigrée pour dresser l’un contre l’autre deux fractions du monde salarial, selon la veille tactique éprouvée du « diviser pour régner ». Cela suppose:

  • de créer une différence de statut entre ces deux fractions, en réservant aux nationaux ou aux étrangers installés de longue date de meilleures conditions de rémunération, d’emploi, de travail, des droits supérieurs éventuellement, que celles imposées aux immigrés ;

  • de jouer délibérément sur les attitudes et les représentations xénophobes voire racistes, en discriminant et stigmatisant les immigrés en tant qu’étrangers. Le racisme, comme le sexisme ou le jeunisme, est une arme de division du monde salarial.

c) Sous ce rapport, le durcissement continu de la législation française sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France vise moins à lutter contre l’immigration clandestine comme l’ont déclaré les gouvernants successifs que de:

  • de réguler cette immigration de manière à ce qu’elle soit nécessaire et suffisante à l’approvisionner régulier des secteurs, branches, segments de l’économie française qui ne peuvent que subsister grâce à une telle main-d’œuvre. Tel est le sens du thème de « l’immigration choisie ». ;

  • voire, par certaines aberrations juridiques, de produire de toutes pièces des clandestins pour fragiliser une partie de cette main-d’œuvre déjà la plus précaire ;

  • d’attiser et de flatter les réactions et les préjugés xénophobes et racistes de la partie du monde salarial qui ne trouve plus d’identité et dignité que dans le fétichisme de l’identité nationale (nationalisme) ou dans le fantasme d’une pureté « raciale » (racisme).

2. Mais, en tant que propriétaires de leur force de travail, les travailleurs salariés disposent également de quelques moyens pour se défendre et lutter contre l’ensemble des processus précédents.

D’une part, sauf à instituer un régime d’apartheid (de discrimination institutionnelle généralisée), le capital ne peut maintenir à long terme une inégalité entre les droits ouverts, en tant que travailleurs salariés, aux immigrés et ceux réservés aux seuls nationaux. Ainsi les droits sociaux (par exemple ceux afférents à la protection sociale publique) ont-ils été d’emblée étendus à l’ensemble des salariés, quelle que soit leur nationalité – ce qui n’a pas été le cas des droits civiques.

D’autre part, et plus fondamentalement encore, leur statut juridique de sujets de droit va permettre aux travailleurs immigrés

  • de s’émanciper de leur réduction tendancielle au statut de simples forces de travail qui n’auraient droit à l’existence et à la présence dans l’Etat d’accueil qu’à ce titre ;

  • pour revendiquer leur droit à une présence et à une existence dans cet Etat au titre de personne humaine avec l’ensemble des droits afférents à cette catégorie. Tel est tout l’enjeu par exemple de la lutte pour la reconnaissance effective (et non pas seulement formelle) du droit au regroupement familial ou encore du droit à l’exercice du culte musulman.

Sous ce rapport, le durcissement continu de la législation française sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France vise précisément à couper court à la possibilité de jouer d’un tel ressort: l’Etat français veut bien de la main-d’œuvre immigrée mais pas de la population immigrée. C’est d’ailleurs pourquoi ce durcissement est de plus en plus souvent attentatoire aux droits de l’homme et fait de la France, sous ce rapport, un Etat de plus en plus policier.

(18 février 2010)


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