N°7 - 2002

Enseignement: enquête PISA de l'OCDE

Privatiser élève et école

On a abondamment parlé, ces derniers mois surtout, du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) 1, patronné par l'Organisation pour la coopération et le développement économiques - OCDE2qui est à la fois le club des 30 pays nantis du monde et un des moteurs idéologiques de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Les objectifs de PISA sont synthétisés en trois points par son maître d'úuvre. Il s'agit de «relancer la collaboration autour de la définition et de l'opérationalisation des objectifs de l'enseignement, par le biais de méthodes novatrices qui traduisent des jugements sur les compétences utiles dans la vie des adultes.»

Le quotidien «Le Temps» (13 mai 2002) a relayé les thèmes ultra-libéraux de PISA en mettant en relief les propositions de l'Oragnisation internationale pour le développement de la liberté d'enseignement (OIDEL), sise à Genève. Cet organisme plaide pour la privatisation du système scolaire, nouveau champ d'investissements et d'hypersélection sociale. Le terme liberté renvoie, ici, à celle d'ouvrir ce secteur public aux capitaux privés.

Une plume spécialisée, à coup (coût ?) sûr, Anna Lietti, constatait dans ce quotidien romand et international que la Suisse était «coincée» entre la République d'Iran et la Tchéquie, alors que les pays couronnés par l'OIDEL suivent les préceptes de PISA sur «les performances» (à partir de la lecture, sic) des élèves: les Pays-Bas, puis l'Australie et la Finlande.

Dario Lopreno*

Selon la brochure de synthèse (voir  note1), PISA est une enquête qui, dans 27 pays de l'OCDE plus le Brésil, la Lettonie, le Liechtenstein et la Russie, a touché en tout 250 000 jeunes âgés de 15 ans, dont 6100 scolarisés en Suisse (où un échantillon supplémentaire a été tiré afin de pouvoir évaluer les élèves de 9e année scolaire, qui n'ont pas tous nécessairement 15 ans).

L'enquête veut mesurer et comparer internationalement et régionalement «les performances des jeunes de 15 ans en lecture, en mathématiques et en sciences». Elle porte également sur la motivation des enquêtés et sur leurs stratégies d'auto-apprentissage et, dans quelques pays uniquement, elle a donné lieu à une enquête internationale sur l'aisance dans l'utilisation personnelle de l'ordinateur. L'accent de l'enquête 2000 a été mis sur les compétences en lecture, en 2003 elle sera renouvelée avec un accent sur les maths et en 2006 sur les sciences.

Signalons enfin que PISA ne veut pas mesurer les acquis scolaires stricto sensu, mais les «compétences» issues des environnements scolaire et extrascolaire et des motivations de l'élève testé. Mais, une fois cela posé, PISA finit toujours par revenir sur l'école.

En Suisse, plusieurs autorités politiques locales, nombre de partis et d'associations ont frémi d'angoisse à l'idée que la Suisse est classée «moyenne» dans les comparaisons internationales de PISA 2000 (17e rang sur 31). Ces mêmes milieux ont carrément eu des sueurs froides à Genève, en apprenant que le canton venait en queue des cantons romands dans le classement PISA. Pour sa part, la presse nous a fourgué des titres à faire frémir. La Tribune de Genève a même poussé le bouchon médiatique jusqu'à titrer «Quatre élèves sur cinq ne savent pas lire, mais le Conseil d'Etat est satisfait», le 24 janvier 2002. Même Le Courrier a titré le 5 décembre 2001: «Les élèves suisses peuvent et doivent faire mieux».

Certaines associations d'enseignants ont vécu leur 11 septembre scolaire, remplaçant les «performances» «moyennes» ou «médiocres» du nouveau système métrique de l'OCDE par «ne plus savoir lire». Les plus curieux sont allés voir comment cela se passe chez les premiers de classe PISA, tirant parfois des conclusions intéressantes sur les limites des systèmes scolaires helvétiques, mais tous centrés sur le désir de faire mieux au classement de l'OCDE. La conseillère d'Etat à l'instruction publique genevoise, un peu vexée et un peu fayot, a perdu les pédales et accusé les enseignants genevois concernés d'avoir trop peu pris au sérieux l'enquête, ce qui aurait joué un rôle dans les «mauvais» résultats locaux...

Dans les lignes qui suivent, nous ne traitons pas de PISA à proprement parler. Car ce Jeu olympique du savoir scolairement correct nous semble plus important par ce qu'il n'explicite pas clairement que par son contenu immédiat. Par ailleurs, il existe déjà plusieurs critiques de ce programme auxquelles nous renvoyons ; nous pensons en premier ici au texte de Pierre Varcher 4. Nous n'entrons pas non plus en matière sur la vaste bureaucratie qu'est l'OCDE et que sont les consortiums nationaux PISA, avec leurs publications ennuyeuses, nombreuses et répétitives, machines qui souffrent d'un syndrome d'auto-reproduction des postes de travail et de la structure. Cette dimension des grandes organisations internationales ne doit pas être négligée.

Nous tracerons en priorité quelques pistes de réflexion afin d'établir une compréhension de PISA à travers les trois objectifs de l'OCDE: opérationalisation des objectifs de l'enseignement, méthodes novatrices et compétences utiles.

Quand on «mesurait l'intelligence»

S'il est vrai que la bourgeoisie a toujours eu besoin de mesurer les performances intellectuelles des travailleurs et de les classifier, ce besoin s'est fait sentir davantage à certaines époques. Il s'est manifesté plus particulièrement lors des passages d'un stade de développement donné du capitalisme à un «stade supérieur», en termes quantitatifs (contrôle de territoires, de populations, de matières premières, accroissement de la production et du commerce) et qualitatifs (organisation des processus de production, de reproduction de l'appareil productif et des infrastructures, de commercialisation des produits, de gestion de la force de travail...).

Les profonds changements qui s'opèrent, lors de ces périodes de transition, au cúur des modalités de la production et de la reproduction sociales conduisent à des redéfinitions des relations sociales et professionnelles de pouvoir. Partant, cela touche directement l'éducation scolaire et professionnelle.

L'un de ces moments critiques a été le siècle de l'expansion coloniale, des révolutions industrielles et des nationalismes européens, entre autres. Il a produit une masse d'ouvrages, de théories et de techniques anthropométriques et «culturo-métriques». Ces mesures de l'être humain et des sociétés humaines ont servi de fondement aux racismes sur lesquels s'est construite l'idéologie des impérialismes 5.

Un autre épisode important a marqué la fin du XIXe et le début du XXe siècle, avec la domination très élargie du salariat comme rapport de travail, comme mode de vie et comme référence culturelle. Au cours de cette période ont été taillées deux faces, interdépendantes, de l'éducation de masse.

D'un côté, il y avait l'école publique obligatoire, nommée aussi «école laïque républicaine» (désignation autrefois jacobine-pompeuse, aujourd'hui nostalgique-kitsch), puissante institution de formation et d'intégration des futurs salarié·e·s.

De l'autre côté, il y avait les «tests de mesure de l'intelligence» (en 1905 avec Alfred Binet et Théodore Simon, en France), puis les mesures du «quotient intellectuel» (en 1912 avec William Stern, en Allemagne). Dans un premier temps, ces tests de mesure servaient à identifier les élèves, et futurs salariés, que les institutions scolaire et médicales considéraient comme des «ratés»: elles les neutralisaient dès l'entrée de l'école publique ou durant le cursus scolaire. C'était des élèves dont l'âge dit chronologique était qualifié de «trop» inférieur à l'âge dit mental. Le but était alors de séparer le bon grain de l'ivraie ou, plus prosaïquement, selon le docteur Binet, «de dégager de la gangue scolaire la belle intelligence native» 6.

De ces deux tests de mesure sont issus nombre de dérivés, plus ou moins sophistiqués, utilisés de plus en plus largement par la raison hiérarchique au cours du XXe siècle. Les écoles et le recrutement militaire ou les entreprises - pour ce qui a trait à l'engagement et la promotion - sont des lieux, par excellence, d'application de ces mesures. Les procédures judiciaires en font de même usage.

Tous ces tests ont en commun d'être somme toute très limités. Ils isolent des savoirs scolaires, plus ou moins nombreux, des aptitudes personnelles trop ouvertement liées aux statuts sociaux. De plus, leur nom et leur passé les rendent peu présentables aujourd'hui. Alors que leur contenu les rend trop sommaires pour les opérateurs des multiples sélections scolaires et professionnelles.

Mesurer pour privatiser les lieux d'acquisition

Après la longue période d'expansion économique (1947-1974 / 75) et suite à la massification de la formation scolaire et professionnelle liée cette phase prolongée de croissance - massification nommée, à tort, «démocratisation» des études par les illusionnistes de la social-démocratie comme de la droite classique - les données du problème ont changé.

Au niveau de la gestion globale de l'éducation, il ne s'agit plus de disposer d'un outil apparemment objectif de discrimination, de (re)distribution et de sélection des personnes selon leur «intelligence». Cette fonction était remplie et peut encore l'être par le QI. Le problème auquel s'affrontent les classes dominantes des pays impérialistes est le suivant: mettre en place une standardisation de l'éducation et de la formation à trois niveaux

• Le premier a trait aux principaux contenus de l'éducation et de la formation ; par exemple: la langue première, les mathématiques, les sciences, l'informatique et l'anglais.

• Le deuxième concerne les niveaux atteints par les élèves à des échéances précises: fin de scolarité obligatoire, certifications post-obligatoires scolaires ou professionnelles, titres universitaires de base, moyen et avancé ;

• Le troisième, enfin, est en relation avec les modalités des formations «modulaires»: c'est-à-dire toutes les formations par certificats progressifs, capitalisables, qu'elles soient continues, de perfectionnement, de recyclage, de réinsertion après chômage ou retour au travail, etc.

Cette standardisation trouve sa raison d'être lorsqu'elle est reliée à la vaste opération de privatisation de l'immense gâteau qu'est le secteur public pour les nantis 7. Elle prend forme dans la mise sur pied d'une sorte de certification «ISO 9000» des acquis de la formation scolaire et professionnelle, qui «doit» être réalisée à certains moments clés du cursus des écoliers / élèves / apprentis / étudiants. PISA relève exactement de ce type d'instrumentarium.

La privatisation exige la standardisation par la mesure des «compétences acquises». Pourquoi ?

1°En premier lieu, parce la généralisation du nouveau système «technique» de production-distribution - les nouvelles technologies de l'énergie nucléaire, des nouvelles matières, des biotechnologies et du génie génétique, toutes fondées sur l'électronique, les processus virtuels et le tout-publicité - combinée avec les difficultés d'accumulation rentable des capitaux ainsi qu'avec le tassement relatif des débouchés marchands a suscité une offensive mondialisée pour la généralisation des privatisations. De manière concertée, les classes dominantes des pays impérialistes, malgré leurs intérêts respectifs particuliers, militent en faveur de l'ouverture de nouveaux territoires d'investissements privés et d'accaparement privé de la richesse produite.

L'un de ces nouveaux marchés est l'enseignement et la formation. Colossal en termes d'investissements et de rentabilité, ce secteur représente l'équivalent de la découverte d'un nouveau continent pour les investisseurs.

En 1998, ce «marché» est considéré comme pouvant permettre un chiffre d'affaires de 1000 milliards de dollars. Tel est au sein de l'OCDE «le montant des dépenses annuelles de ses Etats membres en faveur de l'enseignement. Un tel «marché» est activement convoité. Quatre millions d'enseignants, 80 millions d'élèves et étudiants, 320 000 établissements scolaires [...] sont à présent dans la ligne de mire des marchands. Mais il faudra beaucoup d'efforts pour faire appliquer ces textes et rapports, qui demanderaient un démantèlement de l'essentiel du service public de l'enseignement», écrit Gérard de Sélys8.

En Suisse, ce secteur représente 5,5 % du Produit intérieur brut (PIB), soit plus de 20 milliards de francs en 1998. Or ce continent éducatif est éclaté, dispersé, atomisé, différencié, hétérogène. Il faut donc l'explorer et le prendre en main au plan international. Autrement dit, il faut le standardiser au plus près, pour mieux pouvoir le dépecer.

2° Ensuite, parce que les entrepreneurs, actionnaires et rentiers qui décident des tenants et aboutissants de ce vaste projet prennent de gros risques politiques et économiques. D'une part, la concrétisation de cette privatisation peut susciter des oppositions massives, peut-être dures, de la part des milieux syndicaux et professionnels (enseignants, formateurs, éducateurs, personnel administratif et technique, etc.) et des élèves, apprentis et étudiants. Une résistance-réaction pourrait se manifester chez des salarié·e·s parents d'élèves. Ce front social peut s'élargir.

D'autre part, a priori, il n'est pas exclu que ce type d'opposition puisse trouver une expression politique majeure. Cela serait susceptible de faire vaciller quelques projets néo-conservateurs analogues.

C'est pourquoi les acteurs de la privatisation opèrent un véritable travail institutionnel, de diffusion idéologique, de programmation de leur contre-réforme, avant de susciter des oppositions qui seraient plus difficiles à maîtriser.

3° Il ne s'agit pas livrer en pâture ce gâteau aux entreprises privées sans autre forme de procédé. Car les voies de la privatisation d'un secteur aussi vaste, décentralisé et au centre de la production-reproduction sont innombrables. L'article de Lucienne Girardbille et Pierrette Iselin, dans le journal du Syndicat des services publics (SSP), donne un excellent aperçu de l'ampleur de cette complexité 9. Car, aussi, avec le nouveau système technique en place, les exigences des employeurs en termes de «compétences» des salarié·e·s sont tellement pointues, différenciées et instables que la bourgeoisie veut re-réguler ce secteur avant de libéraliser.

C'est ce point qui explique, par exemple, le contenu et le nombre des accords et des conventions tels ceux de Lisbonne (1997), de la Sorbonne (1998), de Bologne (1999), de Salamanque (2001), de Prague (2001) et, l'an prochain, de Berlin, pour la création d'un «espace européen des hautes écoles» 10, ouvert à la privatisation mais hautement standardisé.

Il s'agit en fait d'une forte dérégulation pour encaisser les bénéfices, mais d'une haute régulation pour organiser le marché de manière totalement ouverte (globalisée)... C'est là la grande contradiction interne, difficile à surmonter, dudit néolibéralisme au cours de cette période historique de l'impérialisme du troisième âge.

4° Cette dérégulation implique une réorganisation profonde et une centralisation des diverses autorités nationales de la politique de l'éducation. Issues de décennies de clientélisme, de compromis entre fractions politiques dominantes, de concessions aux oppositions, aux secteurs économiques ou aux régions, ces institutions sont peu opératoires. A défaut de cette réforme, la re-régulation néolibérale va être des plus chaotiques.

En Suisse, le «think tank» patronal «Fondation Avenir suisse» se préoccupe tout particulièrement de cet aspect des choses 11. De même, la Conférence des directeurs cantonaux de l'instruction publique (CDIP) a pris prétexte des résultats PISA pour annoncer la mise en place d'une «Alliance pour l'éducation» fédérale, afin de réunir tous «les différents partenaires du monde de l'éducation et du travail»12 du pays. La standardisation par la mesure des compétences acquises (PISA) participe de ce projet.

5° Avant de l'immerger dans la privatisation, le marché de la formation professionnelle est repensé de manière à offrir le maximum de fiabilité. La bourgeoisie et ses décideurs savent, d'expérience, qu'il y a beaucoup d'employeurs peu scrupuleux.

Mais il est aussi repensé de façon à offrir le maximum d'utilitarisme dans la formation, et donc le maximum de souplesse, de possibilité de réorientation et de recyclage non choisis, en faveur des employeurs. C'est là un des sens profonds des programmes du type PISA. Une fois les acquis testés - et donc certifiables - le débat peut, par exemple, mieux s'ouvrir sur les mesures d'éducation et de formation privées, dont les mesures dites «modulaires». La formation est devenue marchandise.

Les promesses de la formation modulaire.

Cette formation «en modules» - prolongement des formations en général, mais surtout visant ceux et celles qui n'ont pas suivi la voie royale des hautes écoles - sera éclatée dans le temps, dans l'espace et même dans les matières. Les besoins et exigences des employeurs s'imposeront, dans l'état actuel des rapports de forces sociaux et politiques. Il est clair que l'idée modulaire ne serait pas forcément à remettre en cause en tant que telle. Toutefois, dans le contexte qui nous concerne, elle offre un tapis rouge à la privatisation d'une partie de la formation / éducation. Elle va alors se concrétiser dans:

1° la généralisation des chèques-formation (argent mis à disposition de personnes qui s'adressent aux multiples formateurs, notamment privés) pour les besoins de suppléments de formation et de recyclage ;

2° la mise en place de la «validation des acquis», «tout au long du cursus professionnel», sera homologuée pour chacun. Le nouveau curriculum vitae standardisé officiel européen ne le prévoit-il pas ? Mais, cette homologation sera effectuée sur la base des stricts besoins de l'«économie». Ces derniers se feront de plus en plus pressants, car présents toujours plus sur ce marché par le biais de la formation privée et des arrangements entre employeurs et entreprises formatrices ;

3° la généralisation des situations individualisées dans la formation va s'articuler avec l'individualisation des salaires, rendant presque impossible l'application de mécanismes salariaux issus des conventions collectives de travail ;

4° la valorisation des formations élémentaires et, donc, mal rétribuées, pour les jeunes en difficulté sortant de scolarité obligatoire ; la justification est simple: le secteur privé modulaire offre «de toute façon» ce qu'il faut... par la suite ;

5° la possibilité de déplacer sur le / la salarié·e une partie des coûts de formation continue (dépenses de matériel, de connexion Internet et de documentation personnelles) ; ayant appris à se servir de l'ordinateur à l'école et ayant chez lui un ordinateur, les formations par Internet, individualisées (et standardisées !) apparaîtront comme la seule issue. Il faut noter que ce genre de formation fait écho à l'essor de trois marchés de biens et services à conquérir: informatique à domicile, formation à distance et télétravail.

6° le déplacement du temps de formation - souvent «choisi» mais, de fait, obligatoire - sur le temps «libre» des salariés «modularisés» ;

7° la mise en concurrence des prestataires privés avec les institutions de formation publiques ; ces dernières vont perdre une part importante de leurs ressources financières dès lors qu'elles n'offrent plus la palette des possibilités offertes par le «marché» (en fait un système qui aura tendance à devenir oligopolistique) qui, lui, est forcément plus utilitariste et, d'apparence, plus souple ;

8° la possibilité de combiner des formes d'éducation précoces mixtes, du type enseignement public et prestataires privés dans les institutions publiques, peut-être pour des matières de base même ; de la sorte l'introduction de la publicité à l'école (le marché des jeunes est en extension) deviendrait la norme, sous le prétexte de financer l'«égalité des chances».

Autonomie des établissements... et mériter dès trois ans.

A côté de la formation en modules - débattue par les milieux patronaux et le maître d'úuvre de l'enquête PISA - les auteurs des analyses des résultats de PISA 2000 préconisent d'introduire l'autonomie de fonctionnement et d'engagement des établissements scolaires.

Cela permettrait de faire fonctionner le public comme une entreprise privée, de mettre les établissements en concurrence entre eux, aux dépens de tout fonctionnement solidaire et redistributif, pénalisant à terme les établissements socialement «mal» lotis.

Ce fonctionnement issu des recommandations du New Public Management est déjà à l'úuvre dans une partie considérable du secteur public. Il lui manque quelques coups de cravache pour être généralisé. Voilà qui sera fait, avec l'aimable collaboration de PISA, au nom de l'amélioration des compétences de votre enfant...

Pour parfaire la remontée de la Suisse dans le classement de l'OIDEL, les grands promoteurs de la privatisation de l'enseignement préconisent de faire commencer l'école plus tôt: vers 3 ou 4 ans. L'OCDE préconise même l'hétérogénéité - c'est-à-dire mélange des élèves, sans regroupements du type section mais avec des enseignements spécifiques au niveau des élèves pour certaines branches - dans les classes de scolarité obligatoire.

Venant de ces milieux, la chose pourrait étonner. Gageons que la scolarité de base étant la moins rentable et la plus nécessaire pour la suite, ils veulent la faire commencer le plus tôt possible, de manière hétérogène, afin de permettre à tous les «méritants» de se profiler pour la loterie de la sélection post-obligatoire. Les enfants de milieux favorisés auront toujours à disposition, outre le «mérite», les roues de secours semi-privées ou privées, si nécessaire.

Car c'est bien d'une école de la sélection sociale et par le «mérite» qu'il s'agit. Gageons aussi que, de cette manière, ils pensent pouvoir dégager plus de force de travail, féminine, au niveau du pays. Car diverses couches de main-d'úuvre commencent à se faire rares, en Europe, malgré le chômage.

Les organisateurs de la privatisation

Ces nouvelles stratégies sont mises en place par les différents acteurs majeurs de la globalisation. Ces acteurs sont les «think tank»et les lobbies des multinationales, les groupes dominants des pays de ladite triade (les Etats-Unis et la zone ALENA ; le Japon et sa zone d'influence économique d'Asie orientale ; l'Union européenne (UE), voire uniquement le noyau dur de l'Union européenne, constitué par l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France qui, parfois, cooptent un ou d'autres pays), ainsi que l'OCDE, l'OMC et leurs diverses structures.

Les trois principales institutions qui fonctionnent à tous les échelons sont les suivantes.

La Chambre de commerce internationale (CIC), fondée en 1919 ; elle regroupe des entreprises et des associations patronales de 130 pays détenant la Cour internationale d'arbitrage en matière de commerce et d'investissement. Elle est dominée par les grandes multinationales de la «globalisation», reconnue par l'ONU et sa Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI).

L'European Round Table of Indus­trialists (ERT) 13, une «Table ronde européenne» née en 1983 et regroupant les dirigeants d'une cinquantaine de multinationales agissant en Europe dont les grands de l'informatique, de l'alimentation, des pharmaceutiques.

L'OCDE: ses intentions sur la privatisation de l'éducation sont exposées d'une manière particulièrement crue et cynique dans le rapport «La faisabilité politique de l'ajustement» de Christian Morrisson14.

L'Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l'OMC, qui, depuis le milieu des années 90, tente d'ouvrir avec succès tous les services, dont l'éducation et la formation, aux entreprises privées. L'AGCS a permis de qualifier les subventions (donc aussi les subventions d'Etat aux écoles...) de «distorsion» «préjudiciable» à la libre concurrence... ce qui change toutes les données à venir en matière de politiques de l'éducation 15.

Une «opérationalisation novatrice et utile»...

Au vu de ce qui précède, les mots par lesquels l'OCDE caractérise PISA prennent plus de sens: opérationalisation des objectifs de l'enseignement,par des méthodes novatrices,en jugeant les compétences utiles pour la future vie d'adulte des enquêtés de 15 ans.

L'opérationalisation consisterait-elle à établir une adéquation étroite entre la formation de base, que mesure PISA, et les besoins présents des entreprises, y compris celles qui vont se jeter sur le marché de l'éducation ?

L'accent mis par l'enquête sur le français, les mathématiques, les sciences et l'informatique ne pourrait-il pas le laisser penser ?

Les méthodes novatrices consisteraient-elles dans la privatisation globale, partielle ou modulaire de l'enseignement ? L'enseignement est un secteur où dominent déjà, selon les pays, des multinationales, surtout australiennes, nord-américaines, britanniques et françaises. Elles se meurent de ne pas pouvoir étendre plus leurs marchés, avec les marchés «collatéraux» qui y sont attachés (de l'informatique à l'habillement, en passant par les produits musicaux, etc.).

Les compétences utiles de l'élève pour le futur résideraient-elles dans la capacité à «internaliser» (dans sa propre vie privée) une partie des coûts et du temps de formation, voire d'éducation, à travers les nouvelles technologies de la communication ?

Tout cela a, évidemment, été emballé dans un discours officiel parfaitement objectiviste et convivial. Lors d'une conférence publique, une responsable suisse de PISA a dit ne pas s'être posé la question des intentions de l'OCDE dans cette affaire 16. On croit rêver !

Tandis que, dans un élan de naïveté ou d'hypocrisie, l'Institut de recherche et de documentation pédagogique en appelle au devoir d'information à l'égard des parents et du public: «Dans quelle mesure les jeunes adultes sont-ils préparés à relever les défis que leur réserve l'avenir ? Sont-ils capables d'analyser, de raisonner et de communiquer leurs idées d'une manière efficace ? Ont-ils les capacités nécessaires pour poursuivre leur apprentissage tout au long de leur vie ? Certaines formes d'enseignement et d'organisation scolaire sont-elles plus efficaces que d'autres ? Les parents, les élèves, le public et les pouvoirs publics (ou autorités scolaires) ont besoin de savoir.»17

Les milieux syndicaux, associatifs enseignants, mais aussi les élèves et leurs regroupements, ainsi que les parents ne devraient-ils pas prendre au sérieux et en main le futur de la formation et ne pas succomber à la logique concurrentielle, qui suscitera des angoisses (et des dépenses) pour «assurer la réussite de leurs petits»... Une réussite mesurée par quoi ?

1. Concernant PISA, cf. OCDE, Connaissances et compétences: des atouts pour la vie. Premiers résultats de PISA 2000, éd. OCDE, Paris, 2001, disponible sur le site officiel PISA http://www.pisa.oecd.org / ; OCDE, Préparés pour la vie ? Les compétences de base des jeunes. Rapport national de l'enquête PISA Suisse, éd. OFS et CDIP, Neuchâtel, 2002, texte existant en résumé de 30 pages sous l'intitulé Synthèse du rapport national PISA, disponible sur http://www.statistik.admin.ch / stat_ch / ber15 / pisa-pres / pisa-f.pdf ; Consortium romand PISA, Compétences des jeunes romands. Résultats de l'enquête PISA 2000 auprès des élèves de 9e année, éd. IRDP, Neuchâtel, 2001, disponible sur le site du SRED http:// agora.unige.ch / sred / rmz/PISA/PISA2000_RapportRomand.pdf. Vous pouvez demander à l'auteur du présent article, via l'adresse e-mail de à l'encontre, les questionnaires PISA aux écoles et un exemple complet de questionnaire PISA aux élèves (site: http://www.alencontre.org).

2. Cf. site Internet OCDE, liste des pays membres sous «en savoir plus» puis «pays membres»: http://www. oecd.org / FR / home / 0,,FR-home-0-nodirectorate-no-no-no-0,00.html.

3. OCDE, Connaissances et compétences, texte cité, avant-propos, p. 3.

4. Pierre Varcher, «Evaluation des systèmes scolaires par des batteries d'indicateurs du type PISA: vers une mainmise néolibérale sur l'école ?», Genève, janvier 2002, disponible sur le site http://www.arobase-ge.ch, sous «en débat» puis sous «PISA».

5. Cf. Brain Sciences Institute, A Review of the work of the Brain Science Institute covering the period 1.1.1999-31.12.2000, éd. BSI, Hawthorn Victoria, 2001, vol. 3, disponible sur: http://www.scan.swin. edu.au / percept_01.pdf.

6. Idem et Sciences Humaines, n° hors série, «1900-2000: un siècle de sciences humaines», éd. Sciences Humaines, Paris, septembre 2000.

7. Cf. Nico Hirt, «Les trois axes de la marchandisation scolaire», in Etudes marxistes n° 56, Bruxelles, mai 2001, texte disponible sur http://users. swing.be / aped/Fiches/F0073.html.

8. Gérard de Sélys, «Un rêve fou des technocrates et des industriels. L'école, grand marché du XXIe siècle», Le Monde diplomatique, juin 1998.

9. Lucienne Girardbille et Pierrette Iselin, «Les tendances de privatisation dans l'enseignement», Les services publics, Lausanne, 8 sept. 2000.

10. On trouve sur le site de swiss-science.org, organisme publiant le magazine Vision, produit de la rencontre politique des grands organismes fédéraux de l'éducation et de la science, des hautes écoles et de quelques multinationales bancaires et industrielles, sous http://www.swiss-science.org / html_f / frameset/frameset.htm, et sous News Dossiers / Les réformes de Bologne, toutes les informations sur ces accords et conventions.

11. Cf. le site http://www.avenirsuisse.ch / index.php ?id=488 et les articles de Madeleine von Holzen et de Xavier Comtesse sur le site http://www.swissup.com.

12. CDIP, «Action commune au lendemain de PISA», communiqué de presse de la CDIP du 7 mars 2002 (http://edkwww.unibe.ch / f / CDIP/Geschaefte/PISA/pisa.html)

13. Suzan George, dans Le Monde diplomatique de décembre 1997, relate l'histoire de l'ERT et montre comment, avec le socialiste français Delors, l'ERT a pris une place déterminante dans les institutions européennes.

14. Christian Morrisson, «La faisabilité politique de l'ajustement», Cahier de développement de l'OCDE, Cahier de politique économique n° 13, éd. OCDE, Paris, 1996, disponible sur le site de l'OCDE sur http:// www.oecd. org / pdf / M00005000/ M00005992.pdf.

15. Concernant l'accord AGCS, cf. le site officiel de l'OMC, sous http://www.wto.org/french/tratop_f/serv_f / 1-scdef_f.htm, et le site du Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes du Canada, sous http://www.cupw-sttp.org/pages/document_fra.php?Doc_ID=38 ; sur l'AGCS et la Suisse, voir Alessandro Pelizzari, «L'AGCS: un nouveau rendez-vous de résistance pour les mouvements sociaux», octobre 2001, Lausanne, disponible sur http://attac. org/nonewround / doc/doc18.htm

16. Cf. Conférence «Autour de l'enquête PISA», tenue à Genève, le 18 mars 2002, à la Maison des associations, en présence notamment de Mme Hguette McKluskey de l'équipe nationale suisse de PISA.

17. Cf. la présentation de PISA sur le site de l'IRDP (http://www.irdp.ch / ocde-pisa / prespisa 2.htm).

Dario Lopreno* Enseignant, membre du Syndicat des services publics, Genève.  

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