Débat

Notes critiques sur le capitalisme cognitif

Michel Husson *

La thèse du capitalisme cognitif décrète que la théorie de la valeur est morte et enterrée. Negri a par exemple écrit que la loi de la valeur «a vieilli et est devenue inutile», qu’elle a perdu «tout sens face à la démesure de l’accumulation sociale» et, (avec le concours de Lazzarato), que «le capital devient un appareil vide, de contrainte, un fantasme, un fétiche».

En 1998, dans Exil, il écrit encore que «le travailleur, aujourd’hui, n’a plus besoin d’instruments de travail (c’est-à-dire de capital fixe) qui soient mis à sa disposition par le capital. Le capital fixe le plus important, celui qui détermine les différentiels de productivité, désormais se trouve dans le cerveau des gens qui travaillent: c’est la machine-outil que chacun d’entre nous porte en lui. C’est cela la nouveauté absolument essentielle de la vie productive aujourd’hui».

La thèse du passage de la valeur travail à la «valeur savoir» doit être rejetée pour les raisons suivantes: la valeur savoir n’existe pas dans le champ des rapports sociaux capitalistes; le capitalisme intègre le savoir des travailleurs à sa puissance productive, comme il l’a toujours fait; la loi de la valeur continue à jouer, avec une brutalité et une extension renouvelée «grâce» à la marchandisation mondialisée; c’est le fondement d’une crise systémique sans précédent, et non l’ouverture d’une nouvelle phase.

Yann Moulier-Boutang parle du capitalisme cognitif comme d’une «troisième espèce» du capitalisme qui viendrait après le capitalisme marchand et le capitalisme industriel. Ce nouveau stade serait notamment caractérisé, selon Vercellone, par «une nouvelle figure hégémonique du travail, marquée par son caractère de plus en plus intellectuel et immatériel». Passons sur le fait que Marx n’a jamais énoncé une telle opposition entre capitalisme commercial et capitalisme industriel. L’essentiel de la critique doit reposer ici sur le fait que la prétendue hégémonie du travail intellectuel n’est pas réalisée. En même temps qu’il élève la qualification de certains travailleurs, le capitalisme reproduit en effet les formes les plus élémentaires et les plus classiques d’exploitation. Les «cognitivistes» s’efforcent constamment de contourner cette question et se contentent d’extrapoler des tendances partielles sans comprendre qu’elles ne peuvent se généraliser. L’étude concrète du capitalisme contemporain montre clairement qu’il est indissociablement néo-taylorien et «cognitif».

A l’échelle mondiale, c’est même la figure de l’exploité classique qui est  «hégémonique»; et dans les pays avancés, la mobilisation par le capital du savoir des salariés s’accompagne d’un retour aux formes les plus classiques d’exploitation, avec l’intensification du travail et même l’allongement de la durée du travail.

Enfin, la montée des revenus financiers s’explique par une augmentation de l’exploitation, une captation de plus-value, et non par la découverte d’une nouvelle manière de mettre en valeur le capital, ce que l’on ne peut confondre que si on abandonne la théorie de la valeur.

Les propositions de revenu garanti ou universel mises en avant par les «négristes» ne découlent pas logiquement de leur analyse. Si le capitalisme cognitif, c’est, comme le dit Gorz, «la contradiction du capitalisme», alors la résolution de cette contradiction ne passe pas par une allocation universelle, mais par l’expropriation du capital et la réduction massive du temps de travail. Or, les théoriciens du capitalisme cognitif ne parlent à peu près jamais, ni de l’une ni de l’autre, ou alors dans le cas de la RTT [réduction du temps de travail], pour lui opposer l’inaccessibilité définitive du plein-emploi.

Des Grundrisse de Marx, ils font une lecture biaisée, en écartant soigneusement tous les développements de Marx sur le temps libre comme véritable indicateur de richesse et d’émancipation. L’expropriation n’est sans doute pas à l’ordre du jour, mais c’est reculer sa perspective que de faire du revenu garanti l’alpha et l’oméga de la libération sociale, en oubliant les luttes sur les conditions de travail.

Vient enfin un moment où il faut expliquer d’où vient ce fameux revenu garanti. Vercellone est l’un des rares à s’y coller, mais c’est pour reprendre à son compte les propositions de Passet qui consistent à remonétariser une bonne partie de la Sécurité sociale. Le revenu universel serait alors en fin de compte «financé» par le recyclage des prestations sociales et notamment des retraites. Tous les chômeurs et tous les retraités au seuil de pauvreté: est-ce une revendication unifiante ? Les femmes à temps partiel ont-elles tort d’aspirer à un temps plein ou devraient-elles plutôt se mobiliser pour un revenu d’existence ? Mais celui-ci ne ressemblerait-il pas furieusement à un «salaire maternel» ?

Moulier-Boutang affirme clairement le caractère «liquide (...) donc non affecté»  du revenu garanti, mais cela revient à étendre la sphère marchande. Ne vaudrait-il pas mieux étendre le champ des services publics et de la gratuité pour assurer la réalité des droits sociaux ?

Le droit au logement, par exemple, serait-il mieux garanti par la distribution d’allocations monétaires ou par la socialisation de l’offre de logements ? Et qui produirait, et à quel tarif, les biens et services contre lesquels s’échangerait ce revenu universel ? Y aurait-il deux classes de population: ceux qui ont seulement le revenu universel et ceux qui ont un emploi ? Est-ce être «travailliste» que de considérer ces minuscules questions comme légitimes et de considérer qu’une construction théorique qui les contourne ne tient décidément pas la route ?

Ces débats théoriques ont effectivement des implications politiques, et on peut en donner deux exemples en France. La focalisation des «cognitivistes» sur le revenu a empêché le mouvement des chômeurs de jouer pleinement le rôle qui aurait pu être le sien au moment du passage aux 35 heures. S’il avait creusé la logique des embauches proportionnelles, ce qu’AC ! (Agir ensemble contre le chômage) appelait les «réquisitions d’emplois», il aurait pu franchir un pas vers une jonction avec le mouvement syndical autour de l’idée d’obligation de créer des emplois comme seul moyen d’empêcher l’intensification du travail. Le refus de l’objectif de plein-emploi et la sous-estimation des conditions de travail comme axe de lutte sont à la fois inhérentes aux thèses cognitivistes, et néfastes au mouvement social.

Enfin, Yann Moulier-Boutang, dans le droit fil de Toni Negri, a mené en France une campagne enthousiaste en faveur du «Oui» au projet de Constitution européenne. Ils croyaient y voir un dépassement de l’Etat-nation, un pas en avant vers le fédéralisme, permettant de dessiner un véritable internationalisme. Ils n’ont pas eu de mots assez durs contre la gauche «archaïque» qui s’obstinait à y voir un projet socialement régressif. Ils ont gommé délibérément, ou feint d’ignorer tous les dispositifs les plus réactionnaires qui formaient le noyau dur d’un tel projet. Pour ne prendre qu’un point parmi d’autres, la volonté forcenée de ne pas élargir le budget européen s’opposait brutalement à un projet d’harmonisation, et évidemment à toute visée fédéraliste. On renvoie pour plus de détail à l’analyse d’un fédéraliste convaincu, Bruno Théret, et à ses raisons de militer en faveur du «non». Voilà commence sa remarquable contribution: «En tant qu’Européen convaincu, partisan d’une Europe politique fédérale, je voterai Non au referendum sur le traité constitutionnel pour deux raisons essentielles: la première est que ce traité consacrerait, s’il était entériné, une perte de sens de la construction européenne au regard de ses objectifs politiques initiaux; la seconde, la plus cruciale à mes yeux, est liée à l’incohérence institutionnelle, et donc l’échec programmé du modèle politique sous-jacent au projet de traité.» [1]

Mais finalement, les «multitudes» ont choisi de voter contre «l’Empire» et c’est une bonne base de départ pour dessiner une alternative solidaire à l’Europe néolibérale.

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* Michel Husson invité régulier de ce site actualise un envoi à la liste de discussion de la revue Multitudes. Voir ci-dessous. Cette note contribue aussi au débat dans la revue Contretemps.

Cet article s’appuie de même sur deux articles plus développés où on trouvera les références détaillées de ce débat: «Sommes-nous entrés dans le  capitalisme cognitif ?» Critique communiste n°169-170, été-automne 2003  et: «Fin du travail et revenu universel», Critique communiste n°176, juillet 2005

1. Bruno Théret, «Pourquoi l’Europe libérale  n’est pas viable» in Gilles Raveaud, Aurélien Saïdi, Damien Sauze (dir.), Douze économistes contre le projet de Constitution européenne, L'Harmattan, 2005,

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Cinq critiques aux thèses du capitalisme cognitif

Michel Husson (18 octobre 2004)

1. La thèse du capitalisme cognitif décrète que la théorie de la valeur est morte et enterrée. Certes, Vercellone semble s’en défendre. Negri a par exemple écrit que la loi de la valeur «a vieilli et est devenue inutile», qu’elle a perdu «tout sens face à la démesure de l’accumulation sociale» et, (avec le concours de Lazzarato), que «le capital devient un appareil vide, de contrainte, un fantasme, un fétiche». En 1998, dans Exil, il écrit encore que «le travailleur, aujourd’hui, n’a plus besoin d’instruments de travail (c’est-à-dire de capital fixe) qui soient mis à sa disposition par le capital. Le capital fixe le plus important, celui qui détermine les différentiels de productivité, désormais se trouve dans le cerveau des gens qui travaillent: c’est la machine-outil que chacun d’entre nous porte en lui. C’est cela la nouveauté absolument essentielle de la vie productive aujourd’hui».

La question de savoir si de tels «délires théoriques» (pour reprendre l’appréciation de Gorz) datent de 1979, 1997 ou 1998, me semble relativement accessoire. Ce qui fait problème, c’est bien cette affirmation récurrente d’un passage de la valeur travail à la «valeur savoir». Ma position sur ce point peut être ainsi résumée: 1) la valeur savoir n’existe pas dans le champ des rapports sociaux capitalistes ; 2) le capitalisme intègre le savoir des travailleurs à sa puissance productive, comme il l’a toujours fait ; 3) la loi de la valeur continue à jouer, avec une brutalité et une extension renouvelée «grâce» à la marchandisation mondialisée ; 4) c’est le fondement d’une crise systémique sans précédent, pas l’ouverture d’une nouvelle phase.

2. Justement, Moulier-Boutang parle du capitalisme cognitif comme d’une «troisième espèce» du capitalisme, après le marchand et l’industriel. Ce nouveau stade serait notamment caractérisé, selon Vercellone, par «une nouvelle figure hégémonique du travail, marquée par son caractère de plus en plus intellectuel et immatériel». Ma position consiste à dire: 1) que cette hégémonie n’est pas réalisée et que les «cognitivistes» cherchent constamment à contourner cette question ; 2) que le capitalisme contemporain est indissociablement néo-taylorien et cognitif ; 3) qu’à l’échelle mondiale, c’est la figure de l’exploité classique qui est «hégémonique» ; 4) que la mobilisation du savoir des salariés s’accompagne d’un retour des formes les plus classiques d’exploitation, comme par exemple l’allongement de la durée du travail ; 5) que la montée des revenus financiers s’explique par une augmentation de l’exploitation et non par la découverte d’une nouvelle manière de mettre en ! valeur le capital, ce qu l’on ne peut confondre si on largue la théorie de la valeur.

3. Sur le revenu garanti, je maintiens que ses partisans ne montrent pas en quoi il découlerait logiquement de leur analyse. Si le capitalisme cognitif, c’est, comme le dit Gorz, «la contradiction du capitalisme», alors la résolution de cette contradiction, c’est l’expropriation du capital et la réduction massive du temps de travail. Mais les théoriciens du capitalisme cognitif ne parlent à peu près jamais, ni de l’une ni de l’autre, ou alors dans le cas de la RTT, pour lui opposer l’inaccessibilité définitive du plein-emploi. Des Grundrisse, ils ne retiennent que ce qui les arrange mais oublient tous les développements de Marx sur le temps libre comme véritable indicateur de richesse et d’émancipation. L’expropriation n’est sans doute pas à l’ordre du jour, mais c’est reculer sa perspective que de faire du revenu garanti l’alpha et l’oméga de la libération sociale, en oubliant les luttes sur les conditions de travail.

4. Il y a enfin un moment où il faut expliquer d’où vient ce fameux revenu garanti. Vercellone est l’un des rares à s’y coller mais c’est pour reprendre à son compte les propositions de Passet qui consistent à remonétariser une bonne partie de la Sécu. Le revenu universel serait alors en fin de compte «financé» par le recyclage des prestations sociales et notamment des retraites. Tous les chômeurs et tous les retraités au seuil de pauvreté: est-ce une revendication unifiante (comme on dit à la Ligue) ? Les femmes à temps partiel ont-elles tort d’aspirer à un temps plein ou devraient-elles plutôt se mobiliser pour un revenu d’existence ? Mais celui-ci ne ressemblerait-il pas furieusement à un «salaire maternel» ? Moulier-Boutang affirme clairement le caractère «liquide (...) donc non affecté» du revenu garanti, mais ne vaudrait-il pas mieux étendre le champ des services publics et de la gratuité pour assurer la réalité des droits sociaux ? Le droit au logement, par exemple, serait-il mieux garanti par la distribution d’allocations ou par la socialisation de l’offre de logements ? Et qui produirait, et à quel tarif, les biens et services contre lesquels s’échangerait ce revenu universel ? Y aurait-il deux classes de population: ceux qui ont seulement le revenu universel et ceux qui ont un emploi ? Est-ce être «travailliste» que de considérer ces minuscules questions comme légitimes et d’en avoir un peu assez qu’on n’y réponde jamais ?

5. Il y a effectivement des implications politiques à ces débats, et en voici un exemple: je suis convaincu que la focalisation des «cognitivistes» sur le revenu a empêché le mouvement des chômeurs de jouer pleinement le rôle qui aurait pu être le sien au moment du passage aux 35 heures. S’il avait creusé la logique des embauches proportionnelles (ce qu’AC ! appelait les «réquisitions d’emplois») il aurait pu franchir un pas vers une jonction avec le mouvement syndical autour de l’idée d’obligation de créer des emplois comme seul moyen d’empêcher l’intensification du travail. Le refus de l’objectif de plein-emploi et la sous-estimation des conditions de travail comme axe de lutte me semblent être, à la fois, inhérentes aux thèses cognitivistes et néfastes au mouvement social. Et c’est à mon sens une raison supplémentaire de les critiquer.

(1 mars 2007)


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