Débat
Daniel Bensaïd
Réponse à Alain Badiou
Daniel Bensaïd *
Dans son numéro du 27 janvier 2009, Libération a publié un long entretien avec le philosophe Alain Badiou, où celui-ci exprimait son scepticisme face au lancement du Nouveau Parti Anticapitaliste. Le philosophe Daniel Bensaïd lui répond ici.
La révolution est devenue «un concept vide» et «même le NPA [Nouveau Parti Anti-capitaliste] ne prépare pas la révolution», dis-tu. La situation est en effet «comparable à celle des années 1840». Au lendemain d’une Restauration, survient un moment de renaissance des luttes sociales et de fermentation utopique. L’idée de révolution survit alors comme mythe, plutôt que comme projet stratégique: «Ce qui s’est passé à l’époque, c’est une reconstruction intellectuelle nourrie par des expériences ouvrières isolées: les communistes utopiques, le Manifeste de Marx, etc.» Cet «etc» énumératif gomme le fait que s’esquisse alors une différenciation entre socialismes utopiques et communisme, une transition du «communisme philosophique» au communisme politique, que sanctionne, en 1848, la rencontre d’une idée (le Manifeste) et d’un événement (la révolution de Février et la tragédie de Juin 1848).
De même, depuis le tournant des années 90 – le soulèvement zapatiste de 1994, les grèves de l’hiver 1995 en France, les manifestations altermondialistes de Seattle en 1999 – des différenciations sont à l’œuvre entre un antilibéralisme résistant aux excès et abus de la mondialisation, et un anticapitalisme renaissant qui remet en cause la logique même de l’accumulation du capital.
Reprend ainsi des couleurs, comme tu l’écris fort bien, «l’idée d’une société dont le moteur ne soit pas la propriété privée, l’égoïsme et la rapacité». Cette idée ne suffit certainement pas à refonder un projet de renversement de l’ordre établi. Mais elle commence à tracer une ligne de partage entre les prétendants à la refondation d’un capitalisme moralisé et ses adversaires irréductibles, qui entendent le renverser: «L’hypothèse communiste est une tentative pour réinvestir le présent d’un autre biais que sa nécessité.»
Nous partageons avec toi ces convictions et l’opposition intransigeante à l’ordre établi. Nous sommes beaucoup moins d’accord avec la manière d’aborder le bilan du Siècle auquel tu as consacré un beau livre. Tu as raison de dire que les critères de jugement généralement appliqués à ce qu’il est convenu d’appeler l’expérience communiste sont ceux de l’efficacité économique et des normes institutionnelles du monde occidental. De sorte que le verdict est acquis d’avance. Suffit-il pour autant, du point de vue opposé des exploités et des opprimés, de constater que «les moyens adoptés ont été désastreux», comme s’il s’agissait d’une simple erreur – ou d’une simple «déviation» comme le soutint naguère Louis Althusser.
La question qui n’est toujours pas réglée entre nous est celle du bilan du stalinisme, et – sans toutefois les confondre – du maoïsme. «Du temps de Staline, écris-tu dans ton pamphlet contre Sarkozy, il faut bien dire que les organisations politiques ouvrières et populaires se portaient infiniment mieux, et que le capitalisme était moins arrogant. Il n’y a même pas de comparaison.» La formule tient, bien sûr, de la provocation.
Mais, s’il est indiscutable que les partis et le syndicats ouvriers étaient plus forts «du temps de Staline», ce simple constat ne permet pas de dire si ce fut grâce ou malgré lui, ni surtout ce que sa politique a coûté et coûte encore aux mouvements d’émancipation. Ton entretien à Libération est plus prudent: «Mon seul coup de chapeau à Staline: il faisait peur aux capitalistes.» C’est encore un coup de chapeau de trop. Est-ce Staline qui faisait peur aux capitalistes, ou bien autre chose: les grandes luttes ouvrières des années trente, les milices ouvrières des Asturies et de Catalogne, les manifestations du Front populaire? La peur des masses, en somme. Dans nombre de circonstances, non seulement Staline ne fit pas si peur aux capitalistes, mais il fut leur auxiliaire, lors des journées de Mai 1937 à Barcelone, du pacte germano-soviétique, du grand partage de Yalta, du désarmement de la résistance grecque.
Ces différences de jugement sur le sens et la portée du stalinisme sont la conséquence d’une approche différente de l’histoire. Tu enregistres une succession de séquences – le communisme-mouvement au XIXe siècle, le communisme-étatique au XXe, l’hypothèse communiste ouverte aujourd’hui – sans trop te préoccuper des processus sociaux qui y furent à l’œuvre et des orientations politiques qui s’y trouvèrent opposées.
L’enjeu est pourtant de taille, non pour le passé, mais pour le présent et l’avenir: ni plus ni moins que la compréhension du phénomène bureaucratique et des «dangers professionnels du pouvoir», afin de mieux leur résister, sans garantie d’y parvenir.
Tu réduis ta critique du stalinisme à une question de méthode: «On ne peut diriger l’agriculture ou l’industrie par des méthodes militaires. On ne peut pacifier une société collective par la violence d’Etat. Ce qu’il faut mettre en procès, c’est le choix de s’organiser en parti, ce que l’on peut appeler la forme-parti.» Tu finis ainsi par rejoindre la critique superficielle des ex- eurocommunistes désabusés qui, renonçant à prendre la mesure de l’inédit historique, font découler les tragédies du siècle d’une forme partisane et d’une méthode organisationnelle. Il suffirait donc de renoncer à la «forme-parti»? Comme si, un événement aussi important qu’une contre-révolution bureaucratique, soldée par des millions de morts et de déportés, ne soulevait pas des interrogations d’une tout autre portée sur les forces sociales à l’œuvre, sur leurs rapports au marché mondial, sur les effets de la division sociale du travail, sur les formes économiques de transition, sur les institutions politiques.
Et si le parti n’était pas le problème, mais un élément de la solution ? Car il y a parti et parti. Pour que s’impose à partir de 1934, le «Parti des vainqueurs» et de la Nomenklatura, il a bien fallu détruire méthodiquement, par les procès, les purges, les déportations et les exécutions massives, ce que fut le Parti bolchevique d’Octobre. Il a fallu anéantir, les unes après les autres, les oppositions. Il a fallu, à partir du cinquième congrès de l’Internationale communiste, sous le prétexte fallacieux de «bolchevisation», militariser les partis et l’Internationale elle-même.
Un parti peut au contraire être le moyen – certes imparfait – de résister aux puissances de l’argent et des médias, de corriger les inégalités sociales et culturelles, de créer un espace démocratique collectif de pensée et d’action.
Tu constates toi-même les limites des alternatives à la «forme-parti»: «On a beau parler réseau, technologie, Internet, consensus, ce type d’organisation n’a pas fait la preuve de son efficacité.» Il ne te reste plus alors qu’à constater que «ceux qui n’ont rien», n’ont «que leur discipline, leur unité». Il paraît curieux d’aborder ainsi le problème de l’organisation politique sous l’angle de la discipline, pour en conclure que «le problème d’une discipline politique qui ne soit pas calquée sur le militaire est ouvert». Nous sommes bien loin aujourd’hui, dans la plupart des organisations de la gauche révolutionnaire, d’une discipline militaire et de ses mythologies. La question de la discipline y est subordonnée à celle de la démocratie: l’unité (la discipline) dans l’action est l’enjeu qui distingue la délibération démocratique du bavardage et du simple échange d’opinion.
A la fin de l’entretien, tu souhaites au NPA un score électoral de 10 % qui mettrait «un peu de désordre dans le jeu parlementaire». Mais, fidèle à ton refus principiel de participation au jeu électoral, tu annonces ton refus d’y contribuer: «Ce sera sans ma voix». Tu avais souhaité de même, en 2005, la victoire du Non contre le Traité constitutionnel européen, sans y apporter non plus ton suffrage. D’aucuns pourraient voir là une coquetterie ou une inconséquence. Il s’agit en réalité d’une position consistante, dont tu résumes bien les fondements dans l’entretien: Il s’agirait de se garder d’un double écueil: «se définir à partir de l’Etat» et «jouer le jeu électoral».
Sur le premier point, nous sommes d’accord. Le NPA ne se définit pas à partir et en fonction de l’Etat, mais à partir des intérêts de classe, des mobilisations «d’en-bas», de l’auto-émancipation, de ce que nous appelons une politique de l’opprimé. Sur le deuxième point, tout dépend de ce qu’on entend par «jouer le jeu électoral». Si jouer ce jeu, c’est simplement participer à des élections, le fait est que nous le jouons dans la mesure où les rapports de force électoraux ne sont pas étrangers, fût-ce de manière déformée, aux rapports de forces entre les classes. Mais si le jouer, c’est subordonner l’auto-organisation et la lutte aux calculs et aux alliances électorales, alors nous ne le jouons pas. Et c’est bien ce qu’on nous reproche quand on nous accuse de «faire le jeu de Sarkozy» sous prétexte que nous refusons toute coalition majoritaire dans les exécutifs avec le Parti socialiste.
Aux deux écueils précédents, tu en ajoutes un troisième, sur lequel nous serons d’accord: «Savoir résister au fétichisme du mouvement, lequel est toujours l’antichambre du désespoir.» Nous avons en effet combattu avec constance «l’illusion sociale» qui oppose caricaturalement un mouvement social, propre et sain, à la lutte politique, salissante et compromettante par nature. C’est là un évitement de la politique qui dans une conjoncture de défaite et de reflux, fait d’impuissance vertu.
Ta conclusion sur le NPA relève du procès d’intention et du pronostic hasardeux: «Cette combinaison de la vieille forme-parti à justification marxiste, et d’un jeu politique traditionnel (participation aux élections, gestion des pouvoirs locaux, noyautage des syndicats) renvoie tout simplement au bon vieux Parti communiste d’il y a quarante ans.»
Passons sur le «noyautage des syndicats» qui reprend une vieille formule de la bureaucratie syndicale, comme si les militants révolutionnaires qui participent à la construction d’un syndicat avec leurs collègues de travail y étaient des corps étrangers. Et arrêtons-nous sur ta proposition finale: «Pour le moment, ce qui compte, c’est de pratiquer l’organisation politique directe au milieu des masses populaires et d’expérimenter de nouvelles formes d’organisation.» Cela compte, en effet. Et c’est ce que font au quotidien tous les militants engagés dans les luttes syndicales, dans le mouvement altermondialiste, dans les luttes sur le logement, dans les réseaux comme Education sans frontières, dans le mouvement féministe ou écologiste.
Mais est-ce suffisant ? Le «fétichisme du mouvement» que tu dis redouter n’est-il pas la conséquence du renoncement à donner forme à un projet politique – qu’on appelle cette forme parti, organisation, front, mouvement, peu importe – sans laquelle la politique, si fortement invoquée, ne serait qu’une politique sans politique ?
* Daniel Bensaïd est membre de la Ligue communiste révolutionnaire et philosophe. Il répond à l’entretien qu’Alain Badiou a donné au quotidien Libération et qui se trouve sur ce site.
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