Fermer

?La jeunesse doit descendre dans
la rue m?me si ?a doit faire mal?

Martina Noailles*

Pedro Alveal n?a que 20 ans, mais sa t?te est connue de toute l'Argentine depuis que la police de Neuqu?n ? ?capitale de la province de Neuqu?n qui se trouve au sud-ouest de Buenos Aires et qui fait fronti?re, au sud, avec celle de Rio Negro et, au nord, avec celle de Mendoza ? l?a traqu?. En plus de se retrouver le corps marqu? de 64 plombs, Pedro Alveal a perdu un ?il.

Pedro Alveal est membre du MTD (Mouvement des travailleurs ch?meurs). Ce mouvement a connu au cours de la fin 2003 diverses divisions, selon les villes. Des diff?rences ?plus significatives d'orientation ? car elles ont toujours exist?es ? sont intervenues d'ailleurs entre tous les courants organis?s de piqueteros et en leur int?rieur.

Elles sont le reflet des impasses relatives que conna?t le mouvement piqueteros face ? la politique de Nestor Kirchner et suite au ralliement de certains groupes de piqueteros ? cette politique client?liste.

De plus, l'appui donn? ? Kirchner par la CTA (Centrale des travailleurs argentins ? gauche p?roniste), qui disposait d'une base significative dans un secteur des piqueteros (en lien avec une force d'origine mao?ste), a contribu? ? affaiblir le mouvement. Enfin, le simple probl?me de g?rer, sur la dur?e, un tel mouvement qui conna?t d'importantes difficult?s ? mettre en place (ou m?me ? concevoir) des alliances sociales et politiques avec d'autres secteurs de la soci?t?, d?montre sa vuln?rabilit?, ce qui n'emp?che pas sa radicalit? (et parfois m?me l'explique).

Nous reviendrons dans un certain temps sur la situation d'ensemble, ?conomique, sociale et politique, de l'Argentine.

Pour l'heure, voici l'histoire, les projets et les convictions d'un jeune militant du MTD de Neuquen. Un excellent reportage fait par une journaliste du quotidien Pagina 12. ?R?d

?La police m?a vu et quand la r?pression a commenc?, ils m?ont vis? ? la t?te.? Les silences de Pepe (Pedro) sont plus longs encore que ses boucles noires, ce qui n?est pas peu dire. Il y a deux mois, alors qu?il manifestait contre un projet du gouvernement de la province de Neuqu?n de payer les 150 pesos (50 dollars; 62 CHF) de subsides distribu?s sous forme de cartes magn?tiques individuelles [ce qui rompt toute organisation collective pour la distribution des aides aux ch?meurs, mais est fait pour combattre pr?tendument le client?lisme, alors que la distribution de la carte elle-m?me renvoie ? une forme modernis?e de client?lisme], les balles de la police de Neuqu?n ont laiss? sur lui de nombreuses traces.

Soixante-quatre marques de plomb dans la peau, un ?il en moins et plus de force que jamais. Pepe s?appelle Pedro Alveal, et sur les 20 ann?es qu?il a v?cues, il en a d?j? pass? trois comme militant de la jeunesse du MTD et plus d?une comme c?ramiste chez Zanon, une fabrique qui emploie environ trois cents ouvriers de Neuqu?n [voir ? ce sujet, sur le site, l'article: ?Argentine: La Zanon occup?e: r?cit d'une exp?rience extraordinaire, janvier 2004?.

?Il faut s?organiser?, r?p?te-t-il, comme si cela constituait le premier ?chelon vers un sommet ?lev?, mais non impossible ? atteindre. L??cole du soir, les gr?ves de travailleurs, les rues de son quartier. N?importe quel coin de sa province se transforme en sc?ne de? lutte pour lui et pour les nombreux jeunes dont Pepe dit qu? ?ils font tourner une roue ? c?t? du pouvoir?.

Que s?est-il donc pass? le jour de la r?pression ?

Je me souviens tr?s bien du jour qui pr?c?de. Cette nuit-l?, je suis sorti de l??cole en pensant que nous devrions nous rendre d?s le lendemain matin au Ruca-Che (local) pour dire que nous ne voulions pas de cette carte qui imposait des conditions pr?cises et qui allait faire du tort aux camarades. Le jour suivant, je suis donc sorti avec une camarade distribuer des tracts dans lesquels il ?tait expliqu? pourquoi nous n?acceptions pas la carte.

A ce moment, la police m?a vu et ensuite, quand la r?pression a commenc?, elle m?a reconnu et m?a vis? ? la t?te. Je suis rest? en premi?re ligne aux c?t?s de beaucoup de gens du quartier qui ne sont pas des militants. Des ouvriers, des paysans, des mapuchos [indiens de la cordill?re, la province voisine la cordill?re andine] et des enfants.

Les policiers ont r?prim? tout le monde. Quand nous avons vu que les heures passaient et que les tirs ne cessaient pas, nous avons d?cid? de nous r?unir en assembl?e afin d?analyser ce qu?il fallait faire. Nous savions que si la r?pression se poursuivait, ils allaient finir par entrer dans les maisons et arr?ter n?importe qui. En pleine assembl?e, la police a fait irruption et a commenc? ? tirer. Je suis rest? sur place ? regarder comment les gens s?enfuyaient. Je ne me suis cach? derri?re rien du tout. Je ne sais pas ce qui m?a pris ? ce moment. Je n?ai pas couru. La police s?est dirig?e vers moi en tirant. Ils m?ont poursuivi puis ont fini par m?avoir. Ils m?ont conduit au commissariat o? ils ont continu? ? me frapper, en m?accusant d??tre un gauchiste et un ?syndicaliste?. Vers les trois heures du matin, ils m?ont rel?ch?.

Durant la r?pression, une des balles de caoutchouc a atteint votre ?il et finalement vous l?avez perdu. Aucun m?decin ne vous a-t-il auscult? au commissariat ?

????? Non, aucun. Ils m?ont fait soulever mon T-shirt et ont dit: ?Ils t?ont chi? dessus des balles ?. Ensuite, ils m?ont fait m'agenouiller et ils m?ont pouss? dans une cellule. Juste au moment o? l?on m?a rel?ch?, des infirmiers qui attendaient dehors, m?ont conduit ? l?h?pital.

????? Qu?est-ce qui a chang? depuis ce jour-l? ?

????? Apr?s cela, je ne me suis pas effondr?. Le lendemain, je voulais aller ? l??cole, mais je me suis lev? et me suis retrouv? enferm? avec un policier ? c?t? de moi. Il semblait que tout se liguait contre moi. Je me sentais comme un anarchiste. Je ne voulais m?me pas ?couter ce que disait le m?decin. J?avais une rage terrible.

????? Et maintenant ? Comment votre vie continue-t-elle ?

????? ? (long silence). Je ne sais pas. Rester ? la maison me fait penser ? beaucoup de choses. Ils ont transform? mes r?ves. Je r?vais de beaucoup d?autres choses, je r?vais ?veill?. Maintenant je suis plus lucide. Dans un premier temps, j??tais tr?s fou. Si auparavant je pensais qu?il fallait cesser avec la r?pression que l?on a depuis 2001, je pense maintenant qu?il ne faut pas seulement la faire cesser, mais ?galement la combattre face ? face et la d?truire?

????? Est-ce possible ?

????? N?importe quelle chose peut ?tre stopp?e. Tu fais cesser de faire fonctionner un collectif, cela interrompt les autres cinq qui viennent derri?re. Oui, je crois qu?on peut mettre fin ? une chose et en commencer une autre. De plus, nous sommes nombreux. Nous sommes des millions de gens ? en avoir marre.

????? Pourquoi pensez-vous que la police r?prime ?

????? Parce qu?on les d?range. Cela les d?range que les gens veuillent se faire entendre. Cela les d?range qu?on r?clame pour nos droits, pour notre futur. Zanon les d?range. Que les ouvriers puissent arr?ter une fabrique et que dans cette fabrique il y ait des ch?meurs qui s?organisent. Ils ont peur que ?a se passe dans d?autres fabriques, jusque dans celles que dirige Sobisch (Jorge Sobisch, le gouverneur de Neuqu?n).

????? Pourquoi militez-vous au sein du MTD ?

????? Le Mouvement est apparu en octobre 2001 avec la forte politisation des ouvriers de la construction qui se sont mis ? s?organiser d?s 1995. J?ai commenc? ? militer ? l??ge de 17 ans, quand je me suis rendu compte que dans mon quartier il y avait des gens dans le besoin qui luttaient pour notre futur. Donc, nous les gamins, nous devions ?galement nous organiser. Comme cela s??tait d?j? pass? en Argentine plusieurs ann?es auparavant, nous les jeunes, nous nous sommes rendus compte que nous devions nous organiser politiquement d?une fa?on ou une autre. Il fallait r?veiller les autres compagnons pour qu?il y ait plus de gens qui r?fl?chissent politiquement. Nous, nous n?acceptions pas une politique dont ne b?n?ficient que le gouverneur et ceux qui se trouvent autour de lui. Neuqu?n est pour Sobisch un empire, non une province.

????? Vous travaillez, vous ?tudiez et vous militez. Comment faites-vous tout cela ?

????? Je crois qu?il faut construire quelque chose depuis un autre point de vue. Je travaillais jusqu?au soir chez Zanon et les mardis et jeudis, nous nous r?unissions au MTD. Tous les jours apr?s le travail, j?allais ? l??cole du soir o? je veux terminer le secondaire. Je n??tudie pas pour occuper mon temps ? quelque chose, l??tude c?est ce qui est le plus important pour moi. Il faut pouvoir passer de l?autre c?t?. Il y a des gamins qui, ne voyant que la facilit?, entrent dans la police. Ils savent que dans le futur ils vont avoir un salaire s?r, une retraite, tout.

????? Et avant d?entrer en fabrique, que faisiez-vous ?

????? Je faisais des petits boulots. J?ai toujours essay? de me d?brouiller non seulement dans ma famille, mais dans le voisinage et le quartier. Je sortais en compagnie de mon p?re pour vendre avec un chariot des pommes et ainsi ramener de quoi manger ? la maison. Ceux qui nous connaissaient nous achetaient quelque chose. Parfois mon p?re se f?chait contre moi parce que, ? peine rentr? du travail, je repartais au centre ville. Il me disait que je devais continuer ? vendre jusqu?? la nuit, et moi je lui expliquais que je devais m?organiser. Lui, jusqu?? ce qu?il entre chez Zanon il y a quelques mois, il n?a fait que vendre des l?gumes et des fruits dans la rue. Il n?avait pas de boulot. Avant, il travaillait dans une entreprise japonaise qui installait des lignes de haute tension dans tout le pays pour la Telefonica [entreprise de t?l?phone contr?l?e par la multinationale espagnole], mais en 2001 il a perdu son travail ? cause d?une r?duction de personnel. Apr?s ?a, il n?a plus jamais trouv? de travail, jusqu?? r?cemment, o? il est entr? en fabrique.

????? Qu?est-ce que cela a repr?sent? pour vous de pouvoir entrer chez Zanon ?

????? Ils te donnent envie de t?investir dans n?importe quelle autre fabrique et de proposer d?y faire la m?me chose. Jusqu?? aujourd?hui, je me sens comme au premier jour, content d??tre entr? dans une fabrique contr?l?e par les travailleurs. C?est impressionnant. Je me suis m?me mis ? lire pour en savoir plus sur le communisme. Je n?avais jamais travaill? dans aucune fabrique. Le plus ressemblant que j?aie vu, c?est des trucs en construction dont on te fiche dehors d?s que c?est termin?.

????? En ao?t 2002, l?assembl?e de la fabrique a d?cid? d?incorporer des nouveaux travailleurs provenant des mouvements de ch?meurs. Pourquoi ont-ils choisi les plus jeunes parmi eux ?

????? Ils voyaient bien que c??tait nous les jeunes les plus frapp?s et les plus r?prim?s du quartier, nous aussi qui nous affrontions le plus violemment avec la police dans les rues. La r?pression te met une seule id?e dans la t?te: ?On va pourrir ? la maison, on ne sortira pas, on n?aura pas de travail ?. Et je crois que la jeunesse ne doit pas rester comme ?a. Elle doit sortir m?me si ?a lui fait peur. C?est pour ?a que les dirigeants ont pens? qu?il fallait donner une chance ? ces jeunes. Maintenant, et plus encore depuis que je suis chez Zanon, je poursuis la m?me id?e: changer les choses.

????? Comment votre quartier est-il ?

????? C?est un lieu plein de gamins tr?s intelligents qui ont beaucoup d?id?es. Il y a ?norm?ment de gens avec lesquels on peut se mettre en lien pour faire bouger les choses dans un sens qui ne soit pas celui qu?on nous impose. Ce gouverneur veut s?emparer de tout et ?a ne va pas. D?o? l?id?e de commencer ? faire tourner une roue ? c?t? de lui dans la direction que nous d?cidons.

????? Que s?est-il pass? dans le quartier depuis les ?v?nements de Ruca-Che [local et quartier]?

????? Les gens ont la rage. Beaucoup de camarades sont venus me voir pour me dire de continuer ? avancer. Un jour, un soudeur est venu me montrer une plaie qu?il avait sur la poitrine. Une balle de plomb qu?il avait re?ue en 1974. Il m?a racont? qu?apr?s ce qui lui ?tait arriv?, il s??tait organis? et qu?il avait suivi une ligne. Que ce sont les fils qui nous viennent de cette ?poque. Il m?a dit que si on arrive aujourd?hui ? attraper ces fils, il faut continuer. Et je l?ai ?cout?. Ces choses sont de celles qui te permettent de rester sur pied. Parce que, m?me si tu crois ?tre fort, il est difficile de se relever tout seul, il te faut l?aide de tes camarades.

????? Que ressentiriez-vous s?ils laissaient en libert? les policiers qui vous ont tir? dessus ?

????? Ce serait une injustice. Une ?norme injustice. Ce jour-l?, personne n?est mort, mais beaucoup de gens auraient pu mourir. Comme le pr?sident du quartier qui a re?u une balle dans le ventre. Si cela avait ?t? dans la t?te?