Etats-Unis Une ville industrielle brutalement confrontée au changement Sholnn Freeman * Dans La brèche du mois de novembre 2005 (voir site La brèche) est paru un article sur la «mise en faillite» (utilisation du Chapitre 11 du Code de la faillite censé, durant une période protéger l'entreprise de ses créanciers) de Delphi, un des deux plus grands équipementiers automobile du monde. L'article analyse la stratégie patronale d'attaque contre les syndicats – en particulier l'United Auto Workers (UAW) – et celle contre le niveau de vie des travailleurs considérés, selon les critères de la sociologie américaine, comme formant un élément des classes moyennes, étant donné leur salaire horaire et, surtout, la couverture médicale et la retraite dont ils étaient pourvus. Mais, ce monde s'écroule. Un salaire horaire moyen (d'un ouvrier de GM ou de Delphi) plus les bénéfices sociaux se décomposaient ainsi jusqu'à maintenant: salaire et adaptation au coût de la vie (25.58 dollars), heures supplémentaires, primes, vacances (9,78 dollars): soit 35.36 dollars; ensemble des allocations sociales (santé, assurance vie, sécurité sociale): 30.54 dollars, soit un total de 65.90 dollars (source: J.P. Morgan, Center for Automotive Research). La direction de Delphi propose-impose un salaire de 9 à 10.5 dollars. Le choc est rude. C'est ce que décrit un quotidien américain conservateur. Réd. Comme beaucoup d'autres habitants de cette ville – Lockport dans l'Etat de New-York – Pam Mondello peut sentir le rêve américain lui glisser des doigts. Mondello, une travailleuse d'usine de 39 ans, s'inquiète des importantes coupes salariales qui pourraient intervenir suite à la mise en faillite, le mois dernier [8 octobre], de Delphi Corporation. Dans ses projets de restructuration, l'équipementier annonce que des milliers d'ouvriers dans tout le pays verront leurs salaires brutalement diminués pour atteindre la piètre somme de 9.50 dollars l'heure. Mondello, qui a des factures à payer et trois enfants adolescents, est abasourdi à l'idée que Delphi puisse penser s'en tirer avec une telle baisse. «C'est une véritable gifle, quand on sait qu'actuellement ils paient $28 l'heure. On s'attendait à des baisses salariales, mais ne nous faites pas vivre dans la pauvreté» s'exclame Mondello. Pour les 3'800 travailleurs de l'usine de Lockport, c'est une véritable guerre de classe qui se déroule dans l'industrie automobile. Ils sont nombreux à penser que la mise en faillite de Delphi a été orchestrée par des dirigeants de la branche dans le but d'écraser de manière permanente l'échelle salariale des travailleurs. On a l'impression ici que personne ne demande des comptes à la direction faîtière. Michael Fredericks, un travailleur de 53 ans qui a commencé à travailler à l'usine de Lockport à l'âge de 19 ans proteste: "L'Amérique des affaires a lourdement investi outremer de l'argent qu'ils auraient dû mettre dans ma caisse de retraite". Il est furieux que son salaire et sa retraite se trouvent menacés alors qu'il a travaillé durant presque 34 ans à Delphi. Il estime que les nouvelles propositions salariales correspondent à des salaires payés par McDonald et Burger King. Cela ne va pas fonctionner. Personne ne va accepter. Nous avons lutté trop durement pour obtenir ce que nous avons". La question de Delphi n'assombrit pas seulement Lockport. Delphi est le plus grand équipementier automobile des Etats-Unis. Il emploie plus de 50'000 personnes aux Etats-Unis et au Canada. Alors même que l'entreprise est encore couverte par la déclaration de faillite [Chapitre 11], le cas de Delphi contribue à intensifier le débat national autour de la politique de la santé, sur le pouvoir déclinant de l'industrie lourde des Etats-Unis et sur le rôle des syndicats dans le marché global en rapide mutation. De manière plus immédiate, si Delphi et ses travailleurs ne parviennent pas à trouver un accord sur les retraites et les prestations sociales, une grève coûteuse menace l'industrie automobile. Même le simple débat sur une éventuelle grève à Delphi est déjà en train de secouer General Motors, le plus grand client de Delphi, et d'ajouter aux soucis des investisseurs qui craignent que General Motors ne finisse par suivre Delphi sur la voie de la faillite. Une grève à Delphi pourrait entraîner la fermeture de toutes les usines d'assemblage des autres fabricants, y compris Ford Motor Co. et Toyota Motor Corp, les deux gros clients de Delphi. L'Anderson Economic Group LLC, une firme de consultants pour l'industrie automobile basée à Lansing, dans le Michigan, a estimé que, selon les hypothèses les plus optimistes, l'impact de la faillite de Delphi pouvait être estimé à 10 milliards de dollars pour la seule année 2007. Ce chiffre comprend les pertes de revenus par les travailleurs et les retraités de Delphi ainsi que l'impact sur les fournisseurs de Delphi. Les contribuables vont perdre près de 4.8 milliards de dollars, compte tenu de la possibilité de non-paiement des retraites. La firme de consultants s'attend à ce que Delphi supprime au moins 12'500 emplois. N'importe lesquelles des 31 usines pourraient être fermées au cours de la restructuration. Les pertes d'emploi et les fermetures d'entreprises ont sonné l'alarme dans les officines politiques à Washington et ailleurs dans le reste du pays. Le député Thomas M. Reynolds (Républicain, New-York), qui est le représentant de Lockport, a rencontré la secrétaire à l'emploi, Elaine L. Chao, pour discuter des difficultés de Delphi. Le mois dernier, le patron de Delphi, Robert S. Miller Jr., a rencontré un groupe de congressistes pour défendre sa stratégie de restructuration. Il a été convoqué pour une rencontre avec la sénatrice démocrate de New York, Hillary Rodham Clinton. A la suite de cette rencontre, H. R. Clinton a demandé à l'administration Bush de convoquer une réunion au sommet à niveau national sur la crise dans l'industrie automobile. Le Gouverneur du Michigan, Jennifer M. Granhol, démocrate, et les dirigeants de Toyota et Ford ont également cherché à organiser une rencontre nationale pour discuter des initiatives à prendre pour répondre aux problèmes de l'industrie automobile. Les patrons de l'industrie disent que le problème est simple: à cause de la concurrence globale, les fabricants d'autos américains ne peuvent plus se permettre de payer les salaires, les retraites et la couverture santé que les travailleurs ont obtenus au cours de décennies de luttes syndicales et des succès à la table de négociation à Detroit. Pour réduire les coûts, les équipementiers automobiles ont accéléré les efforts pour réduire les opérations aux Etats-Unis et en Europe occidentale, tout en poursuivant leur expansion au Mexique, en Honduras, aux Philippines, en Inde, en Thaïlande, en Chine et dans les pays d'Europe de l'Est. "Je suis fière de mon travail" Les travailleurs de Lockport sont représentés à niveau syndical par United Auto Workers Local 686 [section locale de l'UAW]. Le local syndical, un bâtiment scolaire en brique rouge qui date des années 1890, est un important centre d'activité dans une localité de 22'000 personnes. Récemment, un vendredi soir, un groupe tenait une vente aux enchères au bénéfice de malades mentaux adultes dans la salle à l'étage. En bas, dans le restaurant, les travailleurs de Delphi étaient regroupés autour du bar et aux tables, en profitant du traditionnel moment de détente du vendredi soir autour d'une friture de poisson. Dehors, sur les marches du local, les gens prenaient l'air en petits groupes. Parmi eux il y avait aussi bien des syndiqués que des personnes venues pour la vente aux enchères. Les personnes venues pour la vente aux enchères expliquaient qu'il y avait peu de possibilités d'emplois à Lockport, et que les salaires versés pour les emplois convenables représentaient moins de la moitié de ce que gagnaient les travailleurs de Delphi. "Ils gagnent trop d'argent", chuchotait un homme de manière à ne pas être entendu des travailleurs de Delphi qui se tenaient à l'autre bout des escaliers. Mondello, une travailleuse de Delphi, était appuyée contre la porte, avec sa jeune nièce à côté d'elle. Elle vit juste en dehors de Lockport, à la campagne, où c'est un peu plus tranquille. Mondello, une mère travailleuse, habillée en jeans et chandail, les cheveux coupés à la hauteur des épaules, déclara:"J'aime mon travail, je suis fière de mon travail et de mon poste. Je sais qu'il y a beaucoup de gens ici qui le sont aussi". Elle ajouta que son train de vie avait augmenté drastiquement depuis qu'elle avait commencé à travailler à Delphi, il y a 5 ans. Ce Noël, elle va amener sa famille en Arizona pour visiter son fils adolescent, c'est la première fois qu'elle aura pu se permettre un tel voyage. Sa fille reçoit de Delphi une bourse de 1'500 dollars pour financer ses études au Collège d'Etat de Buffalo. Depuis qu'elle a commencé à travailler à l'usine, elle a pu s'acheter 3 voitures, la dernière était sa première voiture neuve. "Je n'avais jamais auparavant pu m'acheter une voiture toute neuve, et je ne vais pas pouvoir le faire si je ne gagne que 9 ou 10 dollars l'heure", dit-elle. Mondello essaie de garder son calme en ce qui concerne l'avenir, aidée en cela par le fait qu'elle a déjà traversé une situation semblable. De 1994 à 1999, elle travaillait dans une fabrique de lames, avant que cette entreprise ne ferme pour déménager au Sud. Ensuite elle a travaillé en tant qu'assistante de direction dans un magasin à Yellow Goose. Elle se demande si elle perdra à nouveau son emploi suite à la restructuration. Pour le moment elle essaie de continuer à vivre avec le slogan optimiste: "La vie est trop courte pour qu'on s'attarde sur les mauvaises choses". Un héritage remis en doute Presque tout le passé de Lockport est étroitement lié à histoire de l'industrialisation américaine, qui a démarré dans cette ville avec l'ouverture du canal d'Erie, ouvert en 1825. Ce canal était le principal projet d'infrastructure du pays de cette époque, et forgea des liens commerciaux entre l'est et l'ouest en connectant le port de New York avec celui de Chicago et d'autres ports des Grands Lacs. Lockport a reçu son nom des écluses du canal près de Main Street, qui permettent d'élever et abaisser des bateaux le long des deux marches de 25 pieds pour permettre la traversée de la ville. Des industries se sont installées, d'autres sont parties, certaines ont connu un lent dépérissement à mesure que le travail était transféré outremer ou que de nouvelles technologies rendaient obsolètes les anciennes. Aujourd'hui, la section du canal de Lockport est une attraction touristique. L'usine d'équipements pour les usines de montage d'automobiles de Lockport est née en 1910. La majorité des habitants de la ville l'appellent encore "Harrison's", d'après Herbert Champion Harrison, qui a été le premier à appliquer le système des lignes de montage pour produire en masse et à bas prix depuis les voitures jusqu'à l'équipement. Aujourd'hui, l'usine de Lockport fait partie de la division des systèmes thermiques et d'intérieur de Delphi. Les travailleurs fabriquent des radiateurs et des condensateurs, des pièces pour les systèmes de climatisation et la conduite qui seront pour la plupart placés sous le tableau de bord. Selon Delphi, 90% des pièces fabriquées à cette usine sont destinées à des véhicules fabriqués par GM. Les autorités locales estiment que les installations attirent quelque 500 millions de dollars par an dans la région de Lockport. 600 compagnies plus petites de la région comptent sur Delphi pour écouler leurs produits. Delphi a été créée en 1995 comme une division séparée de GM. La nouvelle division a été détachée en tant qu'entreprise indépendante en 1999. Cette manœuvre était censée permettre à GM de se concentrer sur le design et le montage de voitures et de camionnette. Delphi pourrait de son côté se concentrer sur la fabrication de composantes et sur l'obtention de contrats avec d'autres fabricants de voitures. Delphi s'est efforcé de dégager un profit, et a accumulé 5.5 milliards de dollars de pertes depuis 2000, dont 1.5 milliards durant les trois premiers trimestres de cette année. Miller, le patron de Delphi, dit que les coûts liés aux contrats de travail passés antérieurement ne lui permettent pas de faire face à la concurrence, en particulier lorsque davantage d'équipementiers s'installent dans d'autres continents, dans des pays où le travail est bon marché. Dans un langage très franc, Miller a dit qu'on ne pouvait pas reprocher aux travailleurs de poursuivre le rêve américain. Il a indiqué que les entreprises ont fait des promesses de sécurité de l'emploi, de fonds de pension et de couverture santé, et qu'elles ne peuvent simplement plus se permettre de payer ces frais. "Nous avons tous été pris au piège de situations économiques qui changent rapidement" a-t-il conclu. A Lockport, la saison des bateaux de plaisance se termine. Les gardiens des écluses vont bientôt les drainer. La semaine passée, Mondello se préparait à travailler un nouveau samedi. A son travail, elle ne voit aucun signe que GM ou Delphi sont en train de réduire la production. GM est en train d'augmenter la production pour une nouvelle ligne de véhicules de sport utilitaires, en utilisant des composantes fabriquées à l'usine de Lockport. Le fait qu'il y ait du travail supplémentaire durant les week-ends rend Mondello et d'autres travailleurs sceptiques lorsque Delphi crie à la faillite. "Il n'y a pas eu de ralentissement", insiste-t-elle. * Sholnn Freeman est journaliste de l'équipe de rédaction du quotidien Washington Post. Cet article est paru le 12 novembre 2005. A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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